La Coupe en forêt/Chapitre 1

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 3p. 363-369).
II.  ►
LA COUPE EN FORÊT
RÉCIT D’UN JUNKER
(1854-1855)





I



Au milieu de l’hiver de 185…, une division de notre batterie fit partie d’un détachement envoyé à la grande Tchetchnia. Le soir du 14 février, apprenant que le détachement que je commandais en l’absence de l’officier était désigné pour faire partie de la colonne du lendemain pour la coupe du bois, aussitôt après avoir transmis les ordres nécessaires, je regagnai ma tente plus tôt qu’à l’ordinaire et, n’ayant pas la mauvaise habitude de la chauffer au charbon, sans me déshabiller, je me glissai dans mon lit tendu sur des rondins. J’enfonçai mon bonnet sur mes yeux, je m’enveloppai dans ma pelisse et m’endormis de ce sommeil particulier, fort et lourd, qui arrive dans les moments de trouble et d’inquiétude devant le danger. L’attente de l’affaire de demain me mettait dans cet état.

À trois heures du matin, il faisait encore tout à fait sombre, on m’enleva mon touloupe[1] échauffé et la lueur rouge d’une chandelle frappa désagréablement mes yeux endormis.

— « Veuillez vous lever, » fit une voix quelconque.

Je fermai les yeux et inconsciemment de nouveau j’étendis sur moi le touloupe et me rendormis. « Veuillez vous lever ! » répéta Dmitrï en me secouant sans pitié par l’épaule. « L’infanterie se met en route. »

Je me rappelai soudain la réalité. Je tressaillis et sautai sur mes jambes. Je bus à la hâte un verre de thé, me lavai à l’eau glacée et sortis de la tente pour me rendre au parc d’artillerie. (Endroit où se trouvent les canons). Il faisait sombre, brumeux, froid. Les bûchers de nuit qui brûlaient par-ci, par-là, dans le campement et éclairaient les figures ensommeillées des soldats couchés alentour augmentaient l’obscurité par leur lumière terne, rouge foncé. De près on entendait un ronflement régulier, tranquille, au loin, le mouvement, les conversations et le cliquetis des armes de l’infanterie qui se préparait à partir. Une odeur de fumée, de fumier, de mèche et de brouillard était répandue. Le frisson matinal secouait le dos ; les dents, involontairement, claquaient les unes contre les autres.

Seuls les ébrouements et les piétinements rares des chevaux permettaient de deviner, dans cette obscurité impénétrable, où se trouvaient les avant-trains et les caissons attelés, et par les points éclairés des mèches, on pouvait reconnaître la place des canons. Aux paroles « Avec Dieu ! » s’ébranla la première pièce, après elle le caisson roula et le détachement se mit en route. Nous tous, le bonnet soulevé, fîmes le signe de la croix.

En entrant dans l’intervalle, entre l’infanterie, le détachement s’arrêta, et pendant un quart d’heure attendit le rassemblement de toute la colonne et l’arrivée du chef.

— Il nous manque un soldat, Nikolaï Petrovitch ! — dit en s’approchant de moi une figure noire que je ne reconnus qu’à la voix ; c’était l’artificier Maximov.

— Qui ?

— Velentchouk. Quand on a attelé, il était ici, je l’ai vu et maintenant il n’y est plus.

Puisqu’il était à croire que la colonne ne pourrait se mouvoir tout de suite, nous décidâmes d’envoyer le caporal Antonov à la recherche de Velentchouk.

Peu après, devant nous, dans l’obscurité, passèrent au trot quelques cavaliers : c’était le chef et sa suite. Aussitôt, la tête de la colonne s’ébranla et se mit en marche et enfin, ce fut à notre tour, Antonov et Velentchouck n’étaient toujours pas là. Mais nous n’avions pas encore fait cent pas que les deux soldats nous rejoignaient.

— Où était-il ? — demandai-je à Antonov.

— Il dormait dans le parc.

— Quoi ! Est-il ivre ?

— Pas du tout.

— Alors, pourquoi s’est-il endormi ?

— Je ne puis le savoir.

Pendant trois heures nous avançâmes lentement en silence dans l’obscurité à travers les champs incultes, sur la neige et les buissons rabougris qui craquaient sous les roues des caissons.

Enfin, après avoir trouvé un ruisseau peu profond, mais très rapide, on nous fit arrêter, et à l’avant-garde des coups de fusil saccadés se firent entendre. Ces sons, comme toujours, causaient une excitation générale ; le détachement semblait se réveiller. Dans les rangs s’entendaient les conversations, le mouvement, les rires. Parmi les soldats, quelques-uns luttaient avec leurs camarades, d’autres sautaient d’un pied sur l’autre ; les troisièmes, pour passer le temps, mâchaient des biscuits ou s’exercaient à présenter et à poser arme. De plus, le brouillard commençait à blanchir vers l’Orient, l’humidité devenait plus sensible et les objets d’alentour peu à peu se détachaient des ténèbres. Je distinguais déjà les affûts verts et les caissons, le cuivre des canons couverts d’humidité. J’étudiais involontairement jusqu’aux moindres détails les figures de mes soldats, des chevaux bais, les rangs de l’infanterie avec leurs baïonnettes claires, les musettes à pain, les ustensiles, les marmites qu’ils portaient sur le dos.

Bientôt on nous fit avancer de nouveau, et après avoir parcouru quelques centaines de pas, on nous désigna l’endroit. À droite, on voyait la rive escarpée de la rivière sinueuse et les hauts piquets de bois du cimetière tatar. À gauche et devant nous une ligne noire s’apercevait à travers le brouillard. Le détachement sauta à bas des caissons. La huitième compagnie, qui nous servait de couverture, mit ses fusils en faisceaux et les bataillons de soldats, avec des fusils et des haches, entrèrent dans la forêt.

Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées, que de tous côtés éclataient et fumaient des bûchers. Les soldats se dispersaient, attisaient les feux avec leurs pieds et leurs mains, traînaient les branches et les troncs, et dans la forêt, résonnait sans cesse le bruit de centaines de haches et d’arbres s’abattant.

Les artilleurs, rivalisant avec les fantassins, faisaient aussi des bûchers et bien qu’ils fussent déjà si bien enflammés qu’on ne pouvait s’en approcher à deux pas et qu’une épaisse fumée noire s’échappât entre les branches gelées dont les gouttes d’eau bouillaient dans la flamme sur laquelle les hommes les entassaient, bien qu’en dessous se formât le charbon, et qu’autour du bûcher l’herbe morte devenait toute blanche ; c’était peu, pour les soldats ; ils traînaient des troncs entiers, jetaient les mauvaises herbes et attisaient les feux de plus en plus.

Quand je m’approchai du bûcher pour allumer une cigarette, Velentchouk, qui était toujours empressé, et qui, maintenant, comme un coupable se dépensait le plus de tous autour du bûcher, par excès de zèle, du milieu même, tira de sa main nue un charbon, le fit passer deux fois d’une main dans l’autre et le jeta à terre.

— Allume une branche et donne — dit l’un.

— Donnez la mèche, mes frères — fit un autre.

Quand, enfin, sans l’aide de Velentchouk, qui de nouveau voulait prendre un charbon avec ses doigts, j’allumai ma cigarette, il frotta ses doigts brûlés sur les pans de derrière de sa demi-pelisse et, probablement pour faire quelque chose, souleva un gros tronc d’érable et le lança de toutes ses forces sur le bûcher. Enfin, quand il jugea pouvoir se reposer, il s’approcha très près du bûcher, déboutonna son manteau jeté sur lui comme un caban, écarta les jambes, étendit en avant ses longs bras noirs, puis grimaça un peu de la bouche et clignant des yeux, après un court silence sans s’adresser à personne en particulier il prononça :

— Ah ! en voilà… j’ai oublié ma pipe ! En voilà un malheur, mes frères !

  1. Peiisse courte en peau d’agneau.