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Odes et PoèmesMichel Lévy frères (p. 301-304).


VIII

La Coupe

 
Amis, le temps brumeux fait les songeurs moroses !
Tout exhale l’ennui, ce soir, même ces roses ;
Des yeux les plus aimés le sourire a pâli ;
Nos pensers de ce ciel ont pris la morne teinte…
Biais venez ! Dans le vin cherchons la verve éteinte,
Et la joie, et l’espoir, compagnons de l’oubli,

Une âme est dans le vin ! un dieu d’humeur charmante
Remplit de son esprit cette pourpre écumante ;

Lui-même a teint la grappe avec son doigt vermeil ;
Au feu de ses rayons toute ombre s’évapore ;
Le vin, c’est sa lumière et sa chaleur ; l’amphore
Cache en ses flancs obscurs des gouttes de soleil.

Toi, par qui, d’une lèvre où le rire étincelle,
La chanson radieuse à plus grands flots ruisselle ;
Toi, dont ma coupe pleine atteste le pouvoir,
Je t’ai vu, le carquois sonnant sur tes épaules,
Descendre, ô dieu joyeux, sur nos coteaux des Gaules,
Et tes cheveux flotter, et les rubis pleuvoir !

Comme sous le baiser frémit un sein d’amante,
Sous tes yeux printaniers la terre au loin fermente ;
Les féconds éléments s’y combinent entre eux ;
La flamme du silex, les pleurs de la rosée
Se mêlent dans le cep ; et la sève embrasée
A gonflé les bourgeons d’un esprit généreux.

Bientôt la jeune vigne au vieil orme s’enlace ;
Le pampre offre aux amours, sous son ombre, une place,
Près du Faune enivré la Nymphe y vient le soir ;
L’été voluptueux brunit l’ardente grappe ;
Puis, buvant à deux mains le doux sang qui s’échappe,
L’automne au front pourpré danse autour du pressoir.

Nous, maintenant, tirons du sommeil et des ombres
Ce soleil enfoui, trésor pour les jours sombres,
Sève de feu qui vient réchauffer nos hivers.
Dans le cœur le plus morne, à briller toute prête,
Peut-être, avec ce vin, d’une veine secrète,
La gaîté va jaillir, sur l’heure, et les beaux vers.

Partout où la sema la nature en largesse,
Cueillons la joie, amis, germe de la sagesse ;
D’une fleur au jardin et d’une étoile aux deux,

Du chant sacré d’un maître, ou des yeux d’une belle,
De toute chose, enfin, ou divine, ou mortelle.,.
De ce cristal bleuâtre où rougit le vin vieux !

À table ! avant d’ouvrir la solennelle amphore,
Que d’habits éclatants l’amitié se décore ;
Dans le plaisir des yeux naît le charme du cœur,
Le vin vaut mieux quand l’urne est de fleurs couronnée.
Qu’en nos festins, surtout, daigne la Muse ornée
Des plus aimables dieux nous amener le chœur.

A nos graves discours que le rire entrecoupe,
Qu’Aphrodite et Pallas vident la même coupe ;
Le sage admet aussi les amours enjoués.
Amenons au banquet, charmantes entre mille,
Daphné, Glycère aux yeux d’émeraude, et Camille,
Mais que leurs noirs cheveux restent toujours noués.

Glycère chantera quelque folle élégie ;
Du toit joyeux, pourtant, chassons bien loin l’orgie,
Poètes ! nous avons la Ménade en horreur.
Des soupers effrénés les Muses sont absentes ;
Amis, ne faisons pas fuir les Grâces décentes ;
Car, après sa gaîté, le vin a sa fureur.

Dans l’excès de la coupe où nous trouvons la verve,
L’esprit s’appesantit, le corps même s’énerve ;
Un stupide sommeil gonfle la lèvre en feu.
Des hautes voluptés, nous que la soif altère,
Fils de la Muse, au vin rendons un culte austère,
Buvons-le chastement sous le regard d’un dieu.

Le poète aime mieux l’extase que l’ivresse ;
Un sévère échanson à sa table se dresse,
Il invite parfois l’amour à s’y placer ;
Mais c’est pour nous dicter ses chansons immortelles ;

Amis, qu’en nos banquets les ivresses soient telles
Qu’Elvire ou Béatrix pourraient nous les verser.

Venez ! la table est prête où l’amitié s’épanche ;
De verdoyants rameaux parons la nappe blanche,
C’est l’autel de la joie et du rire innocent ;
C’est là, dans l’abandon des longues causeries,
Qu’entre les luths d’ébène et les coupes fleuries
Le feu sacré nous touche et que l’esprit descend.

O vin ! source d’amour, nous dirons tes louanges !
Nous sommes ouvriers pour les grandes vendanges,
Nous conduisons la bêche autour des ceps divins ;
Prends-nous à ta journée, ô ma France féconde !
Toi qui, pour le salut ou la gaîté du monde,
Fais couler tour à tour ton sang et tes bons vins.

A l’œuvre, tous à l’œuvre et préparons la fête,
Bras d’acier du soldat, bouche d’or du poëte.
A l’œuvre les marteaux, les socs, les avirons !
De froment et de miel que les pains se pétrissent ;
Et vous, sculpteurs, à qui les métaux obéissent,
Ciselez dans l’or pur la coupe où nous boirons.

Gravez sur ses contours les exploits de l’épée ;
Des géants paternels chantez-nous l’épopée.
Dites leur sang versé, leurs travaux, leurs douleurs ;
Tracez-nous le tableau de l’héroïsme antique ;
Faites-nous voir, aux flancs de l’urne pacifique,
L’âge des grands combats déroulés sous des fleurs.

A ceux donc qui sont morts, soldats ou capitaines,
Pour un bonheur promis à des races lointaines,
Ce calice doit rendre un hommage éternel ;
Qu’il fasse, amis, le tour de la cité des hommes,
Et qu’enchaînés de cœur, comme ici nous le sommes,
Tous boivent à la ronde un nectar fraternel !