La Corée, indépendante, russe, ou japonaise/Partie II/Chapitre VII


VII

PRATIQUES RELIGIEUSES CORÉENNES
SUPERSTITIONS



La conséquence est que le bas peuple, malgré les efforts des missionnaires, reste chamaniste et continue à écarter les mauvais esprits en plantant des pieux à tête d’homme, entourés de canards de bois embrochés sur des perches, à l’entrée des villages. Les classes éclairées pratiquent le culte ancestral, et chaque maison aisée ou riche a, comme en Chine, son autel domestique et ses tablettes familiales. Sans préjudice des sorcières, dont j’ai vu deux types. L’un, une jeune et fort jolie femme, blanche comme une Européenne, avec des cheveux noirs, des yeux et des dents magnifiques, dansait et voltait en jouant avec un éventail et chantant comme une « geisha » de Kyoto. L’autre, vieille, squalide, vraie chevaucheuse de balai, assise, assénait à tours de bras, sur un tambour, des ponctuations aussi effroyables que ses oracles et la voix de pythonisse qu’elle tirait de je ne sais où. La première, la Mlle Lenormand du lieu, habitait hors ville, le long du rempart, près de la Petite Porte Est. Clientèle élégante, féminine entièrement, qu’elle faisait sourire plutôt que pleurer et qu’elle intéressait assez pour que personne ne songeât à cacher des traits en général jolis et d’expression très douce, aux regards d’un blanc. Une pile notable de plats et de friandises, une sébile pleine de piécettes d’argent, complétaient la démonstration. L’autre épouvantait son monde de pauvresses, qui pleuraient et sanglotaient lamentablement, les mains chargées de soucoupes de riz, trop petites, sans doute, pour apitoyer le destin… Elle opérait juste à la Porte du Cercle Diplomatique et Consulaire.

Peu de chrétiens, fort peu ; 22 000, paraît-il, pour une population évaluée à 10 millions et demi par le gouvernement, de 16 à 18 millions par M. Varat, et à 7 millions par les mandarins chinois.

Le nombre des hommes excède, suivant la dernière source, de plus de 200 000 le nombre des femmes. Les droits et les devoirs de l’un et de l’autre sexe portent encore l’empreinte, mais bien effacée, de la législation édictée par le fameux Ki-Tza, les Huit Fondamentaux.


Ki-Tsa. — Les Huit Lois Fondamentales.


Ce personnage, vénéré des Coréens comme le fondateur de leur État, est né en Chine, sous le gouvernement de la dynastie Chou, et portait dans son pays le nom de Cha-So-Yo.

Il dut s’expatrier à la suite d’aventures analogues au type connu de toutes les épreuves subies par les Sages orientaux.

Il crut son devoir de faire des remontrances au dernier Empereur de la dynastie Chou, tyran lascif et sanguinaire, et, pour éviter sa vengeance, dut contrefaire la folie.

Dans la suite, un usurpateur, Mou-Ouang, souleva la population et réduisit le tyran à mourir comme Sardanapale. Possesseur du trône, Mou-Ouang sachant que Cha-So-Yo connaissait, avec les Neuf Grandes Lois, le secret du meilleur gouvernement, se rendit auprès de lui, pour les apprendre de sa bouche. Il n’obtint qu’un refus. Mais Cha-So-Yo prouva qu’il était un sage en se ménageant le moyen de s’éloigner. Il demanda et obtint la permission de partir, à la recherche d’un royaume, vers les régions où le soleil se lève, et reçut le titre féodal de Ki (vicomte suivant les uns, comte ou duc suivant d’autres), qui le rattachait à la Chine.

La tradition veut qu’il ait emmené 55 000 compagnons, médecins, maîtres scientifiques, mécaniciens, marchands, devins et magiciens. En outre, dans cette émigration qui nous fait penser moins à la conquête normande de l’Angleterre, qu’à l’expédition d’Égypte, Cha-So-Yo emporta les livres des Odes, de l’Histoire, des Rites et de la Musique.


Confucius avait dit : « Il est doux de vivre parmi les Neuf Nations Barbares ». Cependant, Cha-So-Yo trouva le pays dans lequel il débarqua dénué de toute civilisation, de toute religion, de tout système de morale. Les habitants se vêtaient des végétaux fibreux qui croissaient au flanc des collines ; se nourrissaient de pêche et de chasse ; dormaient en plein air pendant l’été, et l’hiver dans des trous qu’ils creusaient en terre. C’était le pays que l’Empereur appela Cho-sen, et que nous nommons Corée.

Ki-Tza (il faut lui donner maintenant son nom coréen) fit débroussailler, défricher, labourer et planter des saules Puis il institua huit lois, fameuses, aujourd’hui encore, en Corée, sous le nom de Lois Fondamentales.


1o Agriculture. Les hommes doivent travailler aux champs. — J’ai pu voir que, depuis, ce devoir a été étendu aux femmes.

2o Les femmes doivent tisser. — J’ai pu vérifier que ce soin leur incombe encore exclusivement.

3o Les biens des gens coupables d’un vol seront confisqués.

4o Les meurtriers seront punis de mort.

5o Choung-choun-pop. C’est le nom d’un caractère qu’il désigne et en même temps de la loi du partage des terres[1].

Dans chaque village, on le figurait par une opération de piquetage, et les terres se trouvaient ainsi partagées en neuf lots. Les trois compris entre les barres verticales étaient la propriété de l’État et devaient être cultivés par tous, au profit de tous. Les six extérieurs aux traits droits et déterminés par les deux horizontaux, étaient attribués à des familles particulières qui en tiraient profit pour leur propre usage. (Peut-être refaisait-on le tracé du Choung-choun-pop dans chacune des six divisions à droite et à gauche des bâtons verticaux ?)

6o Modestie.

7o Mariage.

8o Esclavage. Tous hommes, toutes femmes qui auront commis un vol, seront réduits en esclavage. Tout esclave pourra racheter sa liberté en payant 50 000 cash (équivalent coréen de la sapèque). Mais il restera noté d’infamie et ne pourra jamais contracter mariage avec un homme ou une femme de condition honorable.

Ces réformes transformèrent la population. La douceur et la civilité des Coréens devinrent célèbres. Les vagabonds, les pillards disparurent du pays. Comme dans la Normandie de Robert le Diable, personne ne s’appropriait les objets perdus.


En dehors de ces huit lois, Ki-Tza fil adopter aux Coréens, les Odes, l’Histoire, les Rites et la Musique de la Chine, elles imprégna ainsi profondément d’éléments chinois. Mais il n’est pas douteux que les Huit Lois Fondamentales, véritable abrégé d’économie sociale et politique, n’existent pas dans les classiques chinois, et sont une œuvre absolument originale.

Cela ne signifie ni n’implique que Ki-Tza a réellement existé. Beaucoup de Coréens y croient, mais d’autres paraissent n’y voir qu’un personnage mythique, résumant sous une forme aisément perceptible les transformations qui résultèrent de l’invasion chinoise.

Mais cela laisse intacte l’originalité des Huit Lois Fondamentales, que, faute de mieux, on est obligé de laisser à Ki-Tza.

La cinquième loi, Choung-choun-pop, fut renouvelée 800 ans après la mort de celui-ci, et on procéda à un nouveau partage des terres. Les autres lois subsistent encore plus ou moins, surtout l’obligation du mariage, de la modestie, pour les femmes, et l’assujétissement de celles-ci au tissage.


La dynastie issue de Ki-Tza aurait duré 929 ans, jusqu’à une invasion sur laquelle ou n’a pu me donner que de vagues éclaircissements, mais qui fut probablement due à quelque horde mongole.

Le fin de la vie de ce fondateur ne pouvait être que mystérieuse. La légende lui attribue une durée de quatre-vingt-treize ans, sans préciser s’il mourut en Chine ou au retour d’un dernier voyage qu’il y aurait fait. On croit généralement qu’il fut enlevé au ciel. L’emplacement de son tombeau est inconnu. On dut se contenter d’élever un autel et de creuser un puits sur une colline des environs de Pyng-Yang où on avait retrouvé ses souliers.

La fabrication est évidente et assez maladroite.

Ki-Tza avait pénétré en Corée par le Ta-tong et avait fondé sur ses rives la ville de Pyng-Yang (Phyöng-Yang en coréen) où le tracé presque régulier des rues, en lignes parallèles au fleuve, coupées de perpendiculaires, offre l’épreuve la plus nette du style chinois, fondé sur les calculs de géomancie et les indications de la boussole[2].

La tradition de cette montée au ciel est certainement fort ancienne. Quand le chogoun Yedeyoshi envahit la Corée (1592-1598), les Japonais détruisirent l’autel et comblèrent le puits. Quand les Chinois eurent chassé les Japonais du pays, les habitants s’empressèrent de nettoyer le puits et de rassembler à l’aide de barres de fer les pierres éparses sur le sol.

En 1889, le frère de la reine, Min-Young-Yon, gouverneur de la province de Pyng-Yang, imposa une souscription à ses administrés pour rebâtir le monument, et les taxa à raison de 340 cash ou 20 sen par maison. Il ne rencontra aucune opposition. Mais, le 15 septembre 1894, les soldats du maréchal Yamagata se firent un pieux devoir d’imiter ceux de Yedeyoshi, et le monument de Ki-Tza disparut dans la tempête qui emporta la suzeraineté de la Chine et tout le passé de la Corée.

SÉOUL. — QUARTIER SUD-EST DE LA VILLE.

  1. Ce caractère est formé de deux barres, analogues aux deux côtés non parallèles d’un trapèze, coupées par deux horizontales en trois tronçons égaux, qui déterminent neuf surfaces inégales.
  2. Ceci fait penser aux cérémonies augurales, à l’établissement du templum découpé dans le ciel par le bâton blanc de l’augure et à la projection sur le sol des directions Cardo et Decumanus.