La Corée, indépendante, russe, ou japonaise/Partie II/Chapitre V


V

LES RUES DE SÉOUL. — LA POPULATION
VIE PRIVÉE ET PUBLIQUE. — LES « YANG BAN »
LES MARCHANDS ET LEURS GHILDES
ASSOCIATIONS DIVERSES



Les monuments de Séoul sont donc rares. Il n’est pas probable que leur renommée attire jamais les « globe-trotters ». Heureusement, la capitale coréenne renferme autre chose que des beautés décrites et classées dans les « guides » où les Anglais, Américains et Australiens des « tours » trouvent leur fourniture de goût et d’esthétique. Ses rues, ses maisons, sa population, l’ensemble des lois ou usages auxquels celle-ci conforme sa vie publique et privée, sont un sujet d’observation extrêmement intéressant.

Même quand on a vécu pendant plusieurs semaines dans une province chinoise écartée comme le Chang-tong, tout paraît nouveau et surprenant. On n’a pourtant pas du tout la sensation d’un milieu original. Mais, si mille analogies frappantes ne laissent pas oublier l’ancien maître chinois, invisible aujourd’hui quoique toujours présent, mille détails dénoncent un effort d’adaptation intelligente et raisonnée, auquel ont succédé, il y a plusieurs siècles, une nonchalance et un abandon désastreux. Mis en valeur par leur étroit voisinage, ces contrastes forment un tableau certainement unique au monde.

FEMME CORÉENNE.

Le premier trait qui se détache est le costume même des gens qui fourmillent dans les rues. Habit et chapeau vaudraient, à eux seuls, qu’on se dérangeât pour venir les admirer sur place, et Sganarelle aurait ample matière pour le chapitre dont il enrichissait Hippocrate ! Chaque classe sociale, chaque acte de la vie, chaque division de la journée pour ainsi dire, est distinguée par un couvre-chef spécial. Sans parler ni des enfants, qui vont nu-tête, le dos de leur habit graissé par le va-et-vient de leur natte pendante, ni des éphèbes, qui portent jusqu’au mariage leurs cheveux divisés par une raie médiane, ni des femmes, qui, toutes uniformément, ont un petit bonnet de police en drap noir, bordé de fourrure noire, et agrémenté sur le devant d’un petit gland de soie rouge et or.

Une fois homme, c’est-à-dire marié, le Coréen a toujours ses cheveux retroussés en un nœud sur le haut de la tête. Peut-être les peigne-t-il ? Mais à coup sûr il ne les coupe pas. Ils sont maintenus par un serre-tête en crin, très semblable, comme texture, à ce que nos couturières appellent de la mousseline raide. Ceci est commun à tout le monde sans aucune exception. Mais après, la variété commence. Les lettrés, « yang-ban » et grands personnages, jusqu’au roi, échafaudent là-dessus un bonnet, également de crin très fin, en cône tronqué et amputé de la moitié de sa surface latérale antérieure. Ces deux plates-formes sont accotées de deux languettes de même matière, plus ou moins larges et rapprochées de la tête, suivant le rang du porteur. Dans les classes inférieures, on emploie le bambou, et les ailettes sont supprimées. Pour sortir, on juche sur cet édifice une faîtière composée d’un rebord plat et rond, large d’environ 10 centimètres, surmonté d’un tronc de cône haut de 15 à 20. Le tout en crin ou en brindilles de bambou. Vient-il à pleuvoir ? Immédiatement ce précieux objet est recouvert d’un éteignoir fait de papier huilé. Le tout est maintenu en équilibre par un fort ruban qu’attache derrière l’oreille un morceau de jade, de cornaline, de corail rouge ou d’ambre, suivant le rang et la fortune. Les paysans portent des coiffures que je ne puis mieux comparer qu’à une vannette sous laquelle leurs épaules et leur tête disparaissent. En deuil, le malheureux Coréen est encore condamné à aggraver ses regrets par le port d’une campanule en jonc, qui le dérobe aux yeux de ses contemporains jusqu’au creux de l’estomac. Les soldats portent un feutre rond, comme ceux de nos Bretons, mais agrémenté d’une tresse étroite de laine ronge dont les bouts pendent derrière la tête ! Leurs officiers se distinguent par une jugulaire de gros grains d’ambre et une large touffe de plumes multicolores !

MANDARIN CORÉEN.

Si du chapeau nous passons à l’habit, l’étonnement augmente. Tous ces gens qui marchent lentement, lourdement, balancés comme une hourque hollandaise par le roulis, sont habillés d’étoffes blanches, luisantes comme si elles avaient été repassées au borax… Les deux sexes portent un ample pantalon serré aux chevilles et montant jusque sous les aisselles ; par-dessus, un gilet court comme une brassière d’enfant. Les femmes y ajoutent une ou plusieurs jupes rondes, sans volants ni plis, qui descendent entre le genou et la cheville. Autrefois, elles ne sortaient que la nuit. Mais depuis l’invasion japonaise, dans les classes inférieures et moyennes, elles ont commencé à circuler pendant la journée. Elles s’enveloppent alors d’une mante verte, jetée sur leur tête, dont les deux manches pendent devant elles. L’homme blanc leur fait peur, et il faut voir avec quelle hâte craintive, celles qu’on devine jeunes et sveltes sous les sacs qui les empaquètent, se glissent le long des maisons en serrant sur leur figure ce voile bizarre, dont la fente ne laisse voir alors qu’un œil noir, grand, doux, sous un sourcil noir, une paupière blanche,… qui donne envie de s’assurer si les deux yeux sont pareils. — Les vieilles ont peur aussi ; mais elles s’enfuient en regardant, et c’est dommage. On comprend alors la croyance au mauvais œil.

Les hommes portent deux surtouts blancs superposés, tout à fait semblables aux « douillettes » de nos prêtres. Seulement, les « Yang-ban » recouvrent le blanc d’un noir ; et certains fonctionnaires du Palais et des Ministères remplacent ce noir par un vêtement couleur lie-de-vin très foncée.

Les hommes sont généralement grands, solidement charpentés et bien proportionnés. Leur peau est plutôt cuivrée que jaune ; leurs yeux sont noirs, beaucoup plus rapprochés de l’horizontale que ceux des Japonais. Brachycéphales, réguliers dans leur profil, ils contrastent étrangement avec ces derniers, dont les chevelures hérissées accentuent la forme pointue du crâne, et qui sont si souvent affligés de prognathisme.

La Coréenne est plus petite, mais néanmoins aussi supérieure comme force physique à la Japonaise que le Coréen l’est au Japonais. De toutes les populations jaunes, la Coréenne est certainement celle qui est le moins éloignée du type blanc. On ne le voit pas immédiatement, tant on est surpris par le spectacle de ce fourmillement de fantômes, et obsédé par tous les pourquoi qu’ils suggèrent. La seule explication plausible est que ces anomalies, dans un climat où elles détonnent si fort, sont une de ces traditions dont les origines sont oubliées… Après tout, une consigne s’exécute et ne se comprend pas, disait feu Abner, Et quelle tradition pourrions-nous bien invoquer, nous, pour nous faire pardonner le corset, la crinoline et le chapeau à haute forme ?

Ici, on peut à loisir ratiociner et philosopher, même à cheval. Impossible de trotter au milieu de cette foule, placidement cahotée sur des sabots à pointe aiguë et relevée, comme ceux de Polichinelle, et portés sur deux gros supports qui calent en moyenne 30 centimètres de boue. C’est le modèle, mais, tout, à fait pratique, des « getas » des Japonais qui elles ne garantissent aucunement le pied de l’humidité et du froid. Cela n’empêche pas d’ailleurs leurs propriétaires de les porter ici,… quand ils ne préfèrent pas marcher pieds nus.

Pourtant c’est un problème. Les rues de Séoul sont toutes, et toute la journée, pleines de passants ou de flâneurs ; aucun soupçon de cailloutage ou de pavage, même avec des briques. Le terrain, formé d’un granit pulvérulent, broyé constamment par les pilons qui supportent les sabots, est matelassé d’une épaisse couche de poussière, que personne ne songe à diminuer, et qu’enrichissent, au contraire, quotidiennement, tous les poneys, baudets, bœufs qui y passent par centaines. À la moindre pluie, les voies deviennent des fondrières pestilentielles. Au dégel, quand la neige, en fondant, laisse à découvert tous les résidus de vie organique insouciamment jetés hors des maisons, les rues les plus pauvres deviennent des foyers d’infection et même d’épidémie. L’été, malgré la lourdeur de la poussière, le moindre vent roule les particules terreuses en tourbillons qui rendent la marche impraticable.

Heureusement pour moi, j’arrivais au moment du dégel. En me bouchant soigneusement le nez, en restant à cheval et en laissant ma bête, habituée probablement de vieille date, pousser doucement du nez les gens qui ne l’entendaient pas patauger dans la fange et les faire céder la place, j’avais quelque raison d’espérer arriver, sans dangereuse avarie, au but de ma course.

Mêmes désagréments dans les quatre grandes rues qui relient les portes principales à la Grosse Cloche. Elles sont étroites, irrégulières et tortueuses aux environs des remparts, et ne redressent leur tracé que dans le voisinage des Palais Vieux et Neuf et de la Grosse Cloche. Alors elles deviennent larges comme la place de l’Opéra et prennent vraiment grand air. Seulement les encombrements déjà décrits les rendent peu praticables. Ajoutons les réserves de boue de certaines dépressions, très fréquentes, et il ne reste plus, au milieu de cet espace, grand comme un Polygone, qu’un sentier sinueux accidenté et très mal commode.

Tel qu’il est, cependant, on le regrette vivement, dès qu’on doit se rendre à un endroit de la ville qui n’est ni la Grosse Cloche, ni la Pagode de Marbre, ni l’un des Palais Royaux, ni l’une des Grandes Portes. Il faut s’engager dans le labyrinthe des ruelles qui s’enchevêtrent l’une dans l’autre comme des écheveaux sous les pattes d’un chat. On gagne la migraine en cherchant des points de repère pour se rendre compte de la distance, et au besoin retrouver son chemin.

Par moments, on tourne presque sur place : autour du Palais des Commissaires Chinois par exemple. On traverse des places étroites qui ont l’air des cours malpropres de fermes mal tenues, Coupées de fossés pleins d’un liquide dont l’odeur affirme la nature, et franchis par une simple planche que rien ne maintient en lieu fixe, encombrées de tas de fumier et de gadoues, de bandes d’enfants de six à seize ans, vêtus d’habits roses, verts, rouges, cirés par un trop long usage, et jouant au bouchon, à la bloquette, à pile ou face, avec des sapèques, sous l’œil bienveillant d’hommes béatement oisifs, leur longue pipe à la bouche et perchés sur leurs sabots-échasses, ces places servent de dégagement à des huttes sordides, noires de la fumée qu’elles exhalent par toutes leurs brèches, sous les plaques de fer-blanc, de tôle mince, de nattes de jonc, de toile à sacs, de papier dont on a tenté de les aveugler. On se croirait dans un de ces coins perdus de la banlieue de Paris où les maisons en carreaux de plâtre poussent, comme des champignons, à quelques pas de dépotoirs, et que les saltimbanques élisent pour domicile temporaire.

Dans les ruelles, la sente praticable serpente capricieusement autour des trous pleins de boue. Tantôt elle tient le milieu, tantôt elle côtoie de si près les maisons que les passants se cramponnent l’un à l’autre pour se croiser sans tremper leurs pantalons blancs dans l’ordure. Vingt fois, un cavalier doit se coucher littéralement sur le cou de son cheval, pendant que devant lui, bon gré, mal gré, tout venant doit se réfugier dans quelque boutique ou allée de maison.

Ces boutiques sont de simples étalages faits sur des planches et des tréteaux. Ni carrelage, ni parquets, ni même aire battue : la terre telle quelle, avec tous les accidents, exagérés, d’un relief géographique.

SÉOUL. — LE COMMISSARIAT DE FRANCE.

Pour fermeture, un volet de bois soutenu en toiture horizontale par des perches pendante le jour. À cheval on peut s’y casser la tête ; en chaise à porteurs, ou le dôme du véhicule ou l’édifice du marchand est plus ou moins endommagé. Et trop souvent encore on ne peut pas, même à ce prix, éviter le bourbier ; quand il a plu au propriétaire coréen de border sa maison d’un fossé, où stagnent tous les résidus possibles de la vie animale et humaine. Aucun dédommagement dans des enseignes en beaux caractères, des pièces de bois sculptées ou de curieuses céramiques comme au Japon et en Chine. Il n’y a qu’à passer bien vite, en regrettant de n’être pas enrhumé du cerveau. Car, à côté de chaque porte, saillant sur la paroi comme une échauguette, est un petit édifice, qui, fort heureusement encore, ne peut être ouvert que de l’intérieur de l’habitation…

De ces maisons elles-mêmes, rien à dire, sinon qu’elles sont faites de pierres ou de galets serrés dans un filet en cordelettes de paille. Une sorte de mortier grossier coulé dans les intervalles et mastiqué sur les joints en fait quelque chose qui rappelle nos blocs artificiels. (Les Japonais emploient ce procédé pour établir des épis sur les rives de leurs torrents qui, sans cela, fileraient, par larges bancs, dans les eaux sauvages.)

Peu, très peu de pierres de taille et de grosses pièces de charpente, en dehors des Palais, des miradors des Grandes Portes, de l’enclos de la Grande Cloche et des échafaudages de la cathédrale… Tout cela a dû être amené de loin à grands frais. Un bloc, taillé, du volume de ceux qui composent les murs (80 centimètres de long, 30 de large), coûte à la carrière, 3 piastres, et transporté à Séoul, juste le double ; soit au change actuel (2,70) 16 fr. 20 ! Le bois est encore plus cher. La construction du Palais d’Été, avec ses troncs de pyramide carrée, monolithes, sa toiture, ses aménagements, le quai du bassin qui l’entoure, les murs, les ponts, le dallage, etc., a épuisé les finances coréennes pour vingt ans, comme nous l’avons dit, et très certainement il ne serait pas possible, aujourd’hui, de réparer solidement, en matériaux analogues, une partie ruinée des anciens remparts.

La nuit, aucun service public n’éclaire ce dangereux labyrinthe, si la lune n’y pourvoit. Aussi, les Coréens bornent-ils leur flânerie au pas de leur porte ou à son voisinage immédiat. Ils ne s’aventurent loin qu’en cas de nécessité et se munissent alors de grosses lanternes de papier, toutes rondes, qu’ils portent pendues à de flexibles tigelles de bambou. Sur leurs silhouettes blanches, le balancement de la marche promène en brusques et capricieux zigzags, comme le feu follet d’un farfadet, le faisceau lumineux qui ondule du même mouvement devant eux. Ils évoquent aussitôt toutes les vieilles terreurs paysannes : les loups-garous, les Korigans des landes bretonnes, dans l’imprécision des lignes de ce décor où les toitures ternes, presque couleur de terre, allongent, dans l’obscurité, les tumuli bombés d’un colossal cimetière.

Pendant mon séjour à Séoul, j’ai pu prendre chaque soir cette impression en revenant de chez M. Lefèvre au consulat de France, derrière la bulle de lumière insoucieusement ballottée au bout du bras du grand et lourd Kisso (à la fois portier, appariteur et Kairas du commissaire-consul).