La Corée, indépendante, russe, ou japonaise/Partie I/Chapitre III


III

LA FAMILLE ROYALE



Les membres de la famille royale jouaient, en effet, depuis trente ans, une tragédie que les factions locales et les intrigues de l’étranger avaient nouée en un nœud tellement inextricable que tout le monde finit par en appeler au sabre.

Les antiques horreurs des Atrides revivent dans les crimes accumulés pendant trente ans par le roi Li-Hsi, sa femme, la reine Taou-Lang-Dao, et son père Li-Hsia-Ying, plus connu sous le nom de Taï-Ouen-Koun.

La cause en est la soif du pouvoir et l’absence d’une loi successorale en Corée.

Vers 1830, le prince héritier du trône, Li-Ying, mourut du vivant de son père, laissant trois enfants : Li-Houan, Li-Ping et Li-Hsia-Ying.

L’aîné, Li-Houan, substitué tout naturellement, fut intronisé à la mort de son grand-père, et sa grand’mère, Chao, fut créée reine douairière. Il mourut sans enfants. En vertu du même droit et par le même procédé, le plus âgé de ses deux frères, Li-Ping, fut appelé à lui succéder.

Mais quand, à son tour, il disparut, sans laisser non plus aucun héritier direct, la couronne ne fut pas attribuée, comme elle aurait dû l’être, en vertu des précédents, au dernier des trois frères, à Li-Hsia-Ying.

Une intrigue de palais, assez semblable à celle qui, en 1874, mit sur le trône de Chine l’empereur Kouang-Sou, fut ourdie par la vieille reine Chao. Elle écarta Li-Hsia-Ying dont elle redoutait la cruauté et surtout la décision impérieuse, incapable de tout partage d’autorité, et fit proclamer le propre fils de celui-ci, Mong-Pok I, âgé de douze ans. La vieille douairière l’adopta, pour lui donner légalement la qualité d’oncle de son père et, par suite, un droit successoral incontestable (1864). La Chine ratifia ce coup d’État et investit le nouveau roi en lui donnant le nom de Li-Hsi.

Mais Li-Hsia-Ying, membre du Conseil de régence, ne tarda pas à l’absorber et à saisir le pouvoir avec le titre de Taï-Ouen-Koun (président de la cour suprême), bientôt fameux et complètement substitué à son véritable nom, aujourd’hui oublié (1864).

À ce moment, les blancs forçaient en Chine et au Japon les portes du monde jaune et troublaient profondément ces deux vieux empires, surtout le dernier.

Le Taï-Ouen-Koun crut comprendre qu’ils expiaient des concessions imprudentes, et, pour enlever d’avance aux Européens tout moyen d’intervenir en Corée, sous prétexte de protéger les chrétiens, il ordonna de rechercher exactement ceux-ci et de les mettre tous à mort (1865) !

LE ROI LI-HSI.

Et cet homme, doué d’une grande intelligence, d’une volonté puissante, mais d’une insensibilité de jaune, continua à marcher en aveugle brutal et féroce, au milieu d’obstacles que son œil inexercé ne percevait pas, ignorant profondément et le monde occidental et les exigences impitoyables qu’il impose à l’âge actuel sur toute la terre. Aiguillonné par une ambition que la vieillesse et l’approche de la mort exaspéraient jusqu’à la frénésie, après s’être couvert du sang des chrétiens innocents pour écarter les ingérences des étrangers, il alla lui-même demander secours aux plus dangereux d’entre eux, les Japonais. Il obtint leur complicité dans des crimes abominables, contre nature, et, capable, peut-être, de sauver son pays dans d’autres temps, fissura l’asservissement, aujourd’hui inévitable, de la pauvre Corée.

LA REINE DE CORÉE.

Li-Hsi ne lui aurait probablement jamais repris le sceptre, qu’il maniait rudement, comme la houlette des primitifs pasteurs de peuples. Mais en 1872 il épousa une femme appartenant à la famille Min, la première du royaume, noble, même en Chine, comme alliée à la dynastie antérieure à celle qui règne actuellement.

Ainsi qu’il arrive souvent dans les pays où la femme est cloîtrée dans le sérail et subit la polygamie, la reine Min prit tout de suite un immense ascendant sur son mari. Elle le virilisa, l’arracha à sa torpeur. Si bien, qu’il remercia son père des services qu’il lui rendait depuis huit ans et prit possession du pouvoir (1872). Mais, visiblement, il n’était qu’une ombre insignifiante, un roi fainéant, et la reine gouvernait, active et vigilante, vraiment « la reine », la maîtresse pièce de l’échiquier coréen.

Immédiatement le Taï-Ouen-Koun se mit à la tête du parti anti-réformiste, anti-étranger, contre sa bru et son fils qui, mieux inspirés, se montraient ouverts au progrès et raisonnablement favorables aux étrangers. Ce trait du caractère de la reine est, j’ai pu l’observer, commun à nombre de Coréennes qui, naturellement curieuses et avides de nouveautés, sympathisent d’autant mieux avec les mœurs européennes que celles-ci comportent l’affranchissement complet de la femme.

LE TAÏ-OUEN-KOUN.

Devenue mère d’un fils, mais toujours ermite dans le Royaume Ermite, du fond du sérail, la reine entourée de traîtres, d’embûches de toutes sortes, défendit contre le Taï-Ouen-Koun, l’homme « au cœur de pierre et aux entrailles d’airain », le trône de son mari et de son fils, son propre pouvoir occulte, comme une louve défend ses petits. Elle fit face à tout, et déploya, avec une intelligence et une volonté supérieures, une souplesse infatigable et une énergie qui firent fatalement défaut à son piteux époux. La renommée lui prêta d’effroyables cruautés.

Malgré la loi et les coutumes, elle n’acceptait pas de partager son mari. Elle ignorait ses fantaisies brèves pour quelque « pyng yang girl » (danseuse du corps de ballet royal). Mais malheur à toute dame de la cour qui avait inspiré un attachement plus solide au roi ! Mainte rivale a péri dans quelque arrière-cour sombre et muette du Palais Neuf, parfois avec des tourments d’une barbarie raffinée, digne seulement d’une femme jalouse ou d’un inquisiteur.

Une cependant, Mme Chang, qui avait donné au roi un fils, aussi intelligent, dit-on, que le prince héritier est borné, put s’enfuir et sauver son enfant, grâce à la connivence intéressée du roi, du Taï-Ouen-Koun et des Japonais. Ceux-ci ont fait publier l’aventure, et nombre d’autres pamphlets venimeux, dans un des journaux anglais de Yokohama.

LE ROI DE CORÉE ET SON FILS.

Une pareille situation était on ne peut plus favorable à leurs entreprises. Émancipés du régime féodal depuis la chute du dernier Chogoun, en décembre 1867 (ère de Meidji), en train de se constituer à l’européenne, de se mettre en mesure de chasser de chez eux les étrangers, ils voyaient dans les troubles de la Corée le moyen de fonder contre eux une puissante domination asiatique aux dépens de l’ennemi héréditaire, de la Chine.