V

Ses premiers cris poussés, ses premiers cris écrits, Bernard souhaita l’action.

La Guerre Civile durait depuis trois mois, elle avait cinq cents abonnés et huit cents acheteurs au numéro, trois maisons d’éditions lui donnaient de la publicité : c’était beaucoup, c’était un succès, mais on ne pouvait pas dire que ce fût un bouleversement historique de la pensée française. Parler de la colère ou de la dépréciation des valeurs ou des ruses de la Raison bourgeoise, Rosenthal s’en fût sans doute contenté si ces discours avaient entraîné des poursuites, mais avec cette liberté absurde de la presse, le Procureur de la République ne bougeait toujours pas : il était impossible de prendre pour un geste l’exercice de la philosophie.

Le printemps allait arriver. On venait de traverser des mois sévères, mais les glaces fondaient, l’hiver mourait dans les averses ; on avait envie de se lever tôt, les jours allongeaient comme ces plantes qu’on voit grandir, se déplier en tremblant sur l’écran des cinémas. Rue de la Paix, les midinettes sortaient en bandes et traversaient la place Vendôme et la rue de Rivoli en se donnant le bras. De temps en temps, il faisait beau, comme si des journées d’été, d’automne ou du dernier printemps qui, étouffées par la pluie, par un orage, n’avaient pas fait leur apparition des mois plus tôt, versaient leur chaleur sur des mains encore engourdies, des lèvres encore gercées. Il y avait encore des gelées blanches sur les pelouses du Luxembourg, mais entre deux giboulées, on retrouvait le ciel.

À part ce printemps qui montait, c’était une mauvaise époque pour des jeunes gens impatients. Les choses avaient l’air en général de se calmer, dans l’économie, dans la politique. Il y eut un moment où l’histoire de l’Europe parut étale comme la mer en temps de morte eau, où on oublia la guerre et la paix, la Ruhr, le Maroc et la Chine. La saison de Deauville ne fut jamais plus brillante que cette année-là et on en reparlait encore pendant l’été trente-sept qui ne fut pourtant pas mal au point de vue courses et casinos. Chez les parents de Rosenthal, des dames qui avaient eu leur belle époque vers la mobilisation qui n’est pas la guerre disaient :

— Vous ne trouvez pas, chère amie, que ce printemps a comme un petit goût d’avant-guerre ?

Il ne se passait en effet pas grand’chose. L’Affaire de la Gazette du Franc amusait plutôt le monde, le président Poincaré avait des majorités de cent voix, avec le pacte Briand-Kellogg, on allait peut-être se sentir un peu tranquilles. Il y avait bien quelques grèves, mais Halluin et le textile du Nord étaient loin, et la grève des taxis était en somme bien agréable pour les voitures privées qui pouvaient enfin circuler dans Paris. On se serait peut-être ému des trente morts de l’Armée du Rhin au mois de mars. Comme c’est affreux, ces épidémies qui fauchent à la saison des giboulées les petits soldats dans des pays lointains, moins lointains que l’Indochine ou que Madagascar, mais tout de même bien loin des mères ! Là-dessus le maréchal Foch était mort, le même mois que les soldats de l’Armée du Rhin auxquels on avait un peu moins pensé. Quelle occasion d’aller faire la queue au bout de la rue de Grenelle, en plein faubourg Saint-Germain, avec des Anglais, des nurses du Champ-de-Mars, de vieilles dames et des prêtres pour voir à quoi ressemble le deuil des familles illustres, et les vieux maréchaux vainqueurs s’établir dans la mort avec leur mentonnière ! Mais en avril, quand des soldats fraternisèrent dans le Gard avec les mineurs en grève qu’ils avaient pourtant pour consigne d’écarter des puits, les gens en eurent par-dessus la tête de toutes ces histoires de militaires où il n’y avait vraiment que les maréchaux de possible, et encore. Enfin, les dames se sentaient rassurées, c’étaient les mêmes qui devaient parler quelques années plus tard de l’avant-crise comme elles avaient parlé en vingt-huit de l’avant-guerre et à qui l’on entendait dire dans les salons qu’à la dernière guerre on leur avait pris leurs fils et que pour la France passe encore, mais qu’à la prochaine guerre on leur prendrait aussi leur argent : elles avaient besoin d’être tranquillisées. Heureusement, le préfet Chiappe montra cette année-là qu’avec lui l’ordre ne risquait rien et on se dit qu’après le 1er mai et le 1er août, les communistes en avaient pour longtemps avant d’avoir pansé toutes leurs blessures.

Un soir, vers la fin du mois de mars, rue d’Ulm, Rosenthal s’écria que la Révolution exigeait d’eux beaucoup plus que des articles.

— On écrit, dit-il, et on croit que la Révolution est faite. On tombe, — nous tombons — dans les fantaisies post-révolutionnaires. Vous êtes satisfaits ? Oui ou non ? Vous ne dites rien ? La confiance dans la révolution ne se mesure qu’aux sacrifices qu’on lui fait et aux risques qu’on court pour elle…

— C’est à peu près ce que j’ai toujours eu l’honneur de te dire, répondit Laforgue.

Le lendemain, Bloyé dit à Laforgue :

— Voilà quatre mois que la revue dure, c’est bien long… Rosenthal doit avoir des idées de derrière la tête. On lui voit cette satisfaction hypocrite des hommes qui font des plans…

— Oui, dit Laforgue. Il se chante sournoisement une nouvelle chanson.

Ses amis attendaient pourtant : ils connaissaient son goût du mystère, des coups de théâtre, ils ne l’interrogeaient pas.