IV

À la mi-novembre, les interminables vacances en famille terminées, la Guerre Civile parut, avec la mitrailleuse de Pluvinage, qu’ils avaient finalement adoptée, noire sur la couverture bleue. Ils étaient tous assez fiers d’eux-mêmes à cause de leur nom en capitales dans le sommaire, et de la mitrailleuse de Serge.

Des gens s’abonnèrent ; ils reçurent au bureau de la rédaction, qu’ils avaient installé dans une petite boutique humide et sombre, avec des lampes électriques toute la journée, rue des Fossés-Saint-Jacques, des lettres enthousiastes écrites par des étudiants de Dijon et de Caen ou d’Aix-en-Provence — on s’ennuie tellement en province que le moindre cri lancé à Paris y trouvera toujours des échos — ou par des instituteurs de campagne sentimentaux et critiques, des femmes, des fous, qui leur envoyaient des projets de Paix perpétuelle, des inventions étouffées, des dessins symboliques, les pièces imaginaires et les plaidoyers de procès sans fin, ou des appels déchirants à la Justice : il y avait surtout des vaincus parmi leurs amis inconnus. Il venait aussi des lettres d’insultes ou des lettres sur le ton Jeune-homme-vous-n’avez-pas-honte, parce que la Guerre Civile traduisait assez bien un état naturel de fureur et que ses rédacteurs s’en prenaient nommément à des personnes vivantes et véritablement respectables. Les raisons qu’ils donnaient de ces condamnations, bien qu’elles fussent appuyées sur de grands appareils de philosophie, n’étaient pas toutes rigoureuses ni valides, mais quand on pense que la France avait alors pour grands hommes le président Poincaré, M. Tardieu et M. Maginot, il faut bien dire que leur instinct ne risquait point de les tromper beaucoup.

Le premier souvenir politique de l’équipe remontait à mil neuf cent vingt-quatre. C’était une année qui avait commencé par des morts, par la disparition des symboles ou des acteurs les plus considérables des premières années de la Paix : Lénine était mort en janvier, Wilson en février, Hugo Stinnes en avril. En mai, des élections pleines de lyrisme avaient amené au pouvoir le bloc des Gauches : comme on venait d’en finir avec la Chambre bleu horizon, on croyait que la guerre était définitivement liquidée et qu’on allait tranquillement recommencer le petit glissement régulier vers la gauche où les historiens sérieux voient le secret de la République en trouvant que cette fatalité providentielle arrange bien des choses et permet de dormir sur ses deux oreilles. En novembre, pour plaire à un pays qui n’avait pas fini en cinq mois d’espérer, on décida de transférer le corps de Jean Jaurès au Panthéon, où le mort du mois de juillet quatorze était attendu par la Patrie reconnaissante et ce qui restait des Grands Hommes, La Tour d’Auvergne, Sadi Carnot, Berthelot, le comte Timoléon de Cossé-Brissac et le comte Paigne-Dorsenne.

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Rien n’est plus malaisé que l’exploitation méthodique d’un événement du cœur, rien ne s’amortit plus vite que les ondes d’un coup de foudre. Les examens, la paresse, la littérature, la curiosité des femmes, toutes les fausses manœuvres où se disperse la vie difficile des adolescents empêchèrent longtemps Laforgue et ses amis de tirer de ces violents souvenirs du 24 et du 25 novembre toutes les suites pratiques qu’ils devaient comporter : ils ne firent partie pendant des années que de leurs réserves.

On peut juger singulier qu’ils n’aient point été bouleversés par quelques événements des années vingt-cinq, vingt-six, vingt-sept et vingt-huit : c’est qu’on mesure mal l’état de divertissement où sont ravis tant de jeunes gens qui découvrent à la fois les livres et les femmes. En juillet vingt-cinq, Laforgue promenait le dimanche aux environs de Paris et emmenait danser à Saint-Cloud et à Nogent-sur-Marne une petite vendeuse du faubourg Saint-Honoré qui lui paraissait plus importante que tout ; en mai vingt-six, Rosenthal oubliait tout pour les révélations de l’Éthique. La guerre du Maroc, le soulèvement de Canton, la grève générale anglaise ne furent guère pour eux que les grandes occasions de quelques jours de lyrisme politique : ils signèrent des manifestes qui les engageaient beaucoup moins que leurs parents ne pensaient. L’intérêt qu’ils portaient au monde manquait de précision. L’affaire Sacco et Vanzetti et les grandes assommades de Paris auraient pu jouer dans leur vie un rôle qui les eût plus durement marqués que les cérémonies Jaurès, mais c’était l’époque des vacances, aucun d’eux n’était à Paris, toute l’affaire ne fut qu’une nouvelle qu’ils lurent avec quarante-huit heures de retard dans les journaux, en Bretagne ou dans le midi.

Pendant toutes ces années, ils avaient des périodes de passion, décidaient de se coucher à trois heures du matin : c’était plus qu’il n’en fallait pour passer des examens, c’était un peu mince pour s’oublier. Ils apercevaient une piste et s’y lançaient moins pour s’instruire que par espoir de tomber sur un miroir ou sur une source. Ils découvrirent tour à tour Mendelsohn, le Philosophe inconnu et Rabbi ben Ezra. Au bout de quinze jours, l’humour l’emportait, ils s’éveillaient et retournaient presque chaque soir au cinéma. C’étaient des impatients, mais paresseux.

Cette légèreté ne les empêchait pas de croire à la révolution : ils se souciaient peu de paraître vraiment inconséquents. Ils faisaient parfois des examens de conscience, mais c’était pour conclure qu’ils n’inclinaient point à la révolution par amour de l’humanité, ni par une adhésion rigoureuse aux événements. Il est bien vrai qu’il n’y avait pas la moindre philanthropie dans leur mouvement naturel de révolte : l’humanitarisme leur semblait de bien mauvais aloi et ils ne jugeaient pas que la Révolution fût une renaissance laïque de la chrétienté.

— Ce qui me plaît dans la révolution, disait Laforgue, c’est que la civilisation qu’elle promet sera une civilisation dure.

— D’accord, disait Rosenthal. L’âge de la facilité s’achève…

Ils étaient plutôt sensibles au désordre, à l’absurdité, aux scandales logiques, qu’à la cruauté, à l’oppression, et la bourgeoisie dont ils étaient les fils leur paraissait enfin moins criminelle et moins meurtrière qu’imbécile. Son dépérissement et sa condamnation, ils n’en doutèrent jamais. Mais ils ne souhaitaient pas se battre pour les ouvriers, qui heureusement ne les avaient point attendus, mais pour eux-mêmes : ils ne les regardaient que comme leurs alliés naturels. Il y a bien de la différence entre vouloir couler un navire et ne pas consentir à couler avec lui…

Le vif dégoût familial qu’ils éprouvaient de la bourgeoisie aurait pu les conduire à une critique violente mais anarchiste. Mais l’anarchie leur paraissait illettrée et frivole : leurs études de professeurs les sauvaient. Ils méprisaient la génération qui les avait immédiatement précédés pour n’avoir exprimé la révolte que dans des vocabulaires et sous des cautions poétiques : le moment paraissait venu de donner à la colère des répondants philosophiques.

— Entrons dans le genre sérieux, disait Bloyé.

Rosenthal commentait :

— On verra plus tard qu’il s’est produit un changement historique à partir du moment où Hegel et Marx ont détrôné dans les admirations de la jeunesse des Écoles Rimbaud et Lautréamont.

Ils n’aimaient que les vainqueurs et les reconstructeurs, ils méprisaient les malades, les mourants, les causes désespérées : aucune force ne pouvait séduire plus fortement des jeunes gens qui se refusaient à être emportés dans les défaites bourgeoises qu’une philosophie qui, comme celle de Marx, leur désignait les futurs vainqueurs de l’histoire, les ouvriers promis à ce qu’ils considéraient un peu vite comme une fatalité de victoire. Ils se laissaient d’ailleurs aller jusqu’à croire avec une complaisance excessive que la Révolution était faite au moment où ils ne se sentaient décidément plus solidaires de la bourgeoisie, et une sorte d’orgueil satisfait les faisait parler de la conscience post-révolutionnaire ; personne n’aurait songé à les trouver dangereux, ils travaillaient moins à détruire le présent qu’à définir un avenir terriblement contingent.

La Guerre Civile les occupa beaucoup pendant les premiers mois : ils ne se doutaient pas alors que ce qu’il y avait de plus important dans cette aventure, c’est qu’elle leur donnait des occasions de grandes lectures et leur première chance de rapports suivis avec des ouvriers, et qu’ils se souviendraient plus tard, avec l’étonnement que donne le souvenir du bonheur, des heures qu’ils passaient avec des typographes habiles et narquois dans la petite imprimerie de labeur de la rue de Seine où ils allaient corriger leurs épreuves et mettre en pages la revue.

Ils n’étaient pas modestes, ils se comparaient à de célèbres associations, aux Encyclopédistes, aux Hégéliens.

Rosenthal pensait que leur entreprise principale devait être une critique encyclopédique des valeurs et comme la réduction générale des idées à leurs véritables mobiles : aucune recherche ne lui paraissait plus importante que la critique de la mystification et la mise au clair du mensonge ; Laforgue rêvait d’une espèce de généralisation des analyses de Marx sur le fétichisme de la marchandise, d’une caractéristique universelle de la duperie.

On était en effet au lendemain de la guerre et des premiers désordres de la paix ; on sortait d’un temps prodigieusement mensonger où toute l’éducation des adolescents s’était faite au milieu de bavardages solennels qu’avaient tour à tour nourris les nécessités de la conduite de la guerre et le succès des grandes combinaisons de la paix. Ils s’apercevaient qu’ils n’avaient pas été moins dupés au lycée que leurs pères ou leurs frères aînés sur le front. Leurs mères, solitaires et facilement héroïques, comme toutes les femmes des hommes qui mourront dans les guerres, avaient elles-mêmes menti avec une aisance civique qui confond. Dix ans après Versailles, presque tous les hommes qui étaient revenus du front, sauvés au dernier moment par la sonnerie de clairon de l’Armistice, hésitaient encore à dévoiler le sens des inventions rhétoriques pour lesquelles ils avaient combattu : on a rarement le cœur de se désavouer et de crier sur les toits qu’on a cru un jour les menteurs sur parole ; il faut être bien fort pour ces aveux publics, on aime mieux avoir été complice que naïf. On comprendra pourquoi Laforgue et ses camarades ne méprisaient personne plus profondément que les Anciens Combattants. Les voix qui s’étaient élevées après le dernier jour de la guerre paraissaient encore peu nombreuses : elles ne s’imposaient pas aux jeunes gens. Tout dépendait du hasard d’une rencontre qui ne se produisait pas toujours. Laforgue et Rosenthal, à un an près, avaient manqué le mouvement de Clarté, qui se décomposait déjà.

Derrière les volets fermés de la boutique de la rue des Fossés-Saint-Jacques ou dans leurs salles de la rue d’Ulm, ils passaient des heures à agiter ces choses. Des camarades qui ne faisaient pas partie de l’équipe venaient les retrouver ; ils discutaient très tard en buvant du café que Bloyé passait, jusqu’à ce qu’ils fussent ivres de paroles et de fumée. Par exemple, Rosenthal disait :

— Une encyclopédie moderne ne saurait se fonder que sur la sincérité de l’insolence. Personne n’attend de nous autre chose que de l’insolence. Il faut annoncer avec des moyens d’expression suffisamment prophétiques pour bouleverser les bonnes consciences, le déclin de l’époque du mensonge. Une pareille annonciation ne se fera pas sans système : c’est pourquoi notre mission spéciale de philosophes consiste à redonner du ton, et l’accent de notre temps à tous les systèmes dépréciateurs, à Spinoza, à Hegel et à Marx… Notre entreprise ressemblera donc plutôt à l’Encyclopédie hégélienne qu’à l’Encyclopédie de d’Alembert qui comporte toutes les tares des compromis bourgeois… Si les gens sont à l’agonie, c’est qu’ils étouffent sous des coquilles de mensonge. Nous leur dirons pourquoi ils meurent, ces Bernard l’Ermite. Ils seront furieux contre nous, personne n’aime la vérité pour elle-même, Marx disait qu’il faut donner aux hommes la conscience d’eux-mêmes, même s’ils ne le veulent pas. Ils n’aiment pas la conscience, ils aiment la mort… Pendant un certain temps, mes amis, nous n’aurons pas d’autre tâche que de déprécier leurs idées et de les déshabituer des flatteries… Il n’y a pas phrase que j’admire davantage que celle de Lénine sur la profanation de l’or, vous vous rappelez ? « Quand nous aurons vaincu à l’échelle mondiale, nous construirons des pissotières en or dans les capitales du monde… »

Laforgue disait alors :

— Ce que je crains un peu, c’est la durée probable de cette mission… Tu sais à qui je nous compare ?

— Non, répondait Rosenthal.

— Je nous compare à cette brillante équipe de Jeunes Hégéliens, dans le genre Bruno Bauer et consorts qui préféraient décidément les révolutions des consciences aux cassages de gueule des révolutions. Tu ne connais pas la petite épigramme sur le Doktorklub ?


Unsere Täten sind Worte bis jetzt und noch lange
Hinter die Abstraktion stellt sich die Praxis.

Il y a des jours où je me demande s’il ne vaudrait pas mieux coller des affiches sur les murs avec les types d’une cellule…

— C’est du romantisme à rebours, d’une qualité assez basse, répondait Rosenthal. La victoire dans la pensée doit précéder la victoire dans la réalité.

— Voire, disait Laforgue. C’est exactement par là que tu me parais idéaliste. Est-ce que ça ne serait pas que la réalité nous paraît un peu lourde à déplacer ?

— Pas d’accord, coupait Rosenthal. La fonction du philosophe consiste exclusivement dans la profanation des idées. Aucune violence n’égale par ses effets la violence théorique. Plus tard l’action vient…

— Elle vient, disait Laforgue, quand la théorie a pénétré les masses. Crois-tu que ce soit de notre théorie que les masses attendent d’être pénétrées ?

— Nous verrons bien, répondait Rosenthal.

Bernard était pourtant plus impatient que tous les autres, mais rien ne lui paraissait alors plus urgent que de lancer quelques cris, qu’il nommait communément des messages et qui manquaient de simplicité. En décembre et en février, Rosenthal publia dans la Guerre Civile des pages qui n’avaient pas de chances sérieuses d’ébranler le capitalisme.