Calmann Lévy (2p. 72-80).



L


Frumence avait l’air plus sérieux que de coutume. Il prit sur lui de se montrer à M. Mac-Allan dégagé de toute préoccupation, et Mac-Allan, engageant la conversation avec Jennie comme s’il eût été un visiteur ordinaire, passa un peu devant nous.

— Eh bien, me dit Frumence, que savez-vous des dispositions de l’ennemi ?

— Rien ! Croyez bien que nous ne confesserons pas cet Anglais. Je pressens seulement une chose : c’est que madame Capeforte s’occupe de lui faire de moi un portrait peu fidèle.

— Et ce n’est pas d’hier, reprit Frumence, qu’elle se livre à cette occupation.

— Était-elle donc en correspondance avec M. Mac-Allan avant qu’il vînt ici ?

— Avec lui ou avec lady Woodcliffe, peu importe.

— D’où savez-vous cela ?

— Je ne le sais pas, je le devine, et je voudrais qu’il en eût été ainsi.

— Parce que ?

— Parce que les préventions qu’on a pu faire naître contre vous se dissiperaient vite, si elles ne sont déjà dissipées dans l’esprit de M. Mac-Allan. Ne craignez donc pas de vous montrer à lui telle que vous êtes.

— Avez-vous en lui une confiance absolue, Frumence ?

— J’ai besoin de le connaître un peu plus pour répondre au mot d’absolue confiance. Retenez-nous à dîner tous les deux, Jennie vous aidera à rendre l’invitation toute naturelle et comme improvisée.

— Je ferai ce que vous conseillez ; mais dites-moi donc ce que j’ai pu faire de mal dans ma vie pour qu’on ait trouvé du mal à dire de moi.

— Vous n’avez jamais su ce que c’était que le mal ; comment l’auriez-vous commis ? Aussi votre réhabilitation me paraît bien facile, et, si cet Anglais n’est pas le plus vil des hommes et le dernier des hypocrites, c’est lui qui s’en chargera.

Nous arrivions au manoir, où M. Mac-Allan voulut prendre congé en voyant le dîner servi. Il n’était que trois heures ; nous avions conservé, Jennie et moi, les habitudes de ma grand’mère. Jennie avait mis quatre couverts, et elle fit observer à Mac-Allan que le sien était du nombre. Il se défendit peu, il avait visiblement le désir d’accepter. J’insistai brièvement en lui disant que l’hospitalité ne se refusait pas dans notre pays.

— Puisque vous invoquez la coutume, répondit-il, je mets sur votre conscience le délit d’indiscrétion que vous me faites commettre.

Et il s’assit à ma droite, à la place que je lui désignais. Il mangea délicatement comme une femme ; mais il loua tous les mets en bon appréciateur du bien-être, et il complimenta Jennie agréablement sur le service et les friandises. Il parlait bien sur toutes choses, et il avait l’humeur enjouée. C’était la première fois depuis la mort de ma grand’mère qu’un peu de gaieté discrète éveillait les échos endormis de notre maison en deuil.

Mais cette aimable causerie, qui coûtait si peu à un homme du monde comme M. Mac-Allan, ne pouvait guère nous éclairer sur ses intentions secrètes. Il éluda merveilleusement toute préoccupation d’affaires, et Frumence, renonçant à pénétrer sa pensée, amena l’entretien sur des sujets sérieux, dans l’espérance que j’y trouverais l’occasion de montrer l’élévation des idées et des sentiments qu’il s’était appliqué à développer en moi. Ceci me troubla, et une voix secrète m’avertit que le meilleur rôle à jouer en cette occasion pour une jeune fille était de garder le silence. Seule avec mes amis, je ne craignais pas de leur paraître pédante : je parlais, je questionnais, et au besoin j’essayais de me prononcer sur tous les sujets à ma portée, et même sur ceux que j’aspirais à comprendre ; mais devant un étranger je craignis de faire montre de mon petit savoir, et, bien que provoquée à plusieurs reprises et assez ouvertement par Mac-Allan lui-même, je me bornai à écouter sans vouloir trancher sur rien. J’aurais pu être moins réservée sans impertinence, car j’étais sincère en tout et jamais on ne m’avait chapitrée sur mes besoins d’expansion ; mais je me sentais observée et ne voulais pas paraître y prendre plaisir.

Quand on se leva de table, M. Mac-Allan, en m’offrant son bras pour passer au salon, me fit un vif éloge de l’instruction étendue et solide de Frumence.

— Je ne sais si je manque à mon mandat, ajouta-t-il gaiement ; mais je me sens si à l’aise et si heureux chez ma partie adverse, que j’y voudrais passer ma vie. Je ne me souviens pas d’avoir fait un repas plus agréable que dans cette maison fraîche et aérée, avec cette mer brillante au loin, et cet énorme paysage brûlant devant les yeux, en compagnie de trois personnes évidemment supérieures chacune en son genre. Madame Jennie me représente le type de tout ce que l’on peut trouver de cordialité, de dévouement, d’esprit naturel, de bon sens et de droiture dans la meilleure région du peuple de France. Son fiancé, car il est bien son fiancé, n’est-ce pas ? est un véritable philosophe et un rare esprit. Je n’ai jamais rencontré de sagesse plus solide avec une simplicité de mœurs et une candeur plus originales. Quant à vous, mademoiselle Lucienne, je n’ose plus vous dire ce que je pense de vous, tant je crains de blesser votre modestie.

— Pour le coup, lui répondis-je en riant, vous n’êtes pas sincère, vous ! Jusqu’à présent, je vous écoutais apprécier mes amis comme ils le méritent, et je prenais une haute opinion de votre jugement ; mais, si vous trouvez un compliment à me faire, à moi qui n’ai pas dit trois paroles, je vois bien que vous ne songez ici qu’à vous moquer de nous, et je trouve cela ingrat et cruel envers de bonnes gens qui vous ont accueilli de leur mieux.

— Écoutez ! s’écria M. Mac-Allan en s’adressant avec vivacité à Frumence, qui venait nous rejoindre, mademoiselle de Valangis me fait beaucoup de peine ; elle s’imagine que je ne l’ai pas encore devinée.

— Devinée ? dit Frumence. Devine-t-on une personne qui n’a jamais eu rien à cacher, et qui, par goût, par caractère, ne cache jamais rien ?

— Ah ! je vous demande pardon, reprit Mac-Allan. Elle cache son instruction, son esprit, sa réelle supériorité sous cette timidité charmante qu’on ne s’attend pas à trouver chez une personne de son mérite, et qui est une grâce féminine des plus exquises. Voyons, l’ai-je devinée ?

— Oui, répondit Frumence, et c’est à cause de cela que vous lui avez enfin donné son nom, sans marchander davantage avec les égards qui lui sont dus.

— Mademoiselle de Valangis, reprit Mac-Allan, à qui mon nom de famille avait certainement échappé sans qu’il en eût conscience, mais qui ne se déconcertait jamais devant ses propres entraînements, — je ne m’engage en rien en vous donnant le nom que vous avez l’habitude d’entendre. Je sais qu’il est de bon goût de donner encore le titre de sire aux majestés détrônées. Je suis un Anglais protestant ; mais, quand j’entre dans un temple catholique, je me découvre devant la Divinité qu’on y révère, certain qu’à travers tous les cultes, elle a droit aux mêmes hommages. Vous m’avez dit une parole amère tout à l’heure, vous avez supposé que mon admiration et ma sympathie pour vous étaient jouées ; j’en appelle à votre ami : croit-il cela possible ?

— Non, dit Frumence, qui plongeait, comme une épée, le regard de ses vastes yeux noirs dans le bleu clair et pur des yeux de Mac-Allan. Il y avait comme un défi de sincérité échangé entre ces deux physionomies si différentes, l’une si séduisante, l’autre si mâle. Il me sembla qu’elles se disaient l’une à l’autre : « Je vous briserai si vous me trompez ! »

Tout à coup, Mac-Allan, qui avait affronté la fierté de Frumence, se déconcerta devant la mienne ; car je ne me sentais pas touchée de ses éloges, et il n’y avait pas en moi la moindre ivresse de coquetterie. Il changea de couleur et se plaignit d’avoir froid, tout en disant qu’il admirait l’art avec lequel nous savions conserver la fraîcheur dans nos maisons.

— Si vous sentez trop de frais, lui dit Frumence, le remède n’est pas loin. Faisons trois pas dehors, vous serez bientôt remis.

Ils sortirent ensemble, et, comme ils causaient avec une certaine animation dans le parterre, Jennie dut leur porter le café sous le pittospore de Chine où une petite table servait quelquefois à nos collations.

— Est-ce que mademoiselle de Valangis ne va pas venir ? lui dit Mac-Allan assez haut pour que, du salon où j’étais restée, je pusse l’entendre.

— Non, répondit Jennie, mademoiselle ne prend pas de café.

— Tant pis ! reprit Mac-Allan.

Et il s’assit avec Frumence, qui n’était pas fâché de le tenir tête à tête.

Je crus devoir les y laisser, et je m’occupai avec Jennie des soins de l’intérieur. Ce n’était plus un plaisir pour nous, car nous ne savions plus si nous ne dirions pas adieu à tout ce qui constituait notre bien-être : mais nous l’entretenions respectueusement, ne voulant pas commencer nous-mêmes par l’abandon, la profanation de tout ce qui avait fait partie de l’existence de ma grand’mère.

Au bout d’une heure, Frumence nous rejoignit seul.

— Et l’avocat ? lui demanda Jennie.

— Il est parti sans vouloir prendre congé.

— Est-ce qu’il croit que je le boude ? demandai-je.

— Je ne sais ; il est fort ému.

— Pourquoi ? Que pensez-vous de lui ?

— Je pense qu’il est ivre.

— Il n’a presque bu que de l’eau ! s’écria Jennie, et les Anglais supportent tant de vin !

— Si vous êtes sûre qu’il a été sobre, — j’avoue n’y avoir pas fait attention, — je ne sais que vous dire de lui. C’est une ivresse morale qu’il éprouve sans doute, mais je vous jure qu’il n’est pas dans son bon sens. Il en a eu conscience, car il s’est sauvé moitié riant, moitié pleurant, disant qu’il ne voulait pas se montrer aux dames sous le coup d’une névralgie très-douloureuse.

— Pensez-vous que ce soit une comédie, Frumence ?

— Non, c’est l’effet d’un climat auquel il n’est pas si habitué qu’il le prétend. Quand ces gens du Nord veulent tâter notre soleil, ils sont aisément mordus.

Je vis, à l’air pensif de Jennie, qu’elle voulait interroger Frumence en particulier, et sans affectation je les laissai ensemble.