Calmann Lévy (2p. 81-85).



LI


Je ne revis plus Jennie qu’à l’heure du souper. Frumence était parti.

— Écoutez, me dit-elle, depuis quarante-huit heures Frumence est bien en peine : il veut partir pour l’Amérique.

— Ah ! mon Dieu ! Jennie, avec quel sang-froid tu me dis cela ! Ah ! cher et bon Frumence ! il veut quitter son oncle qui ne peut se passer de lui, et toi qui lui es si chère, pour aller chercher si loin des preuves si incertaines en ma faveur !

— Oui, c’est l’idée qui lui est venue tout de suite, quand j’ai parlé hier d’y aller moi-même ; mais l’abbé Costel s’est trouvé si souffrant cette nuit, et il m’est impossible de vous laisser seule pour aller le soigner, que Frumence doit ajourner son voyage. Alors savez-vous ce qui résulte de tout ceci ? C’est que, pour faire cesser certains propos,… des propos sur moi que j’aurais de la répugnance à vous répéter, il faut que je me décide tout de suite au mariage avec Frumence.

— Ah ! Jennie, m’écriai-je en me jetant dans ses bras, que j’en suis heureuse pour lui et pour toi !

Mais, en disant ces paroles du fond de mon cœur, je sentis je ne sais quel déchirement se faire en moi, comme si je perdais à la fois Jennie et Frumence. Il me sembla que j’étais seule dans la vie à tout jamais, qu’au milieu de mon désastre l’amour consolerait et dédommagerait tout le monde autour de moi, excepté moi qui n’avais su inspirer l’amour à personne et qui ne devais jamais le connaître. Tous mes besoins de cœur inassouvis, toutes mes aspirations méconnues par moi-même et cruellement refoulées, peut-être le souvenir confus du plaisir que j’avais ressenti autrefois de me croire aimée de Frumence, je ne sais quoi enfin, une souffrance violente, un regret inexprimable, une double et insurmontable jalousie m’étreignirent la poitrine, et je sentis la vie m’abandonner avec l’espérance de la vie. Je perdis la notion de tout, et, quand je revins à moi, j’étais étendue sur mon lit, les cheveux épars, les mains déchirées par mes ongles, la lèvre coupée par mes dents. Jennie, pâle et consternée, me tenait dans ses bras.

— Qu’est-ce donc, Jennie ? lui dis-je, que m’est-il arrivé ? Suis-je tombée ? suis-je morte ?

Je ne me souvenais de rien.

— Vous avez été bien malade, et un moment je vous ai crue folle. Il faut qu’il se soit trouvé quelque mauvaise herbe dans notre dîner. Calmez-vous, ce ne sera plus rien à présent, et j’espère que cela ne recommencera pas.

Je me souvins alors que Jennie allait épouser Frumence, et, sans lui dire l’amertume que j’en ressentais, je fondis en larmes.

— Pleurez un peu, me dit-elle, ça vaut mieux que d’étouffer. Quand vous serez tout à fait bien, nous causerons.

J’étais tellement brisée, que je dormis bien, et même je me levai assez tard. Dès que Jennie entra chez moi, je lui demandai des nouvelles de l’abbé.

— L’abbé ne va pas mieux, dit-elle ; au contraire… Le docteur Reppe l’a vu ce matin, bien malgré lui, car il ne veut rien faire et croit qu’il n’a rien ; mais le docteur dit que c’est la goutte dans l’estomac et qu’il n’y a rien de plus sérieux.

— Pauvre abbé Costel ! va-t-il donc s’en aller aussi ? Je perds tous mes soutiens, tous mes amis à la fois !

— Non pas moi, s’il vous plaît ; car, si malheureusement l’abbé doit succomber bientôt, Frumence ira au Canada, et ce n’est pas la peine de se marier pour se quitter si tôt !

— Je ne veux pas que Frumence fasse pour moi ce voyage ! je le lui défends ! je veux que tu penses à toi-même et que tu sois heureuse, Jennie !

— Je ne me marie pas pour être heureuse. Si vous ne l’êtes pas, je ne peux pas l’être.

— Je te promets de l’être, moi, quoi qu’il arrive, si tu l’es. Ainsi, tu dois te marier, et bien vite.

— Non, non ! dit-elle en secouant la tête ; je ne dois pas me marier. J’y ai réfléchi. Frumence est venu un instant ce matin ; je lui ai demandé s’il était vraiment si épris de moi, et il m’a dit que ce n’était pas là le motif de son impatience. Il dit seulement qu’on nous calomnie, lui et moi, et qu’à cause de vous il faudrait faire finir tout cela ; mais, moi, je crois qu’il ne faut pas se soucier du mensonge et qu’il faut marcher dans la vérité. Je n’ai d’inclination pour personne, et, si Frumence a de l’amitié pour moi, c’est si raisonnablement que mon refus ne le fait pas du tout souffrir. J’ai vu, en y songeant, des inconvénients à ce mariage, et, entre tous ceux que je vois dans un parti ou dans l’autre, je choisis les moindres. Que les choses restent comme elles sont ! Attendons les événements.

J’insistai vainement. Jennie sut me persuader qu’elle avait raison, et que, si jamais elle se mariait, ce ne serait que pour être à même de me mieux servir.

Le lendemain, me sentant bien remise, je voulais monter à cheval pour aller voir l’abbé Costel ; Jennie m’en empêcha. M. Barthez s’était annoncé, et je devais l’attendre. Notre entrevue n’amena guère de changement dans nos incertitudes. M. Barthez avait été à la source des propos qu’il avait pressentis sur mon compte et sur celui de Jennie. Il ne voulut nommer personne ; mais nous nous entendîmes à demi-mot. Seulement, quand je lui racontai ma longue entrevue de la veille avec Mac-Allan, et la manière d’abord charmante, puis un peu bizarre dont il s’était abandonné en apparence à une sympathie très-vive pour moi et mes amis, il conçut l’espoir que je trouverais dans l’avocat de ma belle-mère un défenseur impartial et un conciliateur efficace. Il m’apprit que M. Mac-Allan l’avait encouragé à faire faire des recherches à Montréal et à Québec sur les dernières phases de la vie d’Anseaume et sur les révélations qu’il aurait pu faire en mourant.

— J’ai déjà pris mes mesures, ajouta M. Barthez : quelle que soit l’issue d’une transaction ou d’un procès, il est bon de chercher d’avance toutes les preuves qu’il sera possible de recueillir. Si nous n’en trouvons pas, nous en aurons du moins la conscience nette.