Calmann Lévy (1p. 24-35).



V


Le curé n’avait pas de servante ; son neveu remplissait cet office, et il le remplissait bien mal, car c’était un vrai taudis que ce malheureux presbytère. On voulait nous faire déjeuner, on n’alla pas loin pour trouver des œufs : les poules pondaient sur les lits. Mais, comme Frumence se mettait l’esprit à la torture pour trouver quelque autre chose, Denise le rassura en exhibant un panier où elle avait apporté nos provisions de bouche. J’avais grand’faim et grand’peur que le curé ne prélevât sur mon repas une part que je savais ne devoir pas être mince ; mais, bien que Denise lui en fit l’offre, il refusa discrètement. Pourtant je n’étais pas rassurée en voyant son grand fantôme de neveu déballer nos vivres et tourner autour de nous d’un air affamé. J’ignorais la fierté et la sobriété du personnage.

Comme, malgré sa vénération pour les personnes consacrées à Dieu, Denise aimait la propreté, elle prétendit que j’étais habituée à manger en plein air, et nous allâmes prendre notre repas sur un gradin de montagne qui était censé le jardin de la cure, et où poussait un peu d’herbe sous l’ombrage d’un jujubier ; mais la pluie nous força bientôt de rentrer dans l’église, et un orage se déclara si impétueusement, qu’il fallut en attendre la fin pour songer à nous remettre en route. Le bon curé s’inquiéta de nous voir partir après l’averse. Il n’en fallait pas davantage pour rendre le sentier difficile et la Dardenne dangereuse. Il boitait trop pour nous accompagner, mais il chargea son neveu de nous reconduire.

Tout alla bien jusqu’au passage du torrent, qui, sans paraître encore bien méchant, avait mouillé toutes les pierres et les rendait fort glissantes. Frumence proposa de me prendre dans ses bras ; mais j’étais déjà une petite princesse, et son habit noir du dimanche était si crasseux, sa chevelure noire était si inculte, même le dimanche, que toute sa personne m’inspirait un dégoût invincible. Je repoussai la proposition avec plus d’effroi que de politesse, et, tenant Denise par la main, je m’aventurai sur les escaliers naturels que l’eau commençait à descendre avec un certain bruit. Quand nous fûmes vers le milieu, je crus sentir que Denise tremblait ; je vis ou je crus voir qu’elle me menait tout de travers, parce qu’elle avait le vertige, et, la tirant en sens inverse de toutes mes forces, je faillis la faire tomber.

— Allons, allons, ne vous disputez pas, avancez ! nous cria Frumence, qui marchait derrière nous.

Cet avertissement me fit regarder la rivière en amont. Elle arrivait grossie, troublée, et chassant devant elle un flot d’écume jaune qui allait nous gagner. Denise perdit la tête et me chercha à sa droite, tandis que j’étais à sa gauche ; moi, je ne sais ce que je fis. J’avais grand’peur, et je ne voulais pas le laisser paraître. Peut-être étions-nous en danger, lorsque Frumence passa vivement entre nous deux et saisit Denise par le bras, tandis qu’il m’enlevait comme une plume et m’asseyait sur son épaule comme il eût fait d’un petit singe. Il nous conduisit ainsi au rivage, poussant et chassant devant lui ma nourrice éperdue, et s’occupant fort peu de mon dépit d’être portée comme une toute petite fille, moi qui prétendais être déjà une demoiselle.

Je fus très-ingrate, car le pauvre garçon, tout en préservant Denise et moi, reçut la première brisée du torrent dans les jambes et fut mouillé jusqu’aux genoux, souillé de limon jusqu’à la ceinture. Il n’en tint compte, et, enchanté de voir que je n’avais pas même reçu une éclaboussure sur ma robe rose, il persista à me porter jusqu’au château, prétendant que je devais être fatiguée. J’étais furieuse et je n’osais résister, car, pour m’élancer à terre ou me débattre, il m’eût fallu salir ma robe contre son vêtement inondé. Je le détestais, et, n’eût été l’horreur que m’inspirait sa chevelure crépue, je lui en eusse arraché une poignée avec plaisir. C’est ainsi que je fis connaissance avec celui qui devait être le meilleur ami de ma jeunesse.

Nous trouvâmes des gens qui venaient à notre rencontre. Ma grand’mère était fort inquiète, elle nous attendait au bas de la terrasse. Denise, qui était fort exagérée en paroles, lui présenta Frumence comme un héros de dévouement qui nous avait arrachées à une mort certaine. Ma bonne maman fit donc grand accueil à Frumence ; elle voulait qu’on le mît dans un lit bassiné et qu’on lui fît un bol de vin chaud. Il remercia en riant, alla se sécher au feu de la cuisine et revint pour prendre congé ; mais c’était l’heure de notre dîner, et on ne voulut pas le laisser partir à jeun. Il se fit beaucoup prier ; enfin il céda et se montra aussi sobre que son oncle l’était peu.

Il était réservé sans être timide, et les prévenances de Denise paraissaient l’importuner. Quand nous fûmes seules au dessert avec lui, ma grand’mère et moi, il devint un peu moins concis dans ses réponses. Ma grand’mère le questionnait avec tant de douceur et de bonté, qu’il se résolut enfin à la renseigner sur son compte.

— Vous me faites beaucoup d’honneur, lui dit-il, en m’appelant M. Costel. Je ne suis ni le neveu ni le parent de votre excellent curé. Je suis un enfant trouvé, oui, trouvé, à la lettre, par lui-même, à la porte de son presbytère. Il m’a baptisé et mis en nourrice ; il m’a élevé ; il m’appelle son neveu par adoption, et il veut que je porte son nom, disant que c’est la seule chose qu’il puisse me laisser en ce monde.

— Voilà, dit ma grand’mère, une belle action que ce digne curé m’a toujours cachée.

— Elle est d’autant plus belle, reprit Frumence, qu’il l’a payée bien cher.

Là-dessus, comme il entrait dans des détails que je ne devais pas comprendre, ma grand’mère me demanda d’aller lui cueillir quelques grosses fraises que Denise avait oublié de lui servir, et, pendant que j’étais dans le jardin, Frumence raconta tout ce que j’ai su depuis. À l’époque où il fut trouvé par le curé, celui-ci avait une petite cure moins mauvaise, du côté de Pierrefeu. Personne dans la paroisse ne songea à incriminer l’apparition d’un enfant abandonné à sa porte ni le sentiment de charité qui le lui fit adopter. On connaissait la pureté de ses mœurs, et on ne pouvait soupçonner aucune fille du village en ce moment-là. Quelques années se passèrent ainsi ; mais M. Costel fut dénoncé par une vieille bigote de la paroisse pour avoir trop prêché l’Évangile pur et simple à la manière des protestants et des athées. « C’était un gallican renforcé, il lisait plus de journaux qu’il ne disait de prières, il se piquait plus d’être helléniste que chrétien, enfin il avait chez lui un enfant dont on ne connaissait ni la mère ni le père ; ce qui prouvait bien que M. Costel avait de mauvaises mœurs. »

L’évêque n’admit pas cette dénonciation sans examen. Il appela M. Costel devant lui, l’engageant à avouer ses fautes et lui promettant son indulgence. M. Costel était très-fier, un peu brusque et malheureusement pour lui très-peu diplomate. Il répondit avec trop de franchise et de hauteur. On le disgracia en l’envoyant à ce malheureux hameau des Pommets, où le casuel était nul et la misère complète.

Tout en cueillant mes fraises, je songeais à ce que Frumence avait révélé devant moi à ma grand’mère. Je ne savais nullement ce qu’on entend par un enfant trouvé ; mais, comme je savais qu’on m’avait trouvée moi-même à la Salle verte, je croyais que Frumence avait eu comme moi une existence mystérieuse et surnaturelle. Cela le relevait un peu à mes yeux, et j’aurais voulu entendre les explications qu’il donnait à ma grand’mère, certaine qu’il lui parlait de fées ou de génies.

Quand je rapportai les fraises, il parlait des études sérieuses que M. Costel lui avait fait faire durant ses longs loisirs dans le hameau abandonné, et ma bonne maman ouvrait de grands yeux en apprenant que l’oncle et le neveu étaient parfaitement heureux ensemble, grâce aux lectures et aux études qui les absorbaient et les rendaient insensibles aux privations et à l’horreur de l’isolement.

— Mais comment se fait-il, disait-elle, qu’instruit comme vous paraissez l’être, et chérissant le travail, vous n’ayez pas cherché un état qui vous mît à même de donner un peu de bien-être à ce pauvre cher curé ?

— J’ai essayé plusieurs fois d’aller donner des leçons à la ville, répondit Frumence ; mais c’est trop loin. Je perdais ma journée en allées et venues, et puis… je n’étais pas assez bien mis. On ne paye presque pas un homme qui porte la misère écrite sur son dos. J’ai essayé aussi d’entrer comme maître d’étude dans un collége ; mais il fallait laisser mon pauvre oncle tout seul dans la montagne, et, au bout d’un mois, quand je pouvais m’échapper, je le trouvais si dépéri et en même temps si exalté par la solitude, que je craignais de le voir tomber malade. Il avait pris une servante, avec laquelle il ne s’accordait jamais. L’oisiveté d’une femme qui ne trouve personne à qui parler devient un fléau pour un homme studieux qui n’aime pas qu’on lui parle pour ne rien dire. M. Costel était fort peu sensible à un ménage plus ou moins bien tenu. Il est si habitué à je passer de tout ! Mon absence lui était bien plus pénible que mes petites économies ne lui étaient profitables. Il me l’a dit franchement un beau jour, et j’ai renoncé à le quitter. Je lui sers sa messe, ce qui lui épargne un sacristain ; je soigne sa chèvre et ses poules, je ressemelle ses souliers tant bien que mal, j’ai même appris d’un ancien matelot à recoudre un peu ses manches. Que voulez-vous ! on fait ce qu’on peut, et la pauvreté n’est pas une si grosse affaire que l’on s’imagine !… Mais j’ai trop abusé de la bonté avec laquelle vous m’écoutez, madame, et je vais rejoindre mon cher oncle qui pourrait bien être aussi inquiet de moi, si je tardais, que vous l’étiez tantôt de votre petite-fille.

Là-dessus, l’honnête et digne garçon reprit son affreux chapeau, qu’il avait eu la discrétion de cacher par terre dans un coin, et il se retira en me saluant comme une grande personne ; ce qui me réconcilia un peu avec lui.

— Prenez le chemin des moulins ! lui cria ma grand’mère du haut de la terrasse ; n’allez pas repasser le gué. Je vois d’ici que la rivière est décidément très-forte.

— Oh ! qu’est-ce que cela fait ? répondit Frumence en souriant. On passe toujours !

Il semblait vouloir dire qu’il était un trop pauvre diable pour que la rivière prît la peine de l’emporter.

J’eus la méchanceté de penser tout haut qu’un bain ne lui ferait pas grand mal.

— Ma chère enfant, me dit ma grand’mère d’un air fâché, un pareil homme serait plus facile à décrasser qu’une mauvaise âme.

— Est-ce donc que j’ai une mauvaise âme ? demandai-je tout interdite.

— Non pas, grâce à Dieu ! reprit ma bonne maman ; mais, sans le savoir, vous avez parlé durement. Ce garçon vous a sauvé la vie ce matin, et vous ne pensez pas qu’il expose la sienne ce soir pour s’en retourner.

— Mais pourquoi l’expose-t-il, grand’mère ? Il pouvait bien rester jusqu’à demain.

— Mais son oncle se serait tourmenté et chagriné toute la nuit, et M. Frumence, vous le voyez bien, aime son oncle plus que sa vie.

Je sentais bien que ma grand’mère me donnait une leçon. Elle ne m’en donnait jamais qu’indirectement, et je les comprenais ; mais Denise me traitait comme une idole, et, gâtée par l’une, j’étais un peu disposée à résister à l’autre. Cela me mettait peut-être sur la pente de l’ingratitude en dépit de mes instincts qui n’étaient pas mauvais. Il est probable aussi que j’avais souffert trop jeune, et qu’il m’était resté une certaine irritation dont je n’aurais pu rendre compte.

Le dimanche suivant, l’abbé Costel reparut, et ma grand’mère lui reprocha de n’avoir pas amené son neveu.

— Il vous servirait la messe beaucoup mieux que mon jardinier, disait-elle, et nous aurions eu du plaisir à le voir. Nous l’aimons beaucoup. Le curé répliqua que son neveu n’était pas loin, parce que, le voyant boiter encore un peu, ce brave enfant avait voulu l’accompagner jusqu’au gué, mais qu’il était trop discret pour se présenter au château sans être invité.

— Il faut l’envoyer chercher, s’écria ma grand’mère. Je vais lui dépêcher Michel.

Elle ajouta en me regardant avec intention :

— Il a été excellent pour ma petite-fille, et Lucienne n’est pas ingrate.

Je compris le reproche, et, par orgueil plus que par bonté, je demandai la permission d’aller porter avec Michel l’invitation de ma grand’mère à M. Frumence.

— Oui, ma fille, c’est bien vu, dit ma grand’mère en m’embrassant. Allez. Nous l’attendrons pour nous mettre à table. M. le curé prendra un à-compte, car il doit avoir grand’faim. Je partis avec le domestique. Nous trouvâmes à cinq cents pas de là M. Frumence occupé à pêcher à la ligne, avec un livre sur ses genoux. Il avait ôté son habit, et il avait une chemise blanche toute en guenilles. Pourtant il me dégoûtait moins ainsi qu’avec son collet crasseux, et je fis ma commission avec assez de grâce. Il parut d’abord contrarié de se déranger ; mais, sachant qu’on l’attendait, il remit à Michel les petits poissons qu’il avait pris, et m’offrit la main pour remonter au château. Cette main avec laquelle il venait de toucher le poisson ne me souriait pas. Je lui répondis que je savais marcher seule, et, pour le lui prouver, je me mis à courir en avant comme un cabri.

Comme je me retournais de temps en temps pour voir s’il me suivait, je rencontrai chaque fois son regard attaché sur moi avec l’expression d’une admiration naïve, et j’entendis qu’il disait au domestique :

— Quel enfant ! je n’ai jamais rien vu de si joli et de si aimable.

Pauvre Frumence ! il était pour moi quelque chose de laid et de répugnant, j’avais peine à le lui dissimuler, et je lui paraissais l’être le plus aimable de la terre !

Je ne sais si la générosité de son cœur me fit rougir, ou si je fus flattée de l’admiration que je lui inspirais : je commençai à croire qu’il n’était pas une bête, et peut-être bien posai-je devant lui instinctivement la légèreté de la course et la grâce des attitudes. Je pourrais l’avouer sans honte. J’ai reconnu, depuis, que tous les enfants sont facilement poseurs, et qu’ils s’enivrent de compliments comme les sauvages.