Calmann Lévy (1p. 36-43).



VI


Pendant mon absence, le curé, tout en faisant honneur à l’à-compte du déjeuner, avait entretenu ma grand’mère des nobles qualités et du rare mérite de son neveu adoptif. Il le lui avait dépeint comme un puits de science, un ange de candeur et de dévouement. J’ai su beaucoup plus tard qu’il n’avait rien exagéré. Ma bonne maman, qui était la charité et la sollicitude en personne, cherchait un moyen d’utiliser les loisirs de Frumence en améliorant le sort de l’oncle ; mais M. Costel la supplia de n’en rien faire.

— Ne parlez pas de nous séparer, lui dit-il ; nous sommes heureux comme nous sommes. La pauvreté m’a donné de l’inquiétude tant que j’ai cru qu’un jour viendrait où il me faudrait établir cet enfant, sous peine de le voir mal tourner. Eh bien, ce moment n’est pas venu. Frumence a déjà vingt ans, et il n’a jamais eu un moment d’ennui avec moi, par conséquent jamais une mauvaise pensée. Il est aussi sage qu’un philosophe et aussi pur qu’une source. Il a une excellente santé et il s’accommode de tout. Mon traitement est bien suffisant pour nous deux, et comme, à tort ou à raison, je n’approuve pas en théorie que le prêtre fasse payer les sacrements, je ne suis pas fâché que le casuel de ma paroisse soit nul. D’ailleurs Frumence n’est pas sans gagner quelque chose ; il s’entend à la culture, et maître Pachouquin l’emploie à la journée de temps à autre pour la taille des oliviers et pour la récolte.

Maître Pachouquin était le cinquième habitant des Pommets, celui qui avait pris à ferme toutes les terres des absents.

Ma grand’mère, bien renseignée sur le compte de Frumence, se mit à chercher dans sa tête un moyen de l’occuper moins péniblement qu’au travail de la terre sans le séparer de son oncle ; mais tout ce qu’elle proposa ce jour-là et les dimanches suivants fut éludé par les deux solitaires. Ils avaient toujours une raison de fierté ou d’insouciance à donner pour rester comme ils étaient. Ma bonne maman regrettait de n’être pas assez riche pour se permettre le luxe d’un aumônier. Elle eût pris chez elle l’oncle, et le neveu par-dessus le marché. Quand elle exprimait ce regret devant Denise, celle-ci secouait la tête. Peu à peu Denise avait découvert ou cru découvrir que les Costel n’étaient point orthodoxes : elle était trop ignorante pour argumenter contre eux ; mais elle sentait que ses tendances au merveilleux n’étaient pas encouragées par le curé et donnaient envie de rire à Frumence.

Ma grand’mère avait pour Denise une grande amitié et beaucoup de déférence extérieure ; mais il s’était fait entre elles une scission de tendances religieuses. Si une même foi les unissait au pied du même autel, une application différente de leur religion les poussait en sens opposé ; ma bonne maman ne voulait pas qu’en dehors des pratiques du culte on fît intervenir le clergé à tout propos dans les relations sociales. Denise, de plus en plus mystique, n’admettait pas que l’on pût être honnête et utile en ce monde, si on ne travaillait pas avant tout pour l’Église. Elle appelait travailler pour l’Église consacrer tout son temps à décorer des chapelles et à pomponner des madones ; elle se prenait de passion pour ces images et devenait idolâtre à son insu. Ma grand’mère craignit d’abord qu’elle ne me troublât l’esprit, ensuite elle craignit qu’à force de dédain pour les minuties de cette pauvre fille je ne devinsse incrédule ; mais elle se tranquillisa en voyant que je n’écoutais qu’elle et me montrais disposée à la chérir exclusivement. Aussitôt que ma mère adoptive inconnue fut oubliée, c’est ma grand’mère que j’aimai sans partage, et je fus toujours docile avec elle.

Je franchis ici un certain espace de temps que ne marque aucun événement particulier avant le commencement de mon éducation. On me laissait un peu vivre et courir à ma guise, le médecin l’avait ordonné. Lorsqu’on m’avait ramenée à ma grand’mère, j’étais, dit-on, forte dans ma petite taille et bien constituée ; mais le changement de régime ou de climat m’avait rendue languissante. On ne songea donc point à m’apprendre à lire la première année. Quand on essaya ensuite de m’enseigner mes lettres, on découvrit que je lisais couramment, et que, soit paresse, soit malice, je ne m’en étais point vantée.

Le pays que nous habitions influa beaucoup sur la lenteur de mon développement, car ce pays était un désert. Nous n’y avions pas de proches voisins ; les nouvelles nous arrivaient de Toulon déjà vieilles, et ma grand’mère s’était si bien habituée à vivre en retard du mouvement général, qu’on l’eût effrayée en la pressant de s’intéresser à une actualité qui était toujours le passé pour elle. Quand on s’accoutume ainsi à l’acceptation passive des faits accomplis, il devient fort inutile de les commenter et on ne prend plus la peine de les bien comprendre, on les subit avec une indifférence un peu fataliste. Sous ce rapport, il y avait à cette époque, dans certains cantons du Midi, quoique ressemblance avec l’Orient.

Par son aspect aussi, notre pays exerce une influence stupéfiante sur l’esprit. La vallée de Dardenne est une des rares oasis du département du Var ; mais, pour ceux qui ont parcouru les provinces du centre et du nord de la France, cette oasis est encore très-aride. Bien que notre manoir fût planté dans la partie la plus fraîche et la mieux arrosée de la gorge, autour de nous, les montagnes nues avec leurs croupes cendrées et leurs cimes de calcaire blanc brûlent les yeux et pétrifient la pensée. C’est un beau pays quand même, dur de formes, largement ouvert au soleil, âpre, sans grâce et sans charme, jamais coquet, mais jamais mesquin, jamais maniéré. On comprend que les Mores l’aient aimé ; il semble fait pour ces races austères qui n’ont pas l’instinct du mieux et qui vivent dans la notion de l’immuable destinée. On le compare aussi à la Judée, berceau d’un idéal qui se détourne des jouissances terrestres et ne cherche sur les hauteurs que le rêve de l’infini.

Je ne saurais dire quelles furent mes premières impressions. Je ne pouvais m’en rendre compte ; mais je sais bien que, d’année en année, cette Provence exerça sur moi un prestige d’écrasement intellectuel, si je puis ainsi parler, en même temps que ma personnalité, cherchant à réagir, soulevait en moi des orages sans explosion marquée. De là beaucoup de développement dans le sens de la rêverie, beaucoup de stagnation dans celui de la réflexion.

Bellombre est un ancien marquisat provenant d’une famille aujourd’hui éteinte. Le mari de ma grand’mère, bon gentilhomme de Provence et officier de marine distingué, avait acheté ce manoir avant la Révolution, et sa veuve ne l’avait plus quitté. Elle s’était mariée tard, et avait perdu son mari peu d’années après. Elle avait donc vécu seule la majeure partie de son âge, et, son fils l’ayant quittée à seize ans pour l’émigration, elle vivait depuis quinze ans plus seule que jamais quand elle me trouva et concentra sur moi toutes ses affections. L’habitude d’une existence solitaire, nonchalante et résignée, lui avait fait contracter un certain isolement de la pensée qui la rendait peu communicative. Sa délicate santé était une autre cause de goûts sédentaires, et, avec le cœur le plus tendre et le plus dévoué qui fut jamais, elle laissait régner entre elle et les objets de son amour une sorte de vide indéfinissable. Elle parlait peu, et à soixante et dix ans elle avait encore des timidités étranges. N’ayant, comme la plupart des filles nobles de son temps et de son pays, reçu aucune instruction, elle abordait avec réserve beaucoup de sujets sur lesquels elle eût craint de manifester son opinion, et, puisqu’il faut tout dire, elle passait pour une personne affable, bien élevée, hospitalière et douce, mais parfaitement nulle. Il y avait là une grande injustice, car elle avait le jugement sain, l’appréciation délicate et noble, et même l’esprit agréable, quand elle était à l’aise. Son manque d’initiative tenait à son organisation débile, à son milieu inerte, au despotisme de l’habitude, aucunement à une absence de facultés. D’ailleurs, n’eût-elle eu que celle d’aimer, n’est-ce pas une impiété que de décréter de nullité une âme généreuse ?

J’avais à dire ceci une fois pour toutes, afin que l’on ne s’étonne pas de l’indépendance absolue dans laquelle je fus élevée, et qu’on n’attribue pas la tolérance de ma grand’mère à une apathie morale. C’était plutôt chez elle un parti pris, en attendant que l’âge lui en fît une nécessité. Elle vivait aussi peu que possible, craignant le vent, la chaleur, la poussière, toutes les rudesses de notre dur climat, n’ayant jamais eu besoin de locomotion, ou ayant perdu la force de braver la fatigue. Elle se plaignait doucement d’être ainsi, et ne voulait à aucun prix me voir suivre la même pente. Elle s’inquiétait de me voir tranquille à ses côtés et me poussait dehors à toute heure, disant que les enfants ont pour père et mère, avant tout, le soleil. Plus tard, s’accusant modestement de n’avoir point développé son intelligence, elle me poussa à la vie de l’esprit et se plut à voir prendre à ma personnalité toute l’extension possible. C’est dire que je fus bien gâtée ; mais je tiens à constater qu’on agit ainsi par système, et non pur négligence.