Calmann Lévy (2p. 55-61).



XLVIII


Le lendemain, à midi, je fus étonnée de voir arriver M. Mac-Allan à pied.

— Je ne viens pas de Toulon, me dit-il. J’ai pensé que ce serait trop loin pour conférer souvent avec vous et que je perdrais mes heures et mes yeux dans la poussière des chemins. J’ai accepté le seul gîte qui existe dans votre voisinage et l’hospitalité du docteur Reppe.

Un léger froncement du sourcil de Jennie me fit comprendre que notre adversaire s’était placé sous la main d’un ami bien froid, lequel avait une amie bien peu sûre. Instinctivement, je demandai à M. Mac-Allan s’il avait fait connaissance avec madame Capeforte.

— Oui, me répondit-il sans hésiter. Pour mes péchés, j’ai passé ma soirée avec cette personne mielleuse et son étonnante fille.

— En quoi trouvez-vous Galathée étonnante ?

— En tout ; mais ce n’est pas pour parler d’elle que je viens vous importuner de ma visite, c’est pour me mettre à vos ordres.

Jennie sortit sans affectation. Elle espérait que, seul avec moi, M. Mac-Allan me révélerait plus volontiers ce que Frumence m’avait conseillé de lui faire avouer ; mais j’avais affaire à forte partie, et j’étais incapable de diplomatie. L’impénétrabilité de M. Mac-Allan était à l’abri de toute insinuation comme de toute sommation, et le pis, c’est qu’il semblait ne mettre aucune finesse dans son jeu.

— Pourquoi, me dit-il après bien des questions inutiles de ma part, voulez-vous pénétrer les motifs de la marquise de Valangis ? Je n’ai pas mission de m’en expliquer avec vous. Nous devons nous placer, vous et moi, vis-à-vis d’une situation donnée, et, comme je ne me permets pas de vous demander compte de vos sentiments et de vos idées sur ma cliente, je ne me vois pas obligé de vous parler d’elle autrement que comme d’un fait qui s’oppose à l’avenir que vous aviez rêvé.

Je lui objectai en souriant que ce n’était pas là ce qu’il m’avait promis en se vantant de venir prendre mes ordres.

— J’avais compté, répondit-il, que vous ne m’en donneriez pas de contraires à mon mandat. On est entraîné à la confiance avec une personne comme vous. En me mettant à votre disposition, je n’ai pas cru m’exposer au danger de trahir mon devoir.

— Et j’espère que vous ne vous êtes pas trompé ; mais, moi, j’aurais cru que votre devoir était de me dire la vérité. Venez-vous à moi comme un messager de paix pour me dire : « Croyant que vous n’avez pas le droit d’hériter à notre place, nous avons pitié de votre dénûment, et, par respect pour l’affection que vous portait madame de Valangis, nous vous offrons des moyens d’existence ? » Ou bien, venez-vous, du haut de votre orgueil et de votre dédain, me dire ceci : « Nous voulons nier vos droits, et, pour nous épargner la peine d’un combat, nous payons à tout prix votre désistement, sans nous soucier de votre passé plus que de votre avenir ? »

— Il me semble, répondit Mac-Allan, que la première version est la bonne, puisque c’est à peu près dans ces termes que je compte rédiger nos conventions, si vous les acceptez.

— Vous dites que c’est la bonne interprétation : pouvez-vous me jurer que ce soit la vraie ?

— Et vous, mademoiselle, pouvez-vous me jurer que, si c’est la vraie, vous n’aurez pas d’objection à faire à mes offres ?

— Vous savez que je ne puis vous répondre sans l’aveu de mes conseils.

— De même que je ne puis vous répondre sans un engagement de votre part.

— Je vois bien, lui dis-je, que nous tournons dans un cercle vicieux et que vous vous jouez de ma simplicité. Ce n’est pas une bien belle victoire, monsieur Mac-Allan ! Vous avez dû faire des choses plus glorieuses et plus difficiles en votre vie ! Eh bien, je vais vous dire ce que je pense de la situation. Non-seulement je suis un obstacle à des projets que j’ignore, mais encore, pour des raisons que j’ignore également, on rougît de m’appartenir, et il me semble que, si j’acceptais,… si j’accepte vos offres, on triomphera de mon abaissement et de ma cupidité.

J’avais parlé avec plus d’émotion que je ne m’étais promis d’en montrer. M. Mac-Allan m’observait, et je ne pouvais lui cacher ma révolte intérieure. Je relirai ma main qu’il voulait prendre, et la surprise qu’il en témoigna m’étonna et me blessa un peu.

— Voyons, dit-il, — et il me semblait un peu ému lui-même, — je vois bien que vous n’acceptez pas. Prenez huit jours pour écouter M. Barthez, qui désire vous voir accepter.

— Vous ne savez rien, monsieur, des vues de M. Barthez.

— Pardonnez-moi. M. Barthez est ferme, loyal, prudent et assez fort ; mais sa conscience parle haut, et il n’y a que les gens sans foi ou sans entrailles qui sachent cacher leurs impressions à un œil attentif, M. Barthez sait bien que vous êtes désarmée devant la loi, et il s’inquiéterait de votre vivacité, s’il était ici. Moi, je vous quitte pour que vous ne brûliez pas imprudemment vos vaisseaux.

— Eh bien, ce que vous faites là n’est ni brave ni bon, lui dis-je sans me déranger pour recevoir son salut. Vous m’abandonnez huit jours à d’inutiles anxiétés, quand, dès à présent, vous pourriez me placer en face de ma propre conscience. J’ai certainement un devoir à remplir. Il n’est pas de situation sérieuse qui ne nous impose une sérieuse obligation. Pourquoi faut-il que j’ignore la mienne, quand je ne demande qu’à la connaître et à la remplir ! Suis-je un enfant inepte pour signer mon abaissement ou ma ruine sans savoir ce que je fais ? Faudra-t-il que, cédant aux conseils de la prudence mondaine, je reçoive de l’argent pour perdre mon nom, ou que, me fiant à mes instincts de fierté, je lutte, pour le garder, contre des inimitiés mystérieuses, peut-être implacables ? Quoi ! je ne saurai rien, et ce sera un texte de loi pour ou contre moi qui disposera de ma raison et de ma conscience ? Non ! je ne suis plus une enfant. Depuis hier surtout, il me semble que j’ai la force et le courage d’une personne mûre. Dites-moi qu’au nom de l’honneur on me demande je ne sais quel grand sacrifice, je me sens capable de l’accomplir ; ou que, par suite de je ne sais quelle haine, on veut me fouler aux pieds, je me sens l’énergie de tout braver ; mais ne me dites pas que je suis en péril et que, pour me sauver, j’ai le choix entre la honte et la misère, car je ne vois pas que j’aie mérité l’une, et je ne suis pas d’humeur à supporter l’autre.

— Eh bien, mademoiselle Lucienne, dit M. Mac-Allan, visiblement touché de ma détresse, je ne vous conseille plus d’attendre huit jours, je vous demande de me les accorder. Je vais faire mon possible pour modifier la douloureuse position qui vous est faite, et j’espère revenir officiellement avec des paroles que vous pourrez agréer.

— En huit jours, lui dis-je, vous n’aurez pas reçu ici, au bout de la France, une réponse d’Angleterre.

— C’est possible, mais j’aurai écrit, et, quand j’aurai écrit, je me servirai peut-être de mes pleins pouvoirs. Avant que je vous quitte, voulez-vous me permettre de voir un lieu très-étrange et très-pittoresque que l’on m’a dit faire partie de l’enclos de Bellombre ?

— C’est la Salle verte, lui répondis-je. Je vais vous y conduire ; car il y a beaucoup d’eau en ce moment, et l’endroit est dangereux pour qui ne le connaît pas.

— Non, permettez-moi de prendre un guide.

— Vous n’en trouverez pas à cette heure-ci.

— Alors, je dois renoncer… Croyez qu’il me faut du courage, car une promenade avec vous est une vive tentation pour moi ; mais vous me trouveriez bien grossier si j’acceptais, n’est-ce pas ?

— Nullement, puisque je m’offre à vous conduire.

— Alors, je cède.