Calmann Lévy (2p. 47-55).



XLVII


Depuis la mort de ma grand’mère, nous dînions toujours ensemble, Jennie et moi. Je ne la voulais pas souffrir debout derrière ma chaise, et elle avait consenti, non sans peine, à s’asseoir vis-à-vis de moi. Notre ordinaire était si frugal, que nous nous servions nous-mêmes.

— Savez-vous, me dit-elle quand nous fûmes au dessert, pourquoi votre père était marquis, tandis que sa mère n’était pas marquise ?

— Je croyais que ma bonne maman était marquise, et que, par prudence, elle avait laissé oublier son titre sous la Révolution.

— Pourquoi ne l’aurait-elle pas repris ensuite à la Restauration, comme tant d’autres qui avaient gardé l’habitude d’oublier leurs grandeurs sous l’Empire ?

— Je ne sais pas, Jennie. Ma bonne maman n’avait pas d’orgueil, voilà tout.

— Votre bonne maman tenait à sa noblesse. Je ne dis pas que ce fût par orgueil ; mais tous les nobles tiennent à cela, et, comme elle avait justement un grand respect pour les titres, elle ne voulait pas en prendre un qui ne lui appartenait pas.

— Alors, elle n’était pas marquise ?

— Et votre père n’était pas marquis.

— Ce que tu dis là m’humilie. Pourquoi donc alors usurpait-il ?…

— Mon Dieu ! il était émigré. Il faisait comme tant d’autres qui, n’ayant que leur nom, y ont ajouté un titre à l’étranger, pour faciliter leur établissement. Quand il a épousé votre mère, ce titre lui a servi. Elle n’était pas de grande famille, elle lui a apporté une certaine fortune qu’il a mangée, et il s’est trouvé veuf, pauvre, et toujours soi-disant marquis. Il était très-beau et très-aimable. Il a su plaire à lady Woodcliffe, qui était une riche veuve de grande famille, et dont les parents ont exigé qu’il fît ses preuves. Il ne pouvait pas les faire. Il a écrit à sa mère pour qu’elle obtint que Bellombre, qui est un ancien marquisat éteint, fût de nouveau érigé en marquisat en sa faveur. Il se serait appelé le marquis de Valangis-Bellombre, ou tout simplement le marquis de Bellombre. Il se figurait cela possible ; il avait gardé des idées d’avant la Révolution. Madame n’a pas seulement voulu l’essayer. Elle trouvait ça ridicule, car elle n’avait aucun lien de parenté avec les anciens seigneurs de Bellombre, et tout ce qu’elle pouvait faire valoir auprès des Bourbons, c’est que ses deux frères avaient été tués par Bonaparte dans le parti des Anglais. Madame ne voulait pas rappeler cela. Elle avait les idées de son mari, qui était, disait-elle, un peu patriote ; et puis elle disait encore que les bons noms se passent de titre et qu’elle n’avait pas besoin de se faire anoblir, étant aussi noble que qui que ce soit en Provence. Le mariage de son fils avec lady Woodcliffe a eu lieu malgré l’opposition de la famille de cette dame ; lady Woodcliffe aimait votre père. Cependant il paraît qu’elle s’est repentie de l’avoir épousé : il dépensait beaucoup, et, s’il ne l’a pas ruinée, c’est qu’elle a pris le dessus et l’a tenu un peu sévèrement. C’est une maîtresse femme, à ce qu’il paraît ; mais elle n’a jamais pu se faire appeler marquise par ses nobles parents, qui lui reprochaient de s’être mésalliée, et elle n’a jamais pardonné à madame de n’avoir pas fait sa volonté. Elle a refusé de venir la voir, et elle est la cause que votre père n’a jamais osé vous reconnaître ouvertement. À présent je devine ce qu’elle veut ; votre père l’avait assez donné à entendre dans ses lettres. Elle veut que son fils aîné soit marquis ; elle veut obtenir cela du roi de France, elle n’y épargnera pas l’argent. Elle veut que Bellombre devienne son fief, et, quand elle y sera parvenue, elle se pardonnera à elle-même d’avoir été jusqu’à présent madame de Valangis tout court. Voilà pourquoi elle vous offre beaucoup d’argent pour vous évincer d’ici. Elle s’imagine que, si vous vous mariez avec votre nom de Valangis et votre propriété de Bellombre en dot, le marquisat pourra être obtenu par votre mari. Je ne peux m’expliquer autrement sa conduite.

— Tu as sans doute raison ; mais cette femme n’est-elle pas un peu folle ?

— Eh ! mon Dieu ! est-ce que, pour expliquer la moitié des choses de ce monde, il ne faut pas admettre que c’est la folie qui en est cause ? Voilà pourquoi on doit être raisonnable soi-même et patient avec les esprits malades.

— Oui, ma Jennie, tu dis vrai. Cela me fait penser à te dire que je pardonne à ton mari. Ah ! quand je songe que, sans lui, je ne t’eusse jamais connue, je suis prête à le remercier de tous les embarras qu’il nous cause aujourd’hui.

Jennie m’embrassa.

— Je vous y ai trop laissée, dans ces dangers où vous voilà, me dit-elle. Peut-être que, si j’avais sacrifié mon mari, nous aurions aujourd’hui des preuves.

— Tu as fait ton devoir, et je t’en estime mille fois davantage. Tiens, vois-tu, Jennie, j’ai été bouleversée ce matin, quand j’ai rencontré cet Anglais ; mais, depuis que j’ai entendu lire ton histoire et la mienne, j’ai bien du courage, va. ! Ah ! plût au ciel que je fusse ta fille ! j’en serais fière.

— Ne dites pas cela ! vous ne seriez pas la petite-fille de votre bonne maman !

— C’est vrai, je lui dois de tenir à son nom, qu’elle m’a rendu avec tant de confiance, et tout mon orgueil doit être d’appartenir à cet ange de bonté. Quant aux titres, je m’en moque comme elle s’en moquait.

— Bien ; mais son nom doit vous être sacré : vous ne pouvez pas le vendre. Qu’on vous l’arrache si on veut et si on peut, mais qu’il ne soit pas dit qu’on vous l’a acheté !

— Ah ! ma chère Jennie, m’écriai-je, tu as lu dans mon cœur ; voilà mon intention bien arrêtée, et, si je n’ai pas maltraité M. Mac-Allan comme l’a fait l’abbé Costel, c’est parce que je ne veux pas avoir l’air d’agir avec dépit et de provoquer des scandales. Et puis il faut absolument, Frumence l’a dit et il a raison, que je découvre pourquoi l’on me persécute.

— Si on vous hait, c’est à cause de votre grand’mère, dont on n’a pas pu se venger pendant sa vie ; mais je ne vois pas encore la persécution : ce n’est qu’une affaire de vanité. On aura su que vous deviez épouser Marius.

— Comment l’aurait-on su ? C’était un secret entre nous jusqu’à présent, puisque la lettre destinée à mon père n’a pas été envoyée.

— Ah ! voilà ! Il y a quelqu’un dans le pays qui épie, qui rapporte, qui arrange peut-être tout ce qui se fait ici. Cela se voyait bien dans les lettres de votre père à madame, et madame s’en tourmentait. M. Barthez, qui a toutes les lettres, en sait peut-être plus long là-dessus qu’il ne veut encore nous le dire.

— Tu as raison. Il faut que quelqu’un ait écrit là-bas du mal de moi, et peut-être qu’on me juge indigne de porter le nom qu’on porte soi-même !

— Il ne faut pas croire cela, dit Jennie. Quel mal peut-on dire de vous ?

Jennie était optimiste ; c’était le sublime défaut de cette généreuse nature si éprouvée et toujours si sereine. Elle réussit à me distraire de mon inquiétude et à me faire participer au calme étonnant qui résidait en elle. Ce calme semblait augmenter aux heures de crise, et, si elle avait des élans d’enthousiasme ou d’indignation, c’était pour se remettre à l’œuvre, l’instant d’après, dans sa voie de patience et d’activité.

— Mais que penses-tu de Marius ? dis-je en souriant, à Jennie, pendant qu’elle me coiffait pour la nuit.

— Marius ? Je ne veux pas en parler, répondit-elle.

— Ah ! de ta part, voilà un blâme bien sévère.

— Ne me faites rien dire.

— Si fait. Est-ce qu’il ne te semble pas que Marius, élevé par ma grand’mère et lui devant tout, était obligé de faire la folie de m’épouser ?

— Vous ne lui avez pas donné le temps de vaincre un peu de lâcheté. Si vous aviez dit : « Marius, je compte sur toi, » il n’aurait pas osé démentir l’abbé. L’abbé a été imprudent. On a mal pris ce jeune homme.

— Ah ! tu voudrais que j’eusse attendu ses réflexions et ranimé son courage ?

— Vous en demandez trop : prenez garde de n’être jamais heureuse ! Voulez-vous que tout de suite, comme cela, on comprenne son devoir et on le fasse ?

— As-tu jamais hésité devant le tien, Jennie ? et ne m’as-tu pas appris à marcher vite et droit comme tu marches ?

— Tout le monde n’a pas la vue bonne et le mouvement prompt ; ne condamnons pas encore cet enfant : qui sait s’il ne se repent pas ce soir, et s’il ne reviendra pas demain vous dire qu’il veut vous sauver ?

— Ah ! Jennie, je demande à Dieu de ne point lui inspirer ce bon mouvement ! je serais peut-être forcée de l’accepter, puisque c’est un devoir pour moi de sauver des outrages le nom que ma grand’mère m’a transmis.

— Voyons, Lucienne, est-ce le dépit qui vous fait parler ? Soyez franche, est-ce que c’est bien arrêté que vous n’avez plus d’amitié pour Marius ?

— De l’amitié, si fait, j’en ai encore. Je lui pardonne d’être égoïste et peureux. Je l’estime quand même à d’autres égards… Mais…

— Mais quoi ? Vous ne l’aimez pas d’amour, je le sais bien, et il m’a toujours semblé que vous ne vouliez pas connaître l’amour.

— Je désire, en effet, ne pas le connaître. C’est un sentiment exalté que je crains… Mais…

— Mais quoi encore ?

— Ah ! Jennie, je ne sais pas ; il me semble qu’il y a amitié et amitié. Il me semble que, si tu n’as pas d’amour pour Frumence…

— Je n’en ai pas.

— Soit ! mais ton amitié pour lui est une confiance absolue dans son caractère, et cette amitié-là doit être bien douce !

— Oui, c’est une bonne chose ; mais vous rencontrerez bien peu de caractères comme Frumence. Il est peut-être seul de son espèce. Songez donc qu’il n’a pas vécu comme un autre, et qu’il n’a pas eu de tentations. Il n’a rien à voir dans le monde, le monde ne viendrait pas au-devant de lui. Votre cousin, que je ne veux pas vous voir épouser par respect humain, mais qui mérite peut-être de rester votre ami, est entouré d’exemples d’ambition, de mauvais conseils peut-être…

— Parlons de Frumence. Pourquoi n’as-tu pas d’amour pour lui ?

— Et pourquoi voulez-vous que j’aie de l’amour, vous qui condamnez l’amour comme une folie ? Souffrez, petite, que je sois aussi raisonnable que vous.

Il se faisait tard, j’étais fatiguée, et je savais que, sur certains sujets de conversation, l’épanchement de Jennie se fermait comme un livre.