Calmann Lévy (1p. 168-175).



XXV


Bien que le mot de petits chagrins me blessât un peu, je descendis un étage de la montagne, je m’assis à l’ombre d’un rocher, dont les capillaires et les scolopendres pleuraient lentement sur ma tête les larmes parcimonieuses de la source. J’avais pris le goût d’être seule et de me sentir un peu poëte. Je me voyais enfin pour mon compte dans une circonstance tant soit peu romanesque ; un peu de mystère, un ami fidèle qui allait venir me trouver dans un lieu désert et pittoresque pour me donner des consolations et guérir par de sages paroles, dignes d’un ermite des anciens jours, une peine cruelle dont je ne savais pas précisément la cause et dont je ne m’apercevais guère une heure auparavant : c’était une situation, c’était un accident imprévu dans ma vie monotone, c’était enfin ma première aventure !

Je m’y laissai aller avec un véritable plaisir, me comparant à une des illustres infortunées de mes romans, et cherchant avec un peu d’étonnement et d’anxiété comment je pourrais obliger Frumence à ne plus croire mes chagrins si petits et si puérils.

Il vint me rejoindre au bout d’un quart d’heure, et, m’offrant son bras qui était bien encore un peu haut pour le mien, il me parla ainsi :

— J’ai réfléchi, tout en me rendant ici, à ce que vous m’avez dit. J’ai vu les drôles de dessins que fait miss Agar, et je l’ai entendue parler un instant avec mon oncle. De ce peu d’observations, je conclus pourtant que miss Agar est une bonne personne, assez nulle et un peu affectée. Ce ne seraient pas là des défauts suffisants pour qu’on se hâtât de l’éloigner de vous et pour que vous fussiez très-impatiente de vous débarrasser d’elle.

— C’est vrai, répondis-je, elle gagne sa vie chez nous, et je ne voudrais pas la faire renvoyer pour si peu.

— Vous avez toujours été très-bonne, vous l’êtes encore. Supportez donc les travers de cette demoiselle jusqu’à ce qu’on ait pu la remplacer avec avantage pour vous, sans préjudice pour elle. Vous en sentez-vous capable ?

— Oui, répondis-je, flattée de pouvoir me montrer généreuse, je m’en sens capable.

— Moi, reprit Frumence, je vous promets de parler sérieusement de vous à madame Jennie. Si vous devez revenir dimanche prochain, tâchez de faire qu’elle vienne avec vous et que mademoiselle Agar reste au château. Nous aviserons au moyen de vous trouver une compagnie plus utile que celle de cette personne distraite. Dites-moi… je remarque que vous êtes ici depuis deux heures, vous d’un côté, elle de l’autre ; a-t-elle coutume de s’inquiéter aussi peu de ce que vous devenez autour d’elle ?

— Ne vous ai-je pas dit, Frumence, que c’est moi qui la mène promener comme on mène une bique aux champs, et que, sans moi, elle se perdrait comme un mouchoir ?

— Jennie ne sait donc pas cela ?

— Non, Jennie ne le sait pas précisément. Quand je sors avec miss Agar, celle-ci prend de grands airs de bonne gardienne, elle me répète quinze fois de ne pas oublier mon voile et mes gants, tandis qu’elle-même oublie toutes ses affaires, excepté…

— Excepté quoi ?

— Ses romans.

— Elle lit beaucoup de romans ?

— Elle ne lit rien autre chose.

— Mais elle ne vous en fait pas lire ?

— Non, répondis-je en rougissant, elle se cache de moi pour s’en repaître.

Frumence vit que j’avais rougi, et tout doucement il me confessa. Je ne savais pas mentir, je lui avouai que je lisais tous les romans de miss Agar en même temps qu’elle, et j’en fis connaître les titres au bon Frumence, qui eût pu me répondre : Si j’en connais pas un, je veux être étranglé ; mais, comme il y avait assez de finesse sous sa candeur, il réussit à savoir que ces fictions avaient de l’attrait pour moi, et que, si je n’avais pas encore signalé à Jennie la négligence de ma gouvernante, c’était pour ne pas être privée de ces furtives et attachantes lectures.

M’en faire connaître le néant ou le danger eût été le premier mouvement de Frumence ; mais, ne sachant encore s’il réussirait à me délivrer de miss Agar, il s’avisa d’un meilleur moyen.

— Je ne connais pas ces livres, me dit-il ; par conséquent, je suis presque certain qu’ils ne renferment rien d’utile et d’instructif pour votre âge. Puisque vous aimez la lecture, ne pourriez-vous lire de bons ouvrages qui seraient amusants ? Voulez-vous que je vous en procure ?

— Oui ; mais, si cela n’entre pas dans le plan d’éducation abrutissante d’Agar, elle me les ôtera. Elle tient à ses idées, quand par hasard il lui arrive d’en avoir.

— Eh bien, puisque vous lisez en cachette d’elle ses propres livres, pourquoi ne liriez-vous pas de même ceux que je vous propose ?

L’idée était lumineuse, et je l’acceptai d’emblée.

— À dimanche donc, me dit Frumence. J’irai à Toulon dans la semaine, j’y chercherai des éditions portatives et vous les emporterez. Jenny sera dans votre confidence, et vous savez bien qu’elle ne vous trahira pas. — À présent, ajouta-t-il, parlons de M. Marius. Vous a-t-il fait quelque chagrin auquel on puisse essayer de porter remède ?

— Non, répondis-je ; Marius est à présent très-gentil avec moi. Il n’est plus despote comme autrefois, et, pour ma part, je n’ai pas à me plaindre de lui.

— Eh bien, alors ?

Je ne savais trop que répondre. Marius ne contribuait certainement pas alors à mon ennui habituel, et mes fiançailles avec lui ne me causaient certes aucune inquiétude. Ma réponse à Frumence fut embarrassée. Je prétendis — et, en disant cela, je me le persuadai — que j’aurais voulu trouver dans Marius un tendre frère, tandis que je ne trouvais en lui qu’un camarade indifférent.

— Manque-t-il de confiance en vous ? dit Frumence.

— Non, je suis sa confidente parce que je me trouve là et qu’il faut bien parler de quelque chose ; mais il n’a rien à confier, il n’aime et ne hait personne, c’est un cœur de glace.

Je faisais des phrases pour le besoin d’en faire. Frumence y fut pris comme je m’y prenais moi-même. Je me cherchais un sujet de chagrin pour me grandir et reluire à mes propres yeux. Il crut à un chagrin réel et me donna sérieusement des consolations dont je n’avais réellement nul besoin.

— Il est vrai, me dit-il, que Marius est peu expansif et assez frivole ; mais il est si jeune, qu’on serait injuste de se prononcer sur son caractère. Il a des qualités auxquelles j’ai toujours rendu justice, et, si vous avez beaucoup d’affection pour lui, vous devez prendre à cœur de combattre ses défauts sans les lui reprocher trop ouvertement. Il est facile à blesser ; cela vient de la fausse position où il se trouve. Le voilà obligé de compter sur lui-même, lui qui croyait son sort assuré par le fait de sa naissance. C’est peut-être un malheur de se persuader qu’on est quelque chose en dehors de son être moral ; mais vous le changerez, vous lui ouvrirez les yeux, et peu à peu, dans quelques années peut-être, il aura, pour votre sollicitude et pour vos bons conseils, la reconnaissance que vous aurez méritée. Vous êtes très-sensible, mademoiselle Lucienne ; ne soyez pas susceptible, car un excès de sensibilité peut rendre injuste. À présent, remontons au presbytère, et vous retournerez embrasser Jennie et votre bonne maman. De ce côté-là, vous êtes bien heureuse, vous avez deux tendres mères ; songez à ceux qui n’en ont pas du tout !

Nous arrivions au presbytère, où miss Agar était en train de décrire le Vésuve, la mer de Glace et le pic du Midi à l’abbé Costel. Frumence m’aida à grimper sur Zani et me dit qu’il ne fallait ni galoper ni trotter à la descente. J’avais bien envie de lui désobéir, mais je le vis m’accompagner du regard aussi longtemps qu’il put m’apercevoir, et reparaître ensuite de roche en roche, comme pour me surveiller. Je fus flattée de la sollicitude de Frumence, et je le pris dès lors très au sérieux.

— J’ai un véritable ami, me disais-je, je ne suis pas seule au monde.

Ingrate enfant que j’étais ! je m’étais apparemment un peu blasée sur l’incomparable affection de Jennie, ou je m’étais habituée à croire qu’elle m’était due. Il me fallait du nouveau, et j’en faisais avec la vieille amitié oubliée de Frumence.