Calmann Lévy (1p. 175-185).



XXVI


Jennie hésita beaucoup à m’accompagner aux Pommets le dimanche suivant, et je m’en étonnai. Il me fallut lui dire que Frumence voulait lui parler de moi, et que tout n’allait pas dans ma vie aussi bien qu’elle le pensait. Quand j’eus réussi à l’inquiéter, je refusai de m’expliquer, disant que cela regardait Frumence. Elle se décida, après avoir fait promettre au docteur de venir déjeuner avec ma grand’mère et de lui tenir compagnie jusqu’à ce que nous fussions rentrées.

Quand nous eûmes déjeuné nous-mêmes chez Frumence avec le curé, Frumence me fit signe d’aller au jardin avec son oncle, et il causa une demi-heure avec Jennie ; après quoi, ils revinrent à moi, et le curé nous quitta. Jennie avait sa figure calme et décidée de tous les instants. Frumence était ému, et ses yeux brillaient extraordinairement. Il prit mes bras et les plaça autour du cou de Jennie en me disant :

— Aimez-la bien, car vous êtes tout pour elle.

— M. Frumence a raison, répliqua Jennie en m’embrassant. Vous passez et vous passerez toujours avant tout ; mais que ne me disiez-vous, méchante enfant, que cette Anglaise vous était si désagréable ?

— Je te l’ai dit, ma Jennie. Tu me répondais : « Vous vous y ferez. » Tu vois bien qu’il a fallu que Frumence s’en mêlât.

— Il m’a dit des choses que je ne savais pas. Allons, nous ferons ce qu’il dit. Vous patienterez ; vous ne lirez plus les livres que vous ne connaissez pas, mais ceux qui sont là et que nous allons emporter. La bonne maman changera tout doucement la gouvernante, ça ne se fait pas du jour au lendemain, et, en attendant, vous vous gouvernerez un peu vous-même ; vous l’avez promis. Vous ne vous casserez pas le cou à cheval, et puis…

— Et puis quoi, Jennie ?

— Eh bien, au lieu de rêvasser toute la journée, vous ferez des extraits comme autrefois, vous vous donnerez une tâche, vous serez votre précepteur. Frumence croit que vous êtes capable de cette volonté-là. Moi, je ne sais pas ; qu’est-ce que vous en dites ?

— C’est-à-dire que Frumence juge mieux que toi de ma raison ?

— C’est peut-être ça ; mais Frumence dit que vous ne pouvez et ne devez lui rien promettre, parce qu’il n’est plus votre maître d’école, et qu’on pourrait lui reprocher de se mêler de ce qui ne le regarde pas. Vous ne devez promettre qu’à vous-même. C’est à vous de nous dire si vous vous connaissez et si vous vous estimez assez pour ça.

Je fus presque offensée des doutes de Jennie.

— Je peux tout me promettre à moi-même, répondis-je ; mais je ne peux pas tout deviner, et il faut que Frumence s’intéresse assez à moi pour me parler raison de temps en temps et m’expliquer ce que je ne comprendrai pas. Il n’est plus question de maître et d’élève ; mais je ne sais pas pourquoi Frumence ne serait pas mon ami, si je désire qu’il le soit, et n’accepterait pas ma confiance, puisque je la lui donne.

J’entraînais Frumence sans m’en douter, sans qu’il s’en doutât lui-même, dans un rouage de mon existence, et, pour expliquer l’alternative où il se trouvait entre son moi et le mien, je dois dire ici ce qui se passait en lui.

Frumence, à force de lire les anciens et de vivre loin des modernes, était un vrai stoïcien. Il manquait à cet excellent esprit la notion du monde d’action et de relation où il n’avait pas trouvé sa place. Frumence, j’étais bien loin de m’en douter, ne croyait pas à une autre vie, et Dieu lui apparaissait comme une grande loi existant par elle-même et pour elle-même, créant et broyant, sans amour et sans haine, les choses et les êtres soumis à son activité dévorante. Puisque tout passe si vite et sans retour, s’était-il dit, à quoi bon s’agiter dans ce peu de liberté et d’initiative accordé à l’homme ? Que chacun obéisse à son impulsion et goûte la petite part de satisfaction qui lui est échue ! Puis il s’était examiné naïvement lui-même, et il avait reconnu que ce système d’égoïsme était assujetti à des instincts de dévouement qu’il lui serait difficile de combattre ; il s’était donc promis de ne pas les combattre du tout. Il aimait avant tout son père adoptif, et il était résolu à vivre entièrement pour lui, à travailler pour lui lucrativement, s’il lui fallait du bien-être ; misérablement, s’il ne lui fallait que le nécessaire.

L’abbé avait choisi. La société de Frumence était tout pour lui. Frumence avait rompu avec toute pensée d’avenir tant que vivrait son ami, et ce qu’il voyait au delà, c’était une consécration du même genre à un autre être, celui qu’il en jugerait digne.

Son existence ainsi simplifiée, il était parfaitement calme et se livrait à l’étude joyeusement. Le traitement du curé fournissait le pain quotidien. Dans ce pays et à cette époque, on vivait avec quelques sous par jour. Six heures de travail manuel chez Pachouquin procuraient quelques autres sous qui suffisaient à l’entretien du vêtement. La cure s’écroulait bien un peu, Frumence faisait du mortier, cassait des pierres et réparait lui-même. L’oncle avait une bibliothèque, et, quant aux livres nouveaux, on avait à Toulon quelques amis qui en prêtaient assez pour que l’on pût se mettre au courant des publications intéressantes. On n’y tenait d’ailleurs pas essentiellement, au presbytère des Pommets ! On aimait tant les anciens, qu’on n’admettait guère l’idée du progrès. On était persuadé que l’esprit de l’homme repasse toujours par les mêmes phases, et, comme cela est vrai jusqu’à un certain point, on croyait plus à la roue qui tourne sur elle-même qu’à la roue qui avance en tournant : cette vérité qui se répand aujourd’hui était encore très-discutée il y a dix ans[1], et elle n’avait pas pénétré au fond de nos montagnes ; Frumence n’était donc pas très-excentrique en taillant encore sa vie sur le patron d’Épictète ou de Socrate.

Satisfait de ce parti pris, qui ressemblait à de l’apathie sans en être, on a vu qu’il avait beaucoup hésité à se charger de mon éducation et de celle de mon cousin. La circonstance exceptionnelle qui lui avait permis d’être à la fois chez nous et chez lui l’avait décidé à faire ce qu’il appelait sa fortune, c’est-à-dire à gagner six cents francs par an durant trois ans et demi ; avec ce trésor, qu’il avait placé dans une vieille boîte à sel suspendue à la tête du lit de son oncle, auprès de l’effigie de Jésus le stoïcien, Frumence ne s’inquiétait plus de rien dans l’univers. Son oncle pouvait être malade ou infirme, il y avait là de quoi le soigner. Il n’en avait distrait que le strict nécessaire pour se vêtir en paysan, ou peu s’en faut, et se conserver propre.

Il était donc heureux, sauf une peine secrète qu’il savait combattre et cacher, son attachement pour Jennie, pour moi et pour ma grand’mère, et même pour Marius. Il n’avait pu vivre avec nous sans s’attacher à nous, et il se reprochait cette faiblesse, qui l’attirait dans une complication de dévouements mal définis. Frumence ne croyait qu’à ce qu’il pouvait définir. Il doutait de lui devant l’incertain et s’effrayait presque devant l’inconnu ; c’était là sa vertu et son défaut. Il aimait trop les gens à force de se défendre de les aimer, et il était homme, après avoir dit cent fois : « Je n’y pourrai rien, » à se jeter pour eux dans tous les périls, sans raisonner davantage et sans regarder derrière lui.

À l’appel de mon amitié, la sienne se livra sans autre résistance.

— Vous savez bien, me dit-il ingénument, que je vous aime de tout mon cœur et que je serai à vos ordres ; mais c’est à une condition, c’est que votre grand’mère n’enverra plus de cadeaux ici. Nous aurions pu nous faire une cave avec toutes les bouteilles de vin vieux et une confiserie avec toutes les friandises que cette bonne dame nous fait passer ; mon oncle en a encore pour longtemps, et, moi, je ne fais aucun cas de ces douceurs-là ; et puis cela ressemblerait à un payement, et, vous l’avez dit, ma chère Lucienne, il n’y a plus de maître ni d’élève ; il y a deux amis qui causeront ensemble quand il vous plaira… c’est-à-dire quand ce sera nécessaire.

Je sus bien rendre la chose nécessaire, je m’emparai de l’amitié, de l’intérêt et de l’attention de Frumence avec une parfaite innocence d’intentions, et sans me douter que mes vaines et vides confidences pussent troubler sa tranquillité d’esprit et la régularité de ses habitudes. Je voulus être son enfant gâté comme j’étais celui de Jennie ; mais en même temps je voulais être une amie sérieuse et une personne intéressante. Jennie était une mère, je m’arrangeais pour que Frumence fût un frère.

Je fus très-égoïste, ce qui ne m’empêcha pas de m’attacher beaucoup à lui. Je le voyais tous les dimanches. Tous les dimanches, je déjeunais frugalement sur le bout de sa grande table avec Jennie ou Agar, qui m’accompagnaient tour à tour, et, chose étrange, honteuse à dire, j’aimais mieux être conduite par Agar, qui me laissait causer tête à tête avec mon ami, que par Jennie, dont le jugement droit et le bon sens rigide me gênaient un peu pour lui dire tout ce qui me passait par la tête. J’étais curieuse de comprendre la vie étrangement stoïque de mon solitaire ; je n’y avais jamais songé autrefois. Je me demandais maintenant comment on vit tout seul sans effroi et sans ennui, et, quand Frumence me disait qu’il vivait ainsi volontairement et sans regret, il devenait pour moi un personnage important et mystérieux avec qui j’étais fière de traiter d’égal à égal.

Je lus les bons livres qu’il me prêtait. J’eus de la peine à passer des Lorenzo et des Ramire aux hommes de Plutarque ; mais, croyant me grandir en faisant connaissance avec eux, je tins bon et j’élevai insensiblement mon niveau en voyant s’agrandir l’horizon. Frumence fut surpris de me trouver en peu de temps convertie au vrai beau. Malheureusement, les livres qu’il s’était flatté de me procurer manquèrent bientôt. Il reconnut qu’il n’y avait presque rien à donner à lire à une jeune fille que l’on voulait garder parfaitement candide en l’éclairant, et qu’il faudrait des abrégés expurgés de tous les textes. Pourtant, les bonnes lectures sont l’unique défense de la jeune fille contre les vaines imaginations qui la sollicitent. Frumence se vit entraîné à me faire des extraits qui prirent ses soirées plusieurs fois par semaine. Il s’y résigna d’abord et s’y complut ensuite, car je répondais à son zèle par de véritables progrès, et il était un peu fier de moi. Je trouvais un attrait singulier à cette éducation, qui était un secret entre nous et Jennie. Ma grand’mère comprenait enfin que miss Agar ne m’apprenait ni dessin ni musique, et qu’elle était devenue parfaitement inutile. Elle l’avait prévenue d’avoir à chercher une autre famille, et, un beau jour, miss Agar partit pour Naples, enchantée de revoir le Vésuve et nullement désolée de quitter notre vilain pays. Son départ fit si peu de vide chez nous, qu’on s’en aperçut à peine ; mais j’éprouvai une certaine inquiétude quand Jennie me déclara qu’il lui devenait presque impossible de quitter ma bonne maman, qu’on n’avait pas encore trouvé de gouvernante, et que je ne pourrais plus aller à la messe le dimanche. Je ne tenais pas à la messe. Denise m’avait éloignée de la dévotion pour toujours. J’étais chrétienne, et Frumence faisait bien de me cacher son athéisme, j’en eusse été fort scandalisée ; mais je ne me serais pas crue damnée pour manquer aux offices, et je sentais qu’il fallait y manquer plutôt que de négliger le soin de ma grand’mère.

Mais renoncer à mes entretiens du dimanche avec mon savant ami, c’était un chagrin véritable, et je me pris à regretter miss Agar.

Il me fallait pourtant de l’exercice, et, dès que Jennie me vit un peu pâle, elle s’alarma et décida que je monterais à cheval pour manéger Zani dans la prairie, sous les yeux de Michel. Il y avait un autre cheval pour Michel, et il le monta pour mieux diriger mes leçons d’équitation. La prairie m’ennuya vite, et il me fut permis de galoper un peu avec mon écuyer sur le chemin du Revest, et puis plus loin, et puis un peu partout ; et enfin, comme je n’avais plus de prétexte pour me dispenser de la messe, et que ma bonne maman y tenait toujours, je repris le sentier des Pommets et les entretiens du dimanche.

Tout allait bien, je ne m’ennuyais plus, la solitude ne m’était plus dangereuse, je prenais le goût de l’indépendance et de l’activité sans chercher trop avidement le but de ma vie et l’emploi de mes forces. Frumence formait mon esprit et dirigeait mes pensées avec beaucoup d’intelligence et de délicatesse. Il n’était pas resté longtemps sans s’apercevoir que j’avais un peu posé devant lui, que je n’étais pas si troublée et si intéressante qu’il l’avait cru d’abord. Il me trouvait facile à guérir, et, son optimisme aidant, il me rêvait un avenir de raison et de bonheur. J’entrais dans ma dix-huitième année, et il n’y avait pas encore eu de tempête dans mon cerveau. Un incident fortuit souleva l’ouragan, et par la main même du sage Frumence.

  1. Il ne faut pas oublier que Lucienne écrit en 1828.