EXPÉRIENCE DE LA VIE D’USINE[1]
(Marseille, 1941-1942)



Les lignes qui suivent se rapportent à une expérience de la vie d’usine qui date d’avant 1936. Elles peuvent surprendre beaucoup de gens qui n’ont été en contact direct avec des ouvriers que par l’effet du Front Populaire. La condition ouvrière change continuellement ; elle est parfois autre d’une année à la suivante. Les années qui ont précédé 1936, très dures et très brutales en raison de la crise économique, reflètent mieux pourtant la condition prolétarienne que la période semblable à un rêve qui a suivi.

Des déclarations officielles ont fait savoir que désormais l’État français chercherait à mettre fin à la condition prolétarienne, c’est-à-dire à ce qu’il y a de dégradant dans la vie faite aux ouvriers, soit dans l’usine, soit hors de l’usine. La première difficulté à vaincre est l’ignorance. Au cours des dernières années on a bien senti qu’en fait les ouvriers d’usine sont en quelque sorte déracinés, exilés sur la terre de leur propre pays. Mais on ne sait pas pourquoi. Se promener dans les faubourgs, apercevoir les chambres tristes et sombres, les maisons, les rues, n’aide pas beaucoup à comprendre quelle vie on y mène. Le malheur de l’ouvrier à l’usine est encore plus mystérieux. Les ouvriers eux-mêmes peuvent très difficilement écrire, parler ou même réfléchir à ce sujet, car le premier effet du malheur est que la pensée veut s’évader ; elle ne veut pas considérer le malheur qui la blesse. Aussi les ouvriers, quand ils parlent de leur propre sort, répètent-ils le plus souvent des mots de propagande faits par des gens qui ne sont pas ouvriers. La difficulté est au moins aussi grande pour un ancien ouvrier ; il lui est facile de parler de sa condition première, mais très difficile d’y penser réellement, car rien n’est plus vite recouvert par l’oubli que malheur passé. Un homme de talent peut, grâce à des récits et par l’exercice de l’imagination, deviner et décrire dans une certaine mesure du dehors ; ainsi Jules Romains a consacré à la vie d’usine un chapitre des Hommes de bonne volonté. Mais cela ne va pas très loin.

Comment abolir un mal sans avoir aperçu clairement en quoi il consiste ? Les lignes qui suivent peuvent peut-être quelque peu aider à poser au moins le problème, du fait qu’elles sont le fruit d’un contact direct avec la vie d’usine.


L’usine pourrait combler l’âme par le puissant sentiment de vie collective — on pourrait dire unanime — que donne la participation au travail d’une grande usine. Tous les bruits ont un sens, tous sont rythmés, ils se fondent dans une espèce de grande respiration du travail en commun à laquelle il est enivrant d’avoir part. C’est d’autant plus enivrant que le sentiment de solitude n’en est pas altéré. Il n’y a que des bruits métalliques, des roues qui tournent, des morsures sur le métal ; des bruits qui ne parlent pas de nature ni de vie, mais de l’activité sérieuse, soutenue, ininterrompue de l’homme sur les choses. On est perdu dans cette grande rumeur, mais en même temps on la domine, parce que sur cette basse soutenue, permanente et toujours changeante, ce qui ressort, tout en s’y fondant, c’est le bruit de la machine qu’on manie soi-même. On ne se sent pas petit comme dans une foule, on se sent indispensable. Les courroies de transmission, là où il y en a, permettent de boire par les yeux cette unité de rythme que tout le corps ressent par les bruits et par la légère vibration de toutes choses. Aux heures sombres des matinées et des soirées d’hiver, quand ne brille que la lumière électrique, tous les sens participent à un univers où rien ne rappelle la nature, où rien n’est gratuit, où tout est heurt, heurt dur et en même temps conquérant, de l’homme avec la matière. Les lampes, les courroies, les bruits, la dure et froide ferraille, tout concourt à la transmutation de l’homme en ouvrier.

Si c’était cela, la vie d’usine, ce serait trop beau. Mais ce n’est pas cela. Ces joies sont des joies d’hommes libres ; ceux qui peuplent les usines ne les sentent pas, sinon en de courts et rares instants, parce qu’ils ne sont pas des hommes libres. Ils ne peuvent les sentir que lorsqu’ils oublient qu’ils ne sont pas libres ; mais ils peuvent rarement l’oublier, car l’étau de la subordination leur est rendu sensible à travers les sens, le corps, les mille petits détails qui remplissent les minutes dont est constituée une vie.

Le premier détail qui, dans la journée, rend la servitude sensible, c’est la pendule de pointage. Le chemin de chez soi à l’usine est dominé par le fait qu’il faut être arrivé avant une seconde mécaniquement déterminée. On a beau être de cinq ou dix minutes en avance ; l’écoulement du temps apparaît de ce fait comme quelque chose d’impitoyable, qui ne laisse aucun jeu au hasard. C’est, dans une journée d’ouvrier, la première atteinte d’une règle dont la brutalité domine toute la partie de la vie passée parmi les machines ; le hasard n’a pas droit de cité à l’usine. Il y existe, bien entendu, comme partout ailleurs, mais il n’y est pas reconnu. Ce qui est admis, souvent au grand détriment de la production, c’est le principe de la caserne : « Je ne veux pas le savoir. » Les fictions sont très puissantes à l’usine. Il y a des règles qui ne sont jamais observées, mais qui sont perpétuellement en vigueur. Les ordres contradictoires ne le sont pas selon la logique de l’usine. À travers tout cela il faut que le travail se fasse. À l’ouvrier de se débrouiller, sous peine de renvoi. Et il se débrouille.

Les grandes et petites misères continuellement imposées dans l’usine à l’organisme humain, ou comme dit Jules Romains, « cet assortiment de menues détresses physiques que la besogne n’exige pas et dont elle est loin de bénéficier », ne contribuent pas moins à rendre la servitude sensible. Non pas les souffrances liées aux nécessités du travail ; celles-là, on peut être fier de les supporter ; mais celles qui sont inutiles. Elles blessent l’âme parce que généralement on ne songe pas à aller s’en plaindre ; et on sait qu’on n’y songe pas. On est certain d’avance qu’on serait rabroué et qu’on encaisserait sans mot dire. Parler serait chercher une humiliation. Souvent, s’il y a quelque chose qu’un ouvrier ne puisse pas supporter, il aimera mieux se taire et demander son compte. De telles souffrances sont souvent par elles-mêmes très légères ; si elles sont amères, c’est que toutes les fois qu’on les ressent, et on les ressent sans cesse, le fait qu’on voudrait tant oublier, le fait qu’on n’est pas chez soi à l’usine, qu’on n’y a pas droit de cité, qu’on y est un étranger admis comme simple intermédiaire entre les machines et les pièces usinées, ce fait vient atteindre le corps et l’âme ; sous cette atteinte, la chair et la pensée se rétractent. Comme si quelqu’un répétait à l’oreille de minute en minute, sans qu’on puisse rien répondre : « Tu n’es rien ici. Tu ne comptes pas. Tu es là pour plier, tout subir et te taire. » Une telle répétition est presque irrésistible. On en arrive à admettre, au plus profond de soi, qu’on compte pour rien. Tous les ouvriers d’usine ou presque, et même les plus indépendants d’allure, ont quelque chose de presque imperceptible dans les mouvements, dans le regard, et surtout au pli des lèvres, qui exprime qu’on les a contraints de se compter pour rien.

Ce qui les y contraint surtout, c’est la manière dont ils subissent les ordres. On nie souvent que les ouvriers souffrent de la monotonie du travail, parce qu’on a remarqué que souvent un changement de fabrication est pour eux une contrariété. Pourtant le dégoût envahit l’âme, au cours d’une longue période de travail monotone. Le changement produit du soulagement et de la contrariété à la fois ; contrariété vive parfois dans le cas du travail aux pièces, à cause de la diminution de gain, et parce que c’est une habitude et presque une convention d’attacher plus d’importance à l’argent, chose claire et mesurable, qu’aux sentiments obscurs, insaisissables, inexprimables qui s’emparent de l’âme pendant le travail. Mais même si le travail est payé à l’heure, il y a contrariété, irritation, à cause de la manière dont le changement est ordonné. Le travail nouveau est imposé tout d’un coup, sans préparation, sous la forme d’un ordre auquel il faut obéir immédiatement et sans réplique. Celui qui obéit ainsi ressent alors brutalement que son temps est sans cesse à la disposition d’autrui. Le petit artisan qui possède un atelier de mécanique, et qui sait qu’il devra fournir dans une quinzaine tant de vilebrequins, tant de robinets, tant de bielles, ne dispose pas non plus arbitrairement de son temps ; mais du moins, la commande une fois admise, c’est lui qui détermine d’avance l’emploi de ses heures et de ses journées. Si même le chef disait à l’ouvrier, une semaine ou deux à l’avance : pendant deux jours vous me ferez des bielles, puis des vilebrequins, et ainsi de suite, il faudrait obéir, mais il serait possible d’embrasser par la pensée l’avenir prochain, de le dessiner d’avance, de le posséder. Il n’en est pas ainsi dans l’usine. Depuis le moment où on pointe pour entrer jusqu’à celui où on pointe pour sortir, on est à chaque instant dans le cas de subir un ordre. Comme un objet inerte que chacun peut à tout moment changer de place. Si on travaille sur une pièce qui doit prendre encore deux heures, on ne peut pas penser à ce qu’on fera dans trois heures sans que la pensée ait à faire un détour qui la contraint de passer par le chef, sans qu’on soit forcé de se redire qu’on est soumis à des ordres ; si on fait dix pièces par minute, il en est déjà de même pour les cinq minutes suivantes. Si l’on suppose que peut-être aucun ordre ne surviendra, comme les ordres sont le seul facteur de variété, les éliminer par la pensée, c’est se condamner à imaginer une répétition ininterrompue de pièces toujours identiques, des régions mornes et désertiques que la pensée ne peut pas parcourir. En fait, il est vrai, mille menus incidents peupleront ce désert, mais, s’ils comptent dans l’heure qui s’écoule, ils n’entrent pas en ligne de compte quand on se représente l’avenir. Si la pensée veut éviter cette monotonie, imaginer du changement, donc un ordre soudain, elle ne peut pas voyager du moment présent à un moment à venir sans passer par une humiliation. Ainsi la pensée se rétracte. Ce repliement sur le présent produit une sorte de stupeur. Le seul avenir supportable pour la pensée, et au delà duquel elle n’a pas la force de s’étendre, c’est celui qui, lorsqu’on est en plein travail, sépare l’instant où on se trouve de l’achèvement de la pièce en cours, si l’on a la chance qu’elle soit un peu longue à achever. À certains moments, le travail est assez absorbant pour que la pensée se maintienne d’elle-même dans ces limites. Alors on ne souffre pas. Mais le soir, une fois sorti, et surtout le matin, quand on se dirige vers le lieu du travail et la pendule de pointage, il est dur de penser à la journée qu’il faudra parcourir. Et le dimanche soir, quand ce qui se présente à l’esprit, ce n’est pas une journée, mais toute une semaine, l’avenir est quelque chose de trop morne, de trop accablant, sous quoi la pensée plie.

La monotonie d’une journée à l’usine, même si aucun changement de travail ne vient la rompre, est mélangée de mille petits incidents qui peuplent chaque journée et en font une histoire neuve ; mais, comme pour le changement de travail, ces incidents blessent plus souvent qu’ils ne réconfortent. Ils correspondent toujours à une diminution de salaire dans le cas du travail aux pièces, de sorte qu’on ne peut les souhaiter. Mais souvent ils blessent aussi par eux-mêmes. L’angoisse répandue diffuse sur tous les moments du travail s’y concentre, l’angoisse de ne pas aller assez vite, et quand, comme c’est souvent le cas, on a besoin d’autrui pour pouvoir continuer, d’un contremaître, d’un magasinier, d’un régleur, le sentiment de la dépendance, de l’impuissance, et de compter pour rien aux yeux de qui on dépend, peut devenir douloureux au point d’arracher des larmes aux hommes comme aux femmes. La possibilité continuelle de tels incidents, machine arrêtée, caisse introuvable, et ainsi de suite, loin de diminuer le poids de la monotonie, lui ôte le remède qu’en général elle porte en elle-même, le pouvoir d’assoupir et de bercer les pensées de manière à cesser, dans une certaine mesure, d’être sensible ; une légère angoisse empêche cet effet d’assoupissement et force à avoir conscience de la monotonie, bien qu’il soit intolérable d’en avoir conscience. Rien n’est pire que le mélange de la monotonie et du hasard ; ils s’aggravent l’un l’autre, du moins quand le hasard est angoissant. Il est angoissant dans l’usine, du fait qu’il n’est pas reconnu ; théoriquement, bien que tout le monde sache qu’il n’en est rien, les caisses où mettre les pièces usinées ne manquent jamais, les régleurs ne font jamais attendre, et tout ralentissement dans la production est une faute de l’ouvrier. La pensée doit constamment être prête à la fois à suivre le cours monotone de gestes indéfiniment répétés et à trouver en elle-même des ressources pour remédier à l’imprévu. Obligation contradictoire, impossible, épuisante. Le corps est parfois épuisé, le soir, au sortir de l’usine, mais la pensée l’est toujours, et elle l’est davantage. Quiconque a éprouvé cet épuisement et ne l’a pas oublié peut le lire dans les yeux de presque tous les ouvriers qui défilent le soir hors d’une usine. Combien on aimerait pouvoir déposer son âme, en entrant, avec sa carte de pointage, et la reprendre intacte à la sortie ! Mais le contraire se produit. On l’emporte avec soi dans l’usine, où elle souffre ; le soir, cet épuisement l’a comme anéantie, et les heures de loisir sont vaines.

Certains incidents, au cours du travail, procurent, il est vrai, de la joie, même s’ils diminuent le salaire. D’abord les cas, qui sont rares, où on reçoit d’un autre à cette occasion un précieux témoignage de camaraderie ; puis tous ceux où l’on peut se tirer d’affaire soi-même. Pendant qu’on s’ingénie, qu’on fait effort, qu’on ruse avec l’obstacle, l’âme est occupée d’un avenir qui ne dépend que de soi-même.

Plus un travail est susceptible d’amener de pareilles difficultés, plus il élève le cœur. Mais cette joie est incomplète par le défaut d’hommes, de camarades ou chefs, qui jugent et apprécient la valeur de ce qu’on a réussi. Presque toujours aussi bien les chefs que les camarades chargés d’autres opérations sur les mêmes pièces se préoccupent exclusivement des pièces et non des difficultés vaincues. Cette indifférence prive de la chaleur humaine dont on a toujours un peu besoin. Même l’homme le moins désireux de satisfactions d’amour-propre se sent trop seul dans un endroit où il est entendu qu’on s’intéresse exclusivement à ce qu’il a fait, jamais à la manière dont il s’y est pris pour le faire ; par là les joies du travail se trouvent reléguées au rang des impressions informulées, fugitives, disparues aussitôt que nées ; la camaraderie des travailleurs, ne parvenant pas à se nouer, reste une velléité informe, et les chefs ne sont pas des hommes qui guident et surveillent d’autres hommes, mais les organes d’une subordination impersonnelle, brutale et froide comme le fer. Il est vrai, dans ce rapport de subordination, la personne du chef intervient, mais c’est par le caprice ; la brutalité impersonnelle et le caprice, loin de se tempérer, s’aggravent réciproquement, comme la monotonie et le hasard.

De nos jours, ce n’est pas seulement dans les magasins, les marchés, les échanges, que les produits du travail entrent seuls en ligne de compte, et non les travaux qui les ont suscités. Dans les usines modernes il en est de même, du moins au niveau de l’ouvrier. La coopération, la compréhension, l’appréciation mutuelle dans le travail y sont le monopole des sphères supérieures. Au niveau de l’ouvrier, les rapports établis entre les différents postes, les différentes fonctions, sont des rapports entre les choses et non entre les hommes. Les pièces circulent avec leurs fiches, l’indication du nom, de la forme, de la matière première ; on pourrait presque croire que ce sont elles qui sont les personnes, et les ouvriers qui sont des pièces interchangeables. Elles ont un état civil ; et quand il faut, comme c’est le cas dans quelques grandes usines, montrer en entrant une carte d’identité où l’on se trouve photographié avec un numéro sur la poitrine, comme un forçat, le contraste est un symbole poignant et qui fait mal. Les choses jouent le rôle des hommes, les hommes jouent le rôle des choses ; c’est la racine du mal. Il y a beaucoup de situations différentes dans une usine ; l’ajusteur qui, dans un atelier d’outillage, fabrique, par exemple, des matrices de presses, merveilles d’ingéniosité, longues à façonner, toujours différentes, celui-là ne perd rien en entrant dans l’usine ; mais ce cas est rare. Nombreux au contraire dans les grandes usines et même dans beaucoup de petites sont ceux ou celles qui exécutent à toute allure, par ordre, cinq ou six gestes simples indéfiniment répétés, un par seconde environ, sans autre répit que quelques courses anxieuses pour chercher une caisse, un régleur, d’autres pièces, jusqu’à la seconde précise où un chef vient en quelque sorte les prendre comme des objets pour les mettre devant une autre machine ; ils y resteront jusqu’à ce qu’on les mette ailleurs. Ceux-là sont des choses autant qu’un être humain peut l’être, mais des choses qui n’ont pas licence de perdre conscience, puisqu’il faut toujours pouvoir faire face à l’imprévu. La succession de leurs gestes n’est pas désignée, dans le langage de l’usine, par le mot de rythme, mais par celui de cadence, et c’est juste, car cette succession est le contraire d’un rythme. Toutes les suites de mouvements qui participent au beau et s’accomplissent sans dégrader enferment des instants d’arrêt, brefs comme l’éclair, qui constituent le secret du rythme et donnent au spectateur, à travers même l’extrême rapidité, l’impression de la lenteur. Le coureur à pied, au moment qu’il dépasse un record mondial, semble glisser lentement, tandis qu’on voit les coureurs médiocres se hâter loin derrière lui ; plus un paysan fauche vite et bien, plus ceux qui le regardent sentent que, comme on dit si justement, il prend tout son temps. Au contraire, le spectacle de manœuvres sur machines est presque toujours celui d’une précipitation misérable d’où toute grâce et toute dignité sont absentes. Il est naturel à l’homme et il lui convient de s’arrêter quand il a fait quelque chose, fût-ce l’espace d’un éclair, pour en prendre conscience, comme Dieu dans la Genèse ; cet éclair de pensée, d’immobilité et d’équilibre, c’est ce qu’il faut apprendre à supprimer entièrement dans l’usine, quand on y travaille. Les manœuvres sur machines n’atteignent la cadence exigée que si les gestes d’une seconde se succèdent d’une manière ininterrompue et presque comme le tic-tac d’une horloge, sans rien qui marque jamais que quelque chose est fini et qu’autre chose commence. Ce tic-tac dont on ne peut supporter d’écouter longtemps la morne monotonie, eux doivent presque le reproduire avec leur corps. Cet enchaînement ininterrompu tend à plonger dans une espèce de sommeil, mais il faut le supporter sans dormir. Ce n’est pas seulement un supplice ; s’il n’en résultait que de la souffrance, le mal serait moindre qu’il n’est. Toute action humaine exige un mobile qui fournisse l’énergie nécessaire pour l’accomplir, et elle est bonne ou mauvaise selon que le mobile est élevé ou bas. Pour se plier à la passivité épuisante qu’exige l’usine, il faut chercher des mobiles en soi-même, car il n’y a pas de fouets, pas de chaînes ; des fouets, des chaînes rendraient peut-être la transformation plus facile. Les conditions mêmes du travail empêchent que puissent intervenir d’autres mobiles que la crainte des réprimandes et du renvoi, le désir avide d’accumuler des sous, et, dans une certaine mesure, le goût des records de vitesse. Tout concourt pour rappeler ces mobiles à la pensée et les transformer en obsessions ; il n’est jamais fait appel à rien de plus élevé ; d’ailleurs ils doivent devenir obsédants pour être assez efficaces. En même temps que ces mobiles occupent l’âme, la pensée se rétracte sur un point du temps pour éviter la souffrance, et la conscience s’éteint autant que les nécessités du travail le permettent. Une force presque irrésistible, comparable à la pesanteur, empêche alors de sentir la présence d’autres êtres humains qui peinent eux aussi tout près ; il est presque impossible de ne pas devenir indifférent et brutal comme le système dans lequel on est pris ; et réciproquement la brutalité du système est reflétée et rendue sensible par les gestes, les regards, les paroles de ceux qu’on a autour de soi. Après une journée ainsi passée, un ouvrier n’a qu’une plainte, plainte qui ne parvient pas aux oreilles des hommes étrangers à cette condition et ne leur dirait rien si elle y parvenait ; il a trouvé le temps long.

Le temps lui a été long et il a vécu dans l’exil. Il a passé sa journée dans un lieu où il n’était pas chez lui ; les machines et les pièces à usiner y sont chez elles, et il n’y est admis que pour approcher les pièces des machines. On ne s’occupe que d’elles, pas de lui ; d’autres fois on s’occupe trop de lui et pas assez d’elles, car il n’est pas rare de voir un atelier où les chefs sont occupés à harceler ouvriers et ouvrières, veillant à ce qu’ils ne lèvent pas la tête même le temps d’échanger un regard, pendant que des monceaux de ferraille sont livrés à la rouille dans la cour. Rien n’est plus amer. Mais que l’usine se défende bien ou mal contre le coulage, en tout cas l’ouvrier sent qu’il n’y est pas chez lui. Il y reste étranger. Rien n’est si puissant chez l’homme que le besoin de s’approprier, non pas juridiquement, mais par la pensée, les lieux et les objets parmi lesquels il passe sa vie et dépense la vie qu’il a en lui ; une cuisinière dit « ma cuisine », un jardinier dit « ma pelouse », et c’est bien ainsi. La propriété juridique n’est qu’un des moyens qui procurent un tel sentiment, et l’organisation sociale parfaite serait celle qui par l’usage de ce moyen et des autres moyens donnerait ce sentiment à tous les êtres humains. Un ouvrier, sauf quelques cas trop rares, ne peut rien s’approprier par la pensée dans l’usine. Les machines ne sont pas à lui ; il sert l’une ou l’autre selon qu’il en reçoit l’ordre. Il les sert, il ne s’en sert pas ; elles ne sont pas pour lui un moyen d’amener un morceau de métal à prendre une certaine forme, il est pour elles un moyen de leur amener des pièces en vue d’une opération dont il ignore le rapport avec celles qui précèdent et celles qui suivent.

Les pièces ont leur histoire ; elles passent d’un stade de fabrication à un autre ; lui n’est pour rien dans cette histoire, il n’y laisse pas sa marque, il n’en connaît rien. S’il était curieux, sa curiosité ne serait pas encouragée, et d’ailleurs la même douleur sourde et permanente qui empêche la pensée de voyager dans le temps l’empêche aussi de voyager à travers l’usine et la cloue en un point de l’espace, comme au moment présent. L’ouvrier ne sait pas ce qu’il produit, et par suite il n’a pas le sentiment d’avoir produit, mais de s’être épuisé à vide. Il dépense à l’usine, parfois jusqu’à l’extrême limite, ce qu’il a de meilleur en lui, sa faculté de penser, de sentir, de se mouvoir ; il les dépense, puisqu’il en est vidé quand il sort ; et pourtant il n’a rien mis de lui-même dans son travail, ni pensée, ni sentiment, ni même, sinon dans une faible mesure, mouvements déterminés par lui, ordonnés par lui en vue d’une fin. Sa vie même sort de lui sans laisser aucune marque autour de lui. L’usine crée des objets utiles, mais non pas lui, et la paie qu’on attend chaque quinzaine par files, comme un troupeau, paie impossible à calculer d’avance, dans le cas du travail aux pièces, par suite de l’arbitraire et de la complication des comptes, semble plutôt une aumône que le prix d’un effort. L’ouvrier, quoiqu’indispensable à la fabrication, n’y compte presque pour rien, et c’est pourquoi chaque souffrance physique inutilement imposée, chaque manque d’égard, chaque brutalité, chaque humiliation même légère semble un rappel qu’on ne compte pas et qu’on n’est pas chez soi. On peut voir des femmes attendre dix minutes devant une usine sous des torrents de pluie, en face d’une porte ouverte par où passent des chefs, tant que l’heure n’a pas sonné ; ce sont des ouvrières ; cette porte leur est plus étrangère que celle de n’importe quelle maison inconnue où elles entreraient tout naturellement pour se réfugier. Aucune intimité ne lie les ouvriers aux lieux et aux objets parmi lesquels leur vie s’épuise, et l’usine fait d’eux, dans leur propre pays, des étrangers, des exilés, des déracinés. Les revendications ont eu moins de part dans l’occupation des usines que le besoin de s’y sentir au moins une fois chez soi. Il faut que la vie sociale soit corrompue jusqu’en son centre lorsque les ouvriers se sentent chez eux dans l’usine quand ils font grève, étrangers quand ils travaillent. Le contraire devrait être vrai. Les ouvriers ne se sentiront vraiment chez eux dans leur pays, membres responsables du pays, que lorsqu’ils se sentiront chez eux dans l’usine pendant qu’ils y travaillent.


Il est difficile d’être cru quand on ne décrit que des impressions. Pourtant on ne peut décrire autrement le malheur d’une condition humaine. Le malheur n’est fait que d’impressions. Les circonstances matérielles de la vie, aussi longtemps qu’il est à la rigueur possible d’y vivre, ne rendent pas à elles seules compte du malheur, car des circonstances équivalentes, attachées à d’autres sentiments, rendraient heureux. Ce sont les sentiments attachés aux circonstances d’une vie qui rendent heureux ou malheureux, mais ces sentiments ne sont pas arbitraires, ils ne sont pas imposés ou effacés par suggestion, ils ne peuvent être changés que par une transformation radicale des circonstances elles-mêmes. Pour les changer, il faut d’abord les connaître. Rien n’est plus difficile à connaître que le malheur ; il est toujours un mystère. Il est muet, comme disait un proverbe grec. Il faut être particulièrement préparé à l’analyse intérieure pour en saisir les vraies nuances et leurs causes, et ce n’est pas généralement le cas des malheureux. Même si on est préparé, le malheur même empêche cette activité de la pensée, et l’humiliation a toujours pour effet de créer des zones interdites où la pensée ne s’aventure pas et qui sont couvertes soit de silence soit de mensonge. Quand les malheureux se plaignent, ils se plaignent presque toujours à faux, sans évoquer leur véritable malheur ; et d’ailleurs, dans le cas du malheur profond et permanent, une très forte pudeur arrête les plaintes. Ainsi chaque condition malheureuse parmi les hommes crée une zone de silence où les êtres humains se trouvent enfermés comme dans une île. Qui sort de l’île ne tourne pas la tête. Les exceptions, presque toujours, sont seulement apparentes. Par exemple, la même distance, la plupart du temps, malgré l’apparence contraire, sépare des ouvriers l’ouvrier devenu patron et l’ouvrier devenu, dans les syndicats, militant professionnel.

Si quelqu’un, venu du dehors, pénètre dans une de ces îles et se soumet volontairement au malheur, pour un temps limité, mais assez long pour s’en pénétrer, et s’il raconte ensuite ce qu’on y éprouve, on pourra facilement contester la valeur de son témoignage. On dira qu’il a éprouvé autre chose que ceux qui sont là d’une manière permanente. On aura raison s’il s’est livré seulement à l’introspection ; de même s’il a seulement observé. Mais si, étant parvenu à oublier qu’il vient d’ailleurs, retournera ailleurs, et se trouve là seulement pour un voyage, il compare continuellement ce qu’il éprouve pour lui-même à ce qu’il lit sur les visages, dans les yeux, les gestes, les attitudes, les paroles, dans les événements petits et grands, il se crée en lui un sentiment de certitude, malheureusement difficile à communiquer. Les visages contractés par l’angoisse de la journée à traverser et les yeux douloureux dans le métro du matin ; la fatigue profonde, essentielle, la fatigue d’âme encore plus que de corps, qui marque les attitudes, les regards et le pli des lèvres, le soir, à la sortie ; les regards et les attitudes de bêtes en cage, quand une usine, après la fermeture annuelle de dix jours, vient de rouvrir pour une interminable année ; la brutalité diffuse et qu’on rencontre presque partout ; l’importance attachée par presque tous à des détails petits par eux-mêmes, mais douloureux par leur signification symbolique, tels que l’obligation de présenter une carte d’identité en entrant ; les vantardises pitoyables échangées parmi les troupeaux massés devant la porte des bureaux d’embauche, et qui, par opposition, évoquent tant d’humiliations réelles ; les paroles incroyablement douloureuses qui s’échappent parfois, comme par inadvertance, des lèvres d’hommes et de femmes semblables à tous les autres ; la haine et le dégoût de l’usine, du lieu du travail, que les paroles et les actes font si souvent apparaître, qui jette son ombre sur la camaraderie et pousse ouvriers et ouvrières, dès qu’ils sortent, à se hâter chacun chez soi presque sans échanger une parole ; la joie, pendant l’occupation des usines, de posséder l’usine par la pensée, d’en parcourir les parties, la fierté toute nouvelle de la montrer aux siens et de leur expliquer où on travaille, joie et fierté fugitives qui exprimaient par contraste d’une manière si poignante les douleurs permanentes de la pensée clouée ; tous les remous de la classe ouvrière, si mystérieux aux spectateurs, en réalité si aisés à comprendre ; comment ne pas se fier à tous ces signes, lorsqu’en même temps qu’on les lit autour de soi on éprouve en soi-même tous les sentiments correspondants ?


L’usine devrait être un lieu de joie, un lieu où, même s’il est inévitable que le corps et l’âme souffrent, l’âme puisse aussi pourtant goûter des joies, se nourrir de joies. Il faudrait pour cela y changer, en un sens peu de choses, en un sens beaucoup. Tous les systèmes de réforme ou de transformation sociale portent à faux ; s’ils étaient réalisés, ils laisseraient le mal intact ; ils visent à changer trop et trop peu, trop peu ce qui est la cause du mal, trop les circonstances qui y sont étrangères. Certains annoncent une diminution, d’ailleurs ridiculement exagérée, de la durée du travail ; mais faire du peuple une masse d’oisifs qui seraient esclaves deux heures par jour n’est ni souhaitable, quand ce serait possible, ni moralement possible, quand ce serait possible matériellement. Nul n’accepterait d’être esclave deux heures ; l’esclavage, pour être accepté, doit durer assez chaque jour pour briser quelque chose dans l’homme. S’il y a un remède possible, il est d’un autre ordre et plus difficile à concevoir. Il exige un effort d’invention. Il faut changer la nature des stimulants du travail, diminuer ou abolir les causes de dégoût, transformer le rapport de chaque ouvrier avec le fonctionnement de l’ensemble de l’usine, le rapport de l’ouvrier avec la machine, et la manière dont le temps s’écoule dans le travail.

Il n’est pas bon, ni que le chômage soit comme un cauchemar sans issue, ni que le travail soit récompensé par un flot de faux luxe à bon marché qui excite les désirs sans satisfaire les besoins. Ces deux points ne sont guère contestés. Mais il s’ensuit que la peur du renvoi et la convoitise des sous doivent cesser d’être les stimulants essentiels qui occupent sans cesse le premier plan dans l’âme des ouvriers, pour agir désormais à leur rang naturel comme stimulants secondaires. D’autres stimulants doivent être au premier plan.

Un des plus puissants, dans tout travail, est le sentiment qu’il y a quelque chose à faire et qu’un effort doit être accompli. Ce stimulant, dans une usine, et surtout pour le manœuvre sur machines, manque bien souvent complètement. Lorsqu’il met mille fois une pièce en contact avec l’outil d’une machine, il se trouve, avec la fatigue en plus, dans la situation d’un enfant à qui on a ordonné d’enfiler des perles pour le faire tenir tranquille ; l’enfant obéit parce qu’il craint un châtiment et espère un bonbon, mais son action n’a pas de sens pour lui, sinon la conformité avec l’ordre donné par la personne qui a pouvoir sur lui. Il en serait autrement si l’ouvrier savait clairement, chaque jour, chaque instant, quelle part ce qu’il est en train de faire a dans la fabrication de l’usine, et quelle place l’usine où il se trouve tient dans la vie sociale. Si un ouvrier fait tomber l’outil d’une presse sur un morceau de laiton qui doive faire partie d’un dispositif destiné au métro, il faudrait qu’il le sache, et que de plus il se représente quelles seront la place et la fonction de ce morceau de laiton dans une rame de métro, quelles opérations il a déjà subies et doit encore subir avant d’être mis en place. Il n’est pas question, bien entendu, de faire une conférence à chaque ouvrier avant chaque travail. Ce qui est possible, c’est de faire parcourir de temps à autre l’usine par chaque équipe d’ouvriers à tour de rôle, pendant quelques heures qui seraient payées au tarif ordinaire, et en accompagnant la visite d’explications techniques. Permettre aux ouvriers d’amener leurs familles pour ces visites serait mieux encore ; est-il naturel qu’une femme ne puisse jamais voir l’endroit où son mari dépense le meilleur de lui-même tous les jours et pendant toute la journée ? Tout ouvrier serait heureux et fier de montrer l’endroit où il travaille à sa femme et à ses enfants. Il serait bon aussi que chaque ouvrier voie de temps à autre, achevée, la chose à la fabrication de laquelle il a eu une part, si minime soit-elle, et qu’on lui fasse saisir quelle part exactement il y a prise. Bien entendu, le problème se pose différemment pour chaque usine, chaque fabrication, et on peut trouver selon les cas particuliers, des méthodes infiniment variées pour stimuler et satisfaire la curiosité des travailleurs à l’égard de leur travail. Il n’y faut pas un grand effort d’imagination, à condition de concevoir clairement le but, qui est de déchirer le voile que met l’argent entre le travailleur et le travail. Les ouvriers croient, de cette espèce de croyance qui ne s’exprime pas en paroles, qui serait absurde ainsi exprimée, mais qui imprègne tous les sentiments, que leur peine se transforme en argent dont une petite part leur revient et dont une grosse part va au patron. Il faut leur faire comprendre, non pas avec cette partie superficielle de l’intelligence que nous appliquons aux vérités évidentes — car de cette manière ils le comprennent déjà — mais avec toute l’âme et pour ainsi dire avec le corps lui-même, dans tous les moments de leur peine, qu’ils fabriquent des objets qui sont appelés par des besoins sociaux, et qu’ils ont un droit limité, mais réel, à en être fiers.

Il est vrai qu’ils ne fabriquent pas véritablement des objets tant qu’ils se bornent à répéter longtemps une combinaison de cinq ou six gestes simples toujours identique à elle-même. Cela ne doit plus être. Tant qu’il en sera ainsi, et quoi qu’on fasse, il y aura toujours au cœur de la vie sociale un prolétariat avili et haineux. Il est vrai que certains êtres humains, mentalement arriérés, sont naturellement aptes à ce genre de travail ; mais il n’est pas vrai que leur nombre soit égal à celui des êtres humains qui en fait travaillent ainsi, et il s’en faut de très loin. La preuve en est que sur cent enfants nés dans des familles bourgeoises la proportion de ceux qui, une fois hommes, ne font que des tâches machinales est bien moindre que pour cent enfants d’ouvriers, quoique la répartition des aptitudes soit en moyenne vraisemblablement la même. Le remède n’est pas difficile à trouver, du moins dans une période normale où le métal ne manque pas. Toutes les fois qu’une fabrication exige la répétition d’une combinaison d’un petit nombre de mouvements simples, ces mouvements peuvent être accomplis par une machine automatique, et cela sans aucune exception. On emploie de préférence un homme parce que l’homme est une machine qui obéit à la voix et qu’il suffit à un homme de recevoir un ordre pour substituer en un moment telle combinaison de mouvements à telle autre. Mais il existe des machines automatiques à usages multiples qu’on peut également faire passer d’une fabrication à une autre en remplaçant une came par une autre. Cette espèce de machines est encore récente et peu développée ; nul ne peut prévoir jusqu’à quel point on pourra la développer si l’on s’en donne la peine. Il pourra alors apparaître des choses que l’on nommerait machines, mais qui, du point de vue de l’homme qui travaille, seraient exactement l’opposé de la plupart des machines actuellement en usage ; il n’est pas rare que le même mot recouvre des réalités contraires. Un manœuvre spécialisé n’a en partage que la répétition automatique des mouvements, pendant que la machine qu’il sert enferme, imprimée et cristallisée dans le métal, toute la part de combinaison et d’intelligence que comporte la fabrication en cours. Un tel renversement est contre nature ; c’est un crime. Mais si un homme a pour tâche de régler une machine automatique et de fabriquer les cames correspondant chaque fois aux pièces à usiner, il assume d’une part une partie de l’effort de réflexion et de combinaison, d’autre part un effort manuel comportant, comme celui des artisans, une véritable habileté. Un tel rapport entre la machine et l’homme est pleinement satisfaisant.

Le temps et le rythme sont le facteur le plus important du problème ouvrier. Certes le travail n’est pas le jeu ; il est à la fois inévitable et convenable qu’il y ait dans le travail de la monotonie et de l’ennui, et d’ailleurs il n’est rien de grand sur cette terre, dans aucun domaine, sans une part de monotonie et d’ennui. Il y a plus de monotonie dans une messe en chant grégorien ou dans un concerto de Bach que dans une opérette. Ce monde où nous sommes tombés existe réellement ; nous sommes réellement chair ; nous avons été jetés hors de l’éternité ; et nous devons réellement traverser le temps, avec peine, minute après minute. Cette peine est notre partage, et la monotonie du travail en est seulement une forme. Mais il n’est pas moins vrai que notre pensée est faite pour dominer le temps, et que cette vocation doit être préservée intacte en tout être humain. La succession absolument uniforme en même temps que variée et continuellement surprenante des jours, des mois, des saisons et des années convient exactement à notre peine et à notre grandeur. Tout ce qui parmi les choses humaines est à quelque degré beau et bon reproduit à quelque degré ce mélange d’uniformité et de variété ; tout ce qui en diffère est mauvais et dégradant. Le travail du paysan obéit par nécessité à ce rythme du monde ; le travail de l’ouvrier, par sa nature même, en est dans une large mesure indépendant, mais il pourrait l’imiter. C’est le contraire qui se produit dans les usines. L’uniformité et la variété s’y mélangent aussi, mais ce mélange est l’opposé de celui que procurent le soleil et les astres ; le soleil et les astres emplissent d’avance le temps de cadres faits d’une variété limitée et ordonnée en retours réguliers, cadres destinés à loger une variété infinie d’événements absolument imprévisibles et partiellement privés d’ordre ; au contraire l’avenir de celui qui travaille dans une usine est vide à cause de l’impossibilité de prévoir, et plus mort que du passé à cause de l’identité des instants qui se succèdent comme les tic-tac d’une horloge. Une, uniformité qui imite les mouvements des horloges et non pas ceux des constellations, une variété qui exclut toute règle et par suite toute prévision, cela fait un temps inhabitable à l’homme, irrespirable.

La transformation des machines peut seule empêcher le temps des ouvriers de ressembler à celui des horloges ; mais cela ne suffit pas ; il faut que l’avenir s’ouvre devant l’ouvrier par une certaine possibilité de prévision, afin qu’il ait le sentiment d’avancer dans le temps, d’aller à chaque effort vers un certain achèvement. Actuellement l’effort qu’il est en train d’accomplir ne le mène nulle part, sinon à l’heure de la sortie, mais comme un jour de travail succède toujours à un autre l’achèvement dont il s’agit n’est pas autre chose que la mort ; il ne peut s’en représenter un autre que sous forme de salaire, dans le cas du travail aux pièces, ce qui le contraint à l’obsession des sous. Ouvrir un avenir aux ouvriers dans la représentation du travail futur, c’est un problème qui se pose autrement pour chaque cas particulier. D’une manière générale, la solution de ce problème implique, outre une certaine connaissance du fonctionnement d’ensemble de l’usine accordée à chaque ouvrier, une organisation de l’usine comportant une certaine autonomie des ateliers par rapport à l’établissement et de chaque ouvrier par rapport à son atelier. À l’égard de l’avenir prochain, chaque ouvrier devrait autant que possible savoir à peu près ce qu’il aura à faire les huit ou quinze jours qui suivront, et même avoir un certain choix quant à l’ordre de succession des différentes tâches. À l’égard de l’avenir lointain, il devrait être en mesure d’y projeter quelques jalons, d’une manière certes moins étendue et moins précise que le patron et le directeur, mais pourtant en quelque manière analogue. De cette manière, sans que ses droits effectifs aient été le moins du monde accrus, il éprouvera ce sentiment de propriété dont le cœur de l’homme a soif, et qui, sans diminuer la peine, abolit le dégoût.

De telles réformes sont difficiles, et certaines des circonstances de la période présente en augmentent la difficulté. En revanche le malheur était indispensable pour faire sentir qu’on doit changer quelque chose. Les principaux obstacles sont dans les âmes. Il est difficile de vaincre la peur et le mépris. Les ouvriers, ou du moins beaucoup d’entre eux, ont acquis après mille blessures une amertume presque inguérissable qui fait qu’ils commencent par regarder comme un piège tout ce qui leur vient d’en haut, surtout des patrons ; cette méfiance maladive, qui rendrait stérile n’importe quel effort d’amélioration, ne peut être vaincue sans patience, sans persévérance. Beaucoup de patrons craignent qu’une tentative de réforme, quelle qu’elle soit, si inoffensive soit-elle, apporte des ressources nouvelles aux meneurs, à qui ils attribuent tous les maux sans exception en matière sociale, et qu’ils se représentent en quelque sorte comme des monstres mythologiques. Ils ont du mal aussi à admettre qu’il y ait chez les ouvriers certaines parties supérieures de l’âme qui s’exerceraient dans le sens de l’ordre social si l’on y appliquait les stimulants convenables. Et quand même ils seraient convaincus de l’utilité des réformes indiquées, ils seraient retenus par un souci exagéré du secret industriel ; pourtant l’expérience leur a appris que l’amertume et l’hostilité sourde enfoncées au cœur des ouvriers enferment de bien plus grands dangers pour eux que la curiosité des concurrents. Au reste l’effort à accomplir n’incombe pas seulement aux patrons et aux ouvriers, mais à toute la société ; notamment l’école devrait être conçue d’une manière toute nouvelle, afin de former des hommes capables de comprendre l’ensemble du travail auquel ils ont part. Non que le niveau des études théoriques doive être abaissé ; c’est plutôt le contraire ; on devrait faire bien plus pour provoquer l’éveil de l’intelligence ; mais en même temps l’enseignement devrait devenir beaucoup plus concret.

Le mal qu’il s’agit de guérir intéresse aussi toute la société. Nulle société ne peut être stable quand toute une catégorie de travailleurs travaille tous les jours, toute la journée, avec dégoût. Ce dégoût dans le travail altère chez les ouvriers toute la conception de la vie, toute la vie. L’humiliation dégradante qui accompagne chacun de leurs efforts cherche une compensation dans une sorte d’impérialisme ouvrier entretenu par les propagandes issues du marxisme ; si un homme qui fabrique des boulons éprouvait, à fabriquer des boulons, une fierté légitime et limitée, il ne provoquerait pas artificiellement en lui-même un orgueil illimité par la pensée que sa classe est destinée à faire l’histoire et à dominer tout. Il en est de même pour la conception de la vie privée, et notamment de la famille et des rapports entre sexes ; le morne épuisement du travail d’usine laisse un vide qui demande à être comblé et ne peut l’être que par des jouissances rapides et brutales, et la corruption qui en résulte est contagieuse pour toutes les classes de la société. La corrélation n’est pas évidente à première vue, mais pourtant il y a corrélation ; la famille ne sera véritablement respectée chez le peuple de ce pays tant qu’une partie de ce peuple travaillera continuellement avec dégoût.

Il est venu beaucoup de mal des usines, et il faut corriger ce mal dans les usines. C’est difficile, ce n’est peut-être pas impossible. Il faudrait d’abord que les spécialistes, ingénieurs et autres, aient suffisamment à cœur non seulement de construire des objets, mais de ne pas détruire des hommes. Non pas de les rendre dociles, ni même de les rendre heureux, mais simplement de ne contraindre aucun d’eux à s’avilir.


  1. Article écrit à Marseille en 1941, publié postérieurement en partie sous le pseudonyme d’Émile Novis dans Économie et Humanisme.