Texte établi par Albert CamusGallimard (p. 233-239).


LA CONDITION OUVRIÈRE
(30 septembre 1937)



Les études précédemment parues concernant la condition ouvrière dans divers pays indiquent assez, quand on les compare, quelle distance sépare des hommes qui portent tous le même nom d’ouvriers. Encore péchaient-elles gravement par abstraction ; car d’une profession à une autre, d’une ville à une autre, et même d’un coin à l’autre d’une même usine, que de différences ! À plus forte raison d’un pays à un autre. Tous les ouvriers travaillent soumis à des ordres, assujettis à un salaire ; pourtant y a-t-il plus que le nom de commun entre un ouvrier japonais ou indochinois et un ouvrier suédois ou un ouvrier français d’après juin 1936 ? Je dis d’après juin 1936, car au cours des sombres années qui ont précédé, la condition matérielle et morale des ouvriers français tendait cruellement à se rapprocher des pires formes du salariat.

L’examen de ces différences suggère qu’elles pourraient sans doute aller plus loin encore. Des hommes pourraient aller plus loin dans la misère et l’esclavage, plus loin dans le bien-être et l’indépendance que ne vont les plus malheureux et les moins malheureux des ouvriers, et porter encore le nom d’ouvriers, le nom de salariés. C’est à quoi on devrait de tous côtés faire plus attention. Les uns, qui méprisent les réformes comme une forme d’action lâche et peu efficace, réfléchiraient qu’il vaut mieux changer les choses que les mots, et que les grands bouleversements changent surtout les mots. Les autres, qui haïssent les réformes comme utopiques et dangereuses, s’apercevraient qu’ils croient à des fatalités illusoires, et que les larmes, l’épuisement, le désespoir ne sont peut-être pas aussi indispensables à l’ordre social qu’ils se l’imaginent.

Il est vrai pourtant qu’il y a, dans les formes les plus élevées de la condition ouvrière, quelque chose de singulièrement instable ; elles comportent peu de sécurité. Autour d’elles les flots de la misère générale agissent comme une mer qui ronge des îlots. Les pays où les travailleurs sont misérables exercent par leur seule existence une pression perpétuelle sur les pays de progrès social pour y atténuer les progrès ; et sans doute la pression inverse s’exerce aussi, mais apparemment beaucoup plus faible, car la première pression a pour mécanisme le jeu des échanges économiques, et la seconde la contagion sociale. Au reste quand le progrès social a pris la forme d’un bouleversement révolutionnaire, il en est encore exactement de même ; ou plutôt le peuple d’un État révolutionnaire semble être à l’égard de ce phénomène encore plus vulnérable et plus désarmé que tout autre. Il y a là un obstacle considérable à l’amélioration du sort des travailleurs. Beaucoup, trompés par des espérances enivrantes, ont le tort de l’oublier. D’autres, mus par des espérances moins généreuses, ont le tort de confondre cet obstacle avec ceux qui tiennent à la nature des choses.

Cette dernière erreur est entretenue par une certaine confusion de langage. On parle sans cesse, actuellement, de la production. Pour consommer, il faut d’abord produire, et pour produire il faut travailler. Voilà ce que, depuis juin 1936, on entend répéter partout, du Temps jusqu’aux organes de la C. G. T., et ce qu’on n’entend, bien entendu, contester nulle part, sinon par ceux que font rêver les formes modernes du mythe du mouvement perpétuel. C’est là, en effet, un obstacle au développement général du bien-être et des loisirs et qui tient à la nature des choses. Mais par lui-même il n’est pas aussi grand qu’on l’imagine d’ordinaire. Car seul est nécessaire à produire ce qu’il est nécessaire de consommer ; ajoutons-y encore l’utile et l’agréable, à condition qu’il s’agisse de véritable utilité et de plaisirs purs. À vrai dire, la justice ne trouve pas son compte dans le spectacle de milliers d’hommes peinant pour procurer à quelques privilégiés des jouissances délicates ; mais que dire des travaux qui accablent une multitude de malheureux sans même procurer aux privilégiés grands et petits de vraie satisfaction ? Et combien ces travaux ne tiennent-ils pas de place dans notre production totale, si l’on osait faire le compte ?

Pourtant de tels travaux sont, eux aussi, nécessaires, d’une nécessité qui tient non à la nature des choses, mais aux rapports humains ; inutiles à tous, ils sont nécessaires en chaque endroit du fait qu’on s’y livre partout ailleurs. La discrimination entre ces deux espèces de nécessités, la véritable et la fausse, n’est pas toujours aisée ; mais il existe pour elle un criterium sûr. Il est des produits dont la disette dans un pays est d’autant plus grave qu’elle s’étend aussi au reste du globe ; pour d’autres, la disette présente d’autant moins d’inconvénients qu’elle est plus générale. On peut ainsi distinguer grossièrement deux classes de travaux.

Si la récolte du blé diminuait en France de moitié, par suite de quelque fléau, les Français devraient mettre tout leur espoir dans une surabondance de blé au Canada ou ailleurs ; leur détresse deviendrait irrémédiable si la récolte avait en même temps diminué de moitié dans le monde entier. Au contraire, que le rendement des usines de guerre françaises diminue un beau jour de moitié, il n’en résultera pour la France aucun dommage, pourvu que pareille diminution ait lieu dans toutes les usines de guerre du monde. Le blé d’une part, la production de guerre de l’autre, constituent des exemples parfaits pour l’opposition qu’il s’agit d’illustrer. Mais la plupart des produits participent, à des degrés différents, de l’une et de l’autre catégorie. Ils servent pour une part à être consommés, et pour une part, soit à la guerre, soit à cette lutte analogue à la guerre qu’on appelle concurrence. Si l’on pouvait tracer un schéma figurant la production actuelle et illustrant cette division, on mesurerait exactement, au jour le jour, combien de sueur et de larmes les hommes ajoutent à la malédiction originelle.

Prenons l’exemple de l’automobile. Dans l’état actuel des échanges, l’automobile est un instrument de transport qui ne pourrait être supprimé sans graves désordres ; mais la quantité d’automobiles qui sort tous les jours des usines dépasse de beaucoup celle au-dessous de laquelle ces désordres se produiraient. Pourtant, une diminution considérable du rendement du travail dans ces usines aurait des effets désastreux, car les automobiles anglaises, italiennes, américaines, plus abondantes et moins chères, envahiraient le marché et provoqueraient faillite et chômage. C’est qu’une automobile ne sert pas seulement à rouler sur une route, elle est aussi une arme dans la guerre permanente que mènent entre elles la production française et celle des autres pays. Les barrières douanières, on le sait trop, sont des moyens de défense peu efficaces et dangereux.

Imaginons à présent la semaine de trente heures établie dans toutes les usines d’automobiles du monde, ainsi qu’une cadence du travail moins rapide. Quelles catastrophes en résultera-t-il ? Pas un enfant n’aura moins de lait, pas une famille n’aura plus froid, et même, vraisemblablement, pas un patron d’usine d’automobiles n’aura une vie moins large. Les villes deviendront moins bruyantes, les routes retrouveront quelquefois le bienfait du silence. À vrai dire, dans de telles conditions, beaucoup de gens seraient privés du plaisir de voir défiler les paysages à une cadence de cent kilomètres à l’heure ; en revanche des milliers, des milliers et des milliers d’ouvriers pourraient enfin respirer, jouir du soleil, se mouvoir au rythme de la respiration, faire d’autres gestes que ceux imposés par des ordres ; tous ces hommes, qui mourront, connaîtraient de la vie, avant de mourir, autre chose que la hâte vertigineuse et monotone des heures de travail, l’accablement des repos trop brefs, la misère insondable des jours de chômage et des années de vieillesse. Il est vrai que les statisticiens, en comptant les autos, trouveraient qu’on a reculé dans la voie du progrès.

La rivalité militaire et économique est aujourd’hui, et restera vraisemblablement un fait qu’on ne peut éliminer que dans la composition d’idylles ; il n’est pas question de supprimer la concurrence dans ce pays, à plus forte raison dans le monde. Ce qui apparaît comme éminemment souhaitable, ce serait d’ajouter au jeu de la concurrence quelques règles. La résistance de la tôle au découpage ou à l’emboutissage est à peu près la même dans toutes les usines de mécanique du monde ; si on pouvait en dire autant de la résistance ouvrière à l’oppression, aucun des effets heureux de la concurrence ne disparaîtrait, et que de difficultés évanouies !

Dans le mouvement ouvrier, cette nécessité d’étendre au monde entier les conquêtes ouvrières de chaque pays socialement avancé est passée depuis longtemps au rang de lieu commun. Après la guerre, la lutte de tendances roulait essentiellement sur la question de savoir s’il fallait chercher à assurer cette extension au moyen de la révolution mondiale ou au moyen du Bureau International du Travail. On ne sait pas ce qu’aurait donné la révolution mondiale, mais le B. I. T., il faut le reconnaître, n’a pas réussi brillamment.

À première vue, on pourrait supposer que lorsqu’un pays a réalisé des progrès sociaux qui le compromettent dans la lutte économique, toutes les classes sociales de ce pays doivent, ne serait-ce que par intérêt, unir leurs efforts pour donner aux réformes accomplies la plus grande extension possible en dehors des frontières. Il n’en est pour tant pas ainsi. Les feuilles les plus respectables de chez nous, généralement considérées comme les porte-paroles de la haute bourgeoisie, répètent à satiété que la réforme des quarante heures sera admirable si elle devient internationale, ruineuse si elle reste seulement française ; cela n’a pas empêché, sauf erreur, certains de nos représentants patronaux à Genève de voter contre les quarante heures.

Pareilles choses n’auraient pas lieu si les hommes n’étaient menés que par l’intérêt ; mais à côté de l’intérêt, il y a l’orgueil. Il est doux d’avoir des inférieurs ; il est pénible de voir des inférieurs acquérir des droits, même limités, qui établissent entre eux et leurs supérieurs, à certains égards, une certaine égalité. On aimerait mieux leur accorder les mêmes avantages, mais à titre de faveur ; on aimerait mieux, surtout, parler de les accorder. S’ils ont enfin acquis des droits, on préfère que la pression économique de l’étranger vienne les miner, non sans dégâts de toutes sortes, plutôt que d’en obtenir l’extension hors des frontières. Le souci le plus pressant de beaucoup d’hommes situés plus ou moins haut sur l’échelle sociale est de maintenir leurs inférieurs « à leur place ». Non sans raison après tout ; car s’ils quittent une fois « leur place », qui sait jusqu’où ils iront ?

L’internationalisme ouvrier devrait être plus efficace ; malheureusement on ne se tromperait pas de beaucoup en le comparant à la jument de Roland, qui avait toutes les qualités sauf celle d’exister. Même l’Internationale socialiste d’avant-guerre était surtout une façade, et la guerre l’a bien montré. À plus forte raison n’y a-t-il jamais eu, dans l’Internationale syndicale, si cruellement mutilée aujourd’hui du fait des États dictatoriaux, ni action concertée, ni même contact permanent entre les différents mouvements nationaux. Sans doute, dans les grands moments, l’enthousiasme déborde les frontières ; on a pu le constater en ce mois épique de juin 1936, et on a vu l’occupation des usines non seulement s’essayer en Belgique, mais encore enjamber l’océan et trouver aux États-Unis une extension inattendue. Sans doute aussi on a vu parfois une grande lutte ouvrière partiellement alimentée par des souscriptions venues de l’étranger. Néanmoins il n’y a pas de stratégie concertée, les états-majors n’unissent pas leurs armes et ne mettent pas d’unité dans leurs revendications ; on constate souvent même une ignorance surprenante à l’égard de ce qui se passe hors du territoire national. L’internationalisme ouvrier est jusqu’ici plus verbal que pratique.

Quant au gouvernement, son action serait décisive en cette matière, s’il agissait. Car un certain nivellement dans les conditions d’existence des ouvriers des différents pays — nivellement vers le haut, si l’on peut ainsi parler — ne peut guère être conçu que comme un élément dans ce fameux règlement général des problèmes économiques mondiaux que chacun reconnaît comme indispensable à la paix et à la prospérité, mais qu’on n’aborde jamais. Réciproquement, l’action ouvrière sera, par un triste paradoxe, et malgré les doctrines internationales, un obstacle à la détente des rapports internationaux aussi longtemps qu’on se laissera vivre dans la déplorable incurie actuelle.

C’est ainsi que les ouvriers français redouteront toujours de voir pénétrer en France les travailleurs des pays surpeuplés aussi longtemps que les étrangers y seront légalement abaissés à une situation de parias, privés de toute espèce de droits, impuissants à participer à la moindre action syndicale sans risquer la mort lente par la misère, expulsables à merci. Le progrès social dans un pays a comme conséquence paradoxale la tendance à fermer les frontières aux produits et aux hommes. Si les pays de dictature se replient sur eux-mêmes par obsession guerrière, et si les pays les plus démocratiques les imitent, non seulement parce qu’ils sont contaminés par cette obsession, mais aussi du fait même des progrès accomplis par eux, que pouvons-nous espérer ?

Toutes les considérations d’ordre national et international, économique et politique, technique et humanitaire, se joignent pour conseiller de chercher à agir. D’autant que les réformes accomplies en juin 1936, et qui, s’il faut en croire certains, mettent notre économie en péril, ne sont qu’une petite partie des réformes immédiatement souhaitables. Car la France n’est pas seulement une nation ; elle est un Empire ; et une multitude de misérables, nés par malheur pour eux avec une peau d’une couleur différente de la nôtre, avaient mis de telles espérances dans le gouvernement de mai 1936 qu’une si longue attente, si elle reste déçue, risque de nous amener un de ces jours des difficultés graves et sanglantes.