Texte établi par Albert CamusGallimard (p. 23-28).


LETTRE À UNE ÉLÈVE
(1934)



Chère petite,

Il y a longtemps que je veux vous écrire, mais le travail d’usine n’incite guère à la correspondance. Comment avez-vous su ce que je faisais ? Par les sœurs Dérieu, sans doute ? Peu importe, d’ailleurs, car je voulais vous le dire. Vous, du moins, n’en parlez pas, même pas à Marinette, si ce n’est déjà fait. C’est ça le « contact avec la vie réelle » dont je vous parlais. Je n’y suis arrivée que par faveur ; un de mes meilleurs copains connaît l’administrateur-délégué de la Compagnie, et lui a expliqué mon désir ; l’autre a compris, ce qui dénote une largeur d’esprit tout à fait exceptionnelle chez cette espèce de gens. De nos jours, il est presque impossible d’entrer dans une usine sans certificat de travail — surtout quand on est, comme moi, lent, maladroit et pas très costaud.

Je vous dis tout de suite — pour le cas où vous auriez l’idée d’orienter votre vie dans une direction semblable — que, quel que soit mon bonheur d’être arrivée à travailler en usine, je ne suis pas moins heureuse de n’être pas enchaînée à ce travail. J’ai simplement pris une année de congé « pour études personnelles ». Un homme, s’il est très adroit, très intelligent et très costaud, peut à la rigueur espérer, dans l’état actuel de l’industrie française, arriver dans l’usine à un poste où il lui soit permis de travailler d’une manière intéressante et humaine ; et encore les possibilités de cet ordre diminuent de jour en jour avec les progrès de la rationalisation. Les femmes, elles, sont parquées dans un travail tout à fait machinal, où on ne demande que de la rapidité. Quand je dis machinal, ne croyez pas qu’on puisse rêver à autre chose en le faisant, encore moins réfléchir. Non, le tragique de cette situation, c’est que le travail est trop machinal pour offrir matière à la pensée, et que néanmoins il interdit toute autre pensée. Penser, c’est aller moins vite ; or il y a des normes de vitesse, établies par des bureaucrates impitoyables, et qu’il faut réaliser, à la fois pour ne pas être renvoyé et pour gagner suffisamment (le salaire étant aux pièces). Moi, je n’arrive pas encore à les réaliser, pour bien des raisons : le manque d’habitude, ma maladresse naturelle, qui est considérable, une certaine lenteur naturelle dans les mouvements, les maux de tête, et une certaine manie de penser dont je n’arrive pas à me débarrasser… Aussi je crois qu’on me mettrait à la porte sans une protection d’en haut. Quant aux heures de loisir, théoriquement on en a pas mal, avec la journée de 8 heures ; pratiquement elles sont absorbées par une fatigue qui va souvent jusqu’à l’abrutissement. Ajoutez, pour compléter le tableau, qu’on vit à l’usine dans une subordination perpétuelle et humiliante, toujours aux ordres des chefs. Bien entendu, tout cela fait plus ou moins souffrir, selon le caractère, la force physique, etc. ; il faudrait des nuances ; mais enfin, en gros, c’est ça.

Ça n’empêche pas que — tout en souffrant de tout cela — je suis plus heureuse que je ne puis dire d’être là où je suis. Je le désirais depuis je ne sais combien d’années, mais je ne regrette pas de n’y être arrivée que maintenant, parce que c’est maintenant seulement que je suis en état de tirer de cette expérience tout le profit qu’elle comporte pour moi. J’ai le sentiment, surtout, de m’être échappée d’un monde d’abstractions et de me trouver parmi des hommes réels — bons ou mauvais, mais d’une bonté ou d’une méchanceté véritable. La bonté surtout, dans une usine, est quelque chose de réel quand elle existe ; car le moindre acte de bienveillance, depuis un simple sourire jusqu’à un service rendu, exige qu’on triomphe de la fatigue, de l’obsession du salaire, de tout ce qui accable et incite à se replier sur soi. De même la pensée demande un effort presque miraculeux pour s’élever au-dessus des conditions dans lesquelles on vit. Car ce n’est pas là comme à l’université, où on est payé pour penser ou du moins pour faire semblant ; là, la tendance serait plutôt de payer pour ne pas penser ; alors, quand on aperçoit un éclair d’intelligence, on est sûr qu’il ne trompe pas. En dehors de tout cela, les machines par elles-mêmes m’attirent et m’intéressent vivement. J’ajoute que je suis en usine principalement pour me renseigner sur un certain nombre de questions fort précises qui me préoccupent, et que je ne puis vous énumérer.

Assez parlé de moi. Parlons de vous. Votre lettre m’a effrayée. Si vous persistez à avoir pour principal objectif de connaître toutes les sensations possibles — car, comme état d’esprit passager, c’est normal à votre âge — vous n’irez pas loin. J’aimais bien mieux quand vous disiez aspirer à prendre contact avec la vie réelle. Vous croyez peut-être que c’est la même chose ; en fait, c’est juste le contraire. Il y a des gens qui n’ont vécu que de sensations et pour les sensations ; André Gide en est un exemple. Ils sont en réalité les dupes de la vie, et, comme ils le sentent confusément, ils tombent toujours dans une profonde tristesse où il ne leur reste d’autre ressource que de s’étourdir en se mentant misérablement à eux-mêmes. Car la réalité de la vie, ce n’est pas la sensation, c’est l’activité — j’entends l’activité et dans la pensée et dans l’action. Ceux qui vivent de sensations ne sont, matériellement et moralement, que des parasites par rapport aux hommes travailleurs et créateurs, qui seuls sont des hommes. J’ajoute que ces derniers, qui ne recherchent pas les sensations, en reçoivent néanmoins de bien plus vives, plus profondes, moins artificielles et plus vraies que ceux qui les recherchent. Enfin la recherche de la sensation implique un égoïsme qui me fait horreur, en ce qui me concerne. Elle n’empêche évidemment pas d’aimer, mais elle amène à considérer les êtres aimés comme de simples occasions de jouir ou de souffrir, et à oublier complètement qu’ils existent par eux-mêmes. On vit au milieu de fantômes. On rêve au lieu de vivre.

En ce qui concerne l’amour, je n’ai pas de conseils à vous donner, mais au moins des avertissements. L’amour est quelque chose de grave où l’on risque souvent d’engager à jamais et sa propre vie et celle d’un autre être humain. On le risque même toujours, à moins que l’un des deux ne fasse de l’autre son jouet ; mais en ce dernier cas, qui est fort fréquent, l’amour est quelque chose d’odieux. Voyez-vous, l’essentiel de l’amour, cela consiste en somme en ceci qu’un être humain se trouve avoir un besoin vital d’un autre être — besoin réciproque ou non, durable ou non, selon les cas. Dès lors le problème est de concilier un pareil besoin avec la liberté, et les hommes se sont débattus dans ce problème depuis des temps immémoriaux. C’est pourquoi l’idée de rechercher l’amour pour voir ce que c’est, pour mettre un peu d’animation dans une vie trop morne, etc., me paraît dangereuse et surtout puérile. Je peux vous dire que quand j’avais votre âge, et plus tard aussi, et que la tentation de chercher à connaître l’amour m’est venue, je l’ai écartée en me disant qu’il valait mieux pour moi ne pas risquer d’engager toute ma vie dans un sens impossible à prévoir avant d’avoir atteint un degré de maturité qui me permette de savoir au juste ce que je demande en général à la vie, ce que j’attends d’elle. Je ne vous donne pas cela comme un exemple ; chaque vie se déroule selon ses propres lois. Mais vous pouvez y trouver matière à réflexion. J’ajoute que l’amour me paraît comporter un risque plus effrayant encore que celui d’engager aveuglément sa propre existence ; c’est le risque de devenir l’arbitre d’une autre existence humaine, au cas où on est profondément aimé. Ma conclusion (que je vous donne seulement à titre d’indication) n’est pas qu’il faut fuir l’amour, mais qu’il ne faut pas le rechercher, et surtout quand on est très jeune. Il vaut bien mieux alors ne pas le rencontrer, je crois.

Il me semble que vous devriez pouvoir réagir contre l’ambiance. Vous avez le royaume illimité des livres ; c’est loin d’être tout, mais c’est beaucoup, surtout à titre de préparation à une vie plus concrète. Je voudrais aussi vous voir vous intéresser à votre travail de classe, où vous pouvez apprendre beaucoup plus que vous ne croyez. D’abord à travailler : tant qu’on est incapable de travail suivi, on n’est bon à rien dans aucun domaine. Et puis vous former l’esprit. Je ne vous recommence pas l’éloge de la géométrie. Quant à la physique, vous ai-je suggéré l’exercice suivant ? C’est de faire la critique de votre manuel et de votre cours en essayant de discerner ce qui est bien raisonné de ce qui ne l’est pas. Vous trouverez ainsi une quantité surprenante de faux raisonnements. Tout en s’amusant à ce jeu, extrêmement instructif, la leçon se fixe souvent dans la mémoire sans qu’on y pense. Pour l’histoire et la géographie, vous n’avez guère à ce sujet que des choses fausses à force d’être schématiques ; mais si vous les apprenez bien, vous vous donnerez une base solide pour acquérir ensuite par vous-même des notions réelles sur la société humaine dans le temps et dans l’espace, chose indispensable à quiconque se préoccupe de la question sociale. Je ne vous parle pas du français, je suis sûre que votre style se forme.

J’ai été très heureuse quand vous m’avez dit que vous étiez décidée à préparer l’école normale ; cela m’a libérée d’une préoccupation angoissante. Je regrette d’autant plus vivement que cela semble être sorti de votre esprit.

Je crois que vous avez un caractère qui vous condamne à souffrir beaucoup toute votre vie. J’en suis même sûre. Vous avez trop d’ardeur et trop d’impétuosité pour pouvoir jamais vous adapter à la vie sociale de notre époque. Vous n’êtes pas seule ainsi. Mais souffrir, cela n’a pas d’importance, d’autant que vous éprouverez aussi de vives joies. Ce qui importe, c’est de ne pas rater sa vie. Or pour ça, il faut se discipliner.

Je regrette beaucoup que vous ne puissiez pas faire de sport : c’est cela qu’il vous faudrait. Faites encore effort pour persuader vos parents. J’espère, au moins, que les vagabondages joyeux à travers les montagnes ne vous sont pas interdits. Saluez vos montagnes pour moi.

Je me suis aperçue, à l’usine, combien il est paralysant et humiliant de manquer de vigueur, d’adresse, de sûreté dans le coup d’œil. À cet égard, rien ne peut suppléer, malheureusement pour moi, à ce qu’on n’a pas acquis avant 20 ans. Je ne saurais trop vous recommander d’exercer le plus que vous pouvez vos muscles, vos mains, vos yeux. Sans un pareil exercice, on se sent singulièrement incomplet.

Écrivez-moi, mais n’attendez de réponse que de loin en loin. Écrire me coûte un effort excessivement pénible. Écrivez-moi 228, rue Lecourbe, Paris, XVe. J’ai pris une petite chambre tout près de mon usine.

Jouissez du printemps, humez l’air et le soleil (s’il y en a), lisez de belles choses.

χαῖρε.
S. Weil.