Texte établi par Albert CamusGallimard (p. 15-22).


TROIS LETTRES
À Mme ALBERTINE THÉVENON
(1934-1935)



Chère Albertine,

Je profite des loisirs forcés que m’impose une légère maladie (début d’otite ça n’est rien) pour causer un peu avec toi. Sans ça, les semaines de travail, chaque effort en plus de ceux qui me sont imposés me coûte. Mais ce n’est pas seulement ça qui me retient : c’est la multitude des choses à dire et l’impossibilité d’exprimer l’essentiel. Peut-être, plus tard, les mots justes me viendront-ils : maintenant, il me semble qu’il me faudrait pour traduire ce qui importe un autre langage. Cette expérience qui correspond par bien des côtés à ce que j’attendais, en diffère quand même par un abîme : c’est la réalité, non plus l’imagination. Elle a changé pour moi non pas telle ou telle de mes idées (beaucoup ont été au contraire confirmées), mais infiniment plus, toute ma perspective sur les choses, le sentiment même que j’ai de la vie. Je connaîtrai encore la joie, mais il y a une certaine légèreté de cœur qui me restera, il me semble, toujours impossible. Mais assez là-dessus : on dégrade l’inexprimable à vouloir l’exprimer.

En ce qui concerne les choses exprimables, j’ai pas mal appris sur l’organisation d’une entreprise. C’est inhumain : travail parcellaire — à la tâche — organisation purement bureaucratique des rapports entre les divers éléments de l’entreprise, les différentes opérations du travail. L’attention, privée d’objets dignes d’elle, est par contre contrainte à se concentrer seconde par seconde sur un problème mesquin, toujours le même, avec des variantes : faire 50 pièces en 5 minutes au lieu de 6, ou quoi que ce soit de cet ordre. Grâce au ciel, il y a des tours de main à acquérir, ce qui donne de temps à autre de l’intérêt à cette recherche de la vitesse. Mais ce que je me demande, c’est comment tout cela peut devenir humain : car si le travail parcellaire n’était pas à la tâche, l’ennui qui s’en dégage annihilerait l’attention, occasionnerait une lenteur considérable et des tas de loupés. Et si le travail n’était pas parcellaire… Mais je n’ai pas le temps de développer tout cela par lettre. Seulement, quand je pense que les grands chefs bolcheviks prétendaient créer une classe ouvrière libre et qu’aucun d’eux — Trotsky sûrement pas, Lénine je ne crois pas non plus — n’avait sans doute mis le pied dans une usine et par suite n’avait la plus faible idée des conditions réelles qui déterminent la servitude ou la liberté pour les ouvriers — la politique m’apparaît comme une sinistre rigolade.

Je dois dire que tout cela concerne le travail non qualifié. Sur le travail qualifié, j’ai encore à peu près tout à apprendre. Ça va venir, j’espère.

Pour moi, cette vie est assez dure, à parler franchement. D’autant que les maux de tête n’ont pas eu la complaisance de me quitter pour faciliter l’expérience — et travailler à des machines avec des maux de tête, c’est pénible. C’est seulement le samedi après-midi et le dimanche que je respire, me retrouve moi-même, réacquiers la faculté de rouler dans mon esprit des morceaux d’idées. D’une manière générale, la tentation la plus difficile à repousser, dans une pareille vie, c’est celle de renoncer tout à fait à penser : on sent si bien que c’est l’unique moyen de ne plus souffrir ! D’abord de ne plus souffrir moralement. Car la situation même efface automatiquement les sentiments de révolte : faire son travail avec irritation, ce serait le faire mal, et se condamner à crever de faim ; et on n’a personne à qui s’attaquer en dehors du travail lui-même. Les chefs, on ne peut pas se permettre d’être insolent avec eux, et d’ailleurs bien souvent ils n’y donnent même pas lieu. Ainsi il ne reste pas d’autre sentiment possible à l’égard de son propre sort que la tristesse. Alors on est tenté de perdre purement et simplement conscience de tout ce qui n’est pas le train-train vulgaire et quotidien de la vie. Physiquement aussi, sombrer, en dehors des heures de travail, dans une demi-somnolence est une grande tentation. J’ai le plus grand respect pour les ouvriers qui arrivent à se donner une culture. Ils sont le plus souvent costauds, c’est vrai. Quand même, il faut qu’ils aient quelque chose dans le ventre. Aussi est-ce de plus en plus rare, avec les progrès de la rationalisation. Je me demande si cela se voit chez des manœuvres spécialisés.

Je tiens le coup, quand même. Et je ne regrette pas une minute de m’être lancée dans cette expérience. Bien au contraire, je m’en félicite infiniment toutes les fois que j’y pense. Mais, chose bizarre, j’y pense rarement. J’ai une faculté d’adaptation presque illimitée, qui me permet d’oublier que je suis un « professeur agrégé » en vadrouille dans la classe ouvrière, de vivre ma vie actuelle comme si j’y étais destinée depuis toujours (et, en un sens, c’est bien vrai) et que cela devait toujours durer, comme si elle m’était imposée par une nécessité inéluctable et non par mon libre choix.

Je te promets pourtant que quand je ne tiendrai plus le coup j’irai me reposer quelque part — peut-être chez vous.

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Je m’aperçois que je n’ai rien dit des compagnons de travail. Ça sera pour une autre fois. Mais ça aussi, c’est difficile à exprimer… On est gentil, très gentil. Mais de vraie fraternité, je n’en ai presque pas senti. Une exception : le magasinier du magasin des outils, ouvrier qualifié, excellent ouvrier, et que j’appelle à mon secours toutes les fois que je suis réduite au désespoir par un travail que je n’arrive pas à bien faire, parce qu’il est cent fois plus gentil et plus intelligent que les régleurs (lesquels ne sont que des manœuvres spécialisés). Il y a pas mal de jalousie parmi les ouvrières, qui se font en fait concurrence, du fait de l’organisation de l’usine. Je n’en connais que 3 ou 4 pleinement sympathiques. Quant aux ouvriers, quelques-uns semblent très chics. Mais il y en a peu là où je suis, en dehors des régleurs, qui ne sont pas des vrais copains. J’espère changer d’atelier dans quelque temps, pour élargir mon champ d’expérience.

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Allons, au revoir. Réponds-moi bientôt.

S. W.




Ma chère Albertine,

Je crois sentir que tu as mal interprété mon silence. Tu crois, semble-t-il, que je suis embarrassée pour m’exprimer franchement. Non, nullement ; c’est l’effort d’écrire, simplement, qui était trop lourd. Ce que ta grande lettre a remué en moi, c’est l’envie de te dire que je suis profondément avec toi, que c’est de ton côté que me porte tout mon instinct de fidélité à l’amitié.

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Mais avec tout ça je comprends des choses que peut-être tu ne comprends pas, parce que tu es trop différente. Vois-tu, tu vis tellement dans l’instant — et je t’aime pour ça — que tu ne te représentes pas peut-être ce que c’est que de concevoir toute sa vie devant soi, et de prendre la résolution ferme et constante d’en faire quelque chose, de l’orienter d’un bout à l’autre par la volonté et le travail dans un sens déterminé. Quand on est comme ça — moi, je suis comme ça, alors je sais ce que c’est — ce qu’un être humain peut vous faire de pire au monde, c’est de vous infliger des souffrances qui brisent la vitalité et par conséquent la capacité de travail.

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Je ne sais que trop (à cause de mes maux de tête) ce que c’est que de savourer ainsi la mort tout vivant ; de voir des années s’étendre devant soi, d’avoir mille fois de quoi les remplir, et de penser que la faiblesse physique forcera à les laisser vides, que les franchir simplement jour par jour sera une tâche écrasante.

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J’aurais voulu te parler un peu de moi, je n’en ai plus le temps. J’ai beaucoup souffert de ces mois d’esclavage, mais je ne voudrais pour rien au monde ne pas les avoir traversés. Ils m’ont permis de m’éprouver moi-même et de toucher du doigt tout ce que je n’avais pu qu’imaginer. J’en suis sortie bien différente de ce que j’étais quand j’y suis entrée — physiquement épuisée, mais moralement endurcie tu comprendras en quel sens je dis ça).

Écris-moi à Paris. Je suis nommée à Bourges. C’est loin. On n’aura guère la possibilité de se voir.

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Je t’embrasse.

Simone
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Chère Albertine,

Ça me fait du bien de recevoir un mot de toi. Il y a des choses, il me semble, pour lesquelles on ne se comprend que toi et moi. Tu vis encore ; ça, tu ne peux pas savoir comme j’en suis heureuse. ..............
Tu méritais bien de te libérer. La vie les vend cher, les progrès qu’elle fait faire. Presque toujours au prix de douleurs intolérables.

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Tu sais, j’ai une idée qui me vient juste à l’instant. Je nous vois toutes les deux, pendant les vacances, avec quelques sous en poche, marchant le long des routes, des chemins et des champs, sac au dos. On coucherait des fois dans les granges. Des fois on donnerait un coup de main pour la moisson, en échange de la nourriture. ......Qu’en dis-tu ?

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Ce que tu écris de l’usine m’est allé droit au cœur. C’est ça que je sentais, moi, depuis mon enfance. C’est pour ça qu’il a fallu que je finisse par y aller, et ça me faisait de la peine, avant, que tu ne comprennes pas. Mais une fois dedans, comme c’est autre chose ! Maintenant, c’est comme ceci que je sens la question sociale : une usine, cela doit être ce que tu as senti ce jour-là à Saint-Chamond, ce que j’ai senti si souvent, un endroit où on se heurte durement, douloureusement, mais quand même joyeusement à la vraie vie. Pas cet endroit morne où on ne fait qu’obéir, briser sous la contrainte tout ce qu’on a d’humain, se courber, se laisser abaisser au-dessous de la machine.

Une fois j’ai senti pleinement, dans l’usine, ce que j’avais pressenti, comme toi, du dehors. À ma première boîte. Imagine-moi devant un grand four, qui crache au dehors des flammes et des souffles embrasés que je reçois en plein visage. Le feu sort de cinq ou six trous qui sont dans le bas du four. Je me mets en plein devant pour enfourner une trentaine de grosses bobines de cuivre qu’une ouvrière italienne, au visage courageux et ouvert, fabrique à côté de moi ; c’est pour les trams et les métros, ces bobines. Je dois faire bien attention qu’aucune des bobines ne tombe dans un des trous, car elle y fondrait ; et pour ça, il faut que je me mette en plein en face du four, et que jamais la douleur des souffles enflammés sur mon visage et du feu sur mes bras (j’en porte encore la marque) ne me fasse faire un faux mouvement. Je baisse le tablier du four ; j’attends quelques minutes ; je relève le tablier et avec un crochet je retire les bobines passées au rouge, en les attirant à moi très vite (sans quoi les dernières retirées commenceraient à fondre), et en faisant bien plus attention encore qu’à aucun moment un faux mouvement n’en envoie une dans un des trous. Et puis ça recommence. En face de moi un soudeur, assis, avec des lunettes bleues et un visage grave travaille minutieusement ; chaque fois que la douleur me contracte le visage, il m’envoie un sourire triste, plein de sympathie fraternelle, qui me fait un bien indicible. De l’autre côté, une équipe de chaudronniers travaille autour de grandes tables ; travail accompli en équipe, fraternellement, avec soin et sans hâte ; travail très qualifié, où il faut savoir calculer, lire des dessins très compliqués, appliquer des notions de géométrie descriptive. Plus loin, un gars costaud frappe avec une masse sur des barres de fer en faisant un bruit à fendre le crâne. Tout ça, dans un coin tout au bout de l’atelier, où on se sent chez soi, où le chef d’équipe et le chef d’atelier ne viennent pour ainsi dire jamais. J’ai passé là 2 ou 3 heures à 4 reprises (je m’y faisais de 7 à 8 fr. l’heure — et ça compte, ça, tu sais !) La première fois, au bout d’1 heure ½, la chaleur, la fatigue, la douleur m’ont fait perdre le contrôle de mes mouvements ; je ne pouvais plus descendre le tablier du four. Voyant ça, tout de suite un des chaudronniers (tous de chics types) s’est précipité pour le faire à ma place. J’y retournerais tout de suite, dans ce petit coin d’atelier, si je pouvais (ou du moins dès que j’aurais retrouvé des forces). Ces soirs-là, je sentais la joie de manger un pain qu’on a gagné.

Mais ça a été unique dans mon expérience de la vie d’usine. Pour moi, moi personnellement, voici ce que ça a voulu dire, travailler en usine. Ça a voulu dire que toutes les raisons extérieures (je les avais cru intérieures, auparavant) sur lesquelles s’appuyaient pour moi le sentiment de ma dignité, le respect de moi-même ont été en deux ou trois semaines radicalement brisées sous le coup d’une contrainte brutale et quotidienne. Et ne crois pas qu’il en soit résulté en moi des mouvements de révolte. Non, mais au contraire la chose au monde que j’attendais le moins de moi-même — la docilité. Une docilité de bête de somme résignée. Il me semblait que j’étais née pour attendre, pour recevoir, pour exécuter des ordres — que je n’avais jamais fait que ça — que je ne ferais jamais que ça. Je ne suis pas fière d’avouer ça. C’est le genre de souffrances dont aucun ouvrier ne parle : ça fait trop mal même d’y penser. Quand la maladie m’a contrainte à m’arrêter, j’ai pris pleinement conscience de l’abaissement où je tombais, je me suis juré de subir cette existence jusqu’au jour où je parviendrais, en dépit d’elle, à me ressaisir. Je me suis tenu parole. Lentement, dans la souffrance, j’ai reconquis à travers l’esclavage le sentiment de ma dignité d’être humain, un sentiment qui ne s’appuyait sur rien d’extérieur cette fois, et toujours accompagné de la conscience que je n’avais aucun droit à rien, que chaque instant libre de souffrances et d’humiliations devait être reçu comme une grâce, comme le simple effet de hasards favorables.

Il y a deux facteurs, dans cet esclavage : la vitesse et les ordres. La vitesse : pour « y arriver » il faut répéter mouvement après mouvement à une cadence qui, étant plus rapide que la pensée, interdit de laisser cours non seulement à la réflexion, mais même à la rêverie. Il faut, en se mettant devant sa machine, tuer son âme pour 8 heures par jour, sa pensée, ses sentiments, tout. Est-on irrité, triste ou dégoûté, il faut ravaler, refouler tout au fond de soi irritation, tristesse ou dégoût : ils ralentiraient la cadence. Et la joie de même. Les ordres : depuis qu’on pointe en entrant jusqu’à ce qu’on pointe en sortant, on peut à chaque moment recevoir n’importe quel ordre. Et toujours il faut se taire et obéir. L’ordre peut être pénible ou dangereux à exécuter, ou même inexécutable ; ou bien deux chefs donner des ordres contradictoires ; ça ne fait rien : se taire et plier. Adresser la parole à un chef — même pour une chose indispensable — c’est toujours, même si c’est un brave type (même les braves types ont des moments d’humeur) s’exposer à se faire rabrouer ; et quand ça arrive, il faut encore se taire. Quant à ses propres accès d’énervement et de mauvaise humeur, il faut les ravaler ; ils ne peuvent se traduire ni en paroles ni en gestes, car les gestes sont à chaque instant déterminés par le travail. Cette situation fait que la pensée se recroqueville, se rétracte, comme la chair se rétracte devant un bistouri. On ne peut pas être « conscient ».

Tout ça, c’est pour le travail non qualifié, bien entendu. (Surtout celui des femmes.)

Et à travers tout ça un sourire, une parole de bonté, un instant de contact humain ont plus de valeur que les amitiés les plus dévouées parmi les privilégiés grands ou petits. Là seulement on sait ce que c’est que la fraternité humaine. Mais il y en a peu, très peu. Le plus souvent, les rapports même entre camarades reflètent la dureté qui domine tout là dedans.

Allons, assez bavardé. J’écrirais des volumes sur tout ça.

S. W.


Je voulais te dire aussi : le passage de cette vie si dure à ma vie actuelle, je sens que ça me corrompt. Je comprends ce que c’est qu’un ouvrier qui devient « permanent », maintenant. Je réagis tant que je peux. Si je me laissais aller, j’oublierais tout, je m’installerais dans mes privilèges sans vouloir penser que ce sont des privilèges. Sois tranquille, je ne me laisse pas aller. À part ça, j’y ai laissé ma gaîté, dans cette existence ; j’en garde au cœur une amertume ineffaçable. Et quand même, je suis heureuse d’avoir vécu ça.

Garde cette lettre — je te la redemanderai peut-être si, un jour, je veux rassembler tous mes souvenirs de cette vie d’ouvrière. Pas pour publier quelque chose là-dessus (du moins je ne pense pas), mais pour me défendre moi-même de l’oubli. C’est difficile de ne pas oublier, quand on change si radicalement de manière de vivre.