La Commune de Paris au jour le jour/Semaine du 1er au 7 mai

Schleicher frères (p. 234-255).
Lundi, 1er mai.

SOMMATION

Au nom et par ordre de M. le maréchal commandant en chef l’armée, nous, major de tranchée, sommons le commandant des insurgés, réunis en ce moment au fort d’Issy, d’avoir à se rendre, lui et tout le personnel enfermé dans le dit fort.

Un délai d’un quart d’heure est accordé pour la présente sommation.

Si le commandant des forces insurgées déclare, par écrit, en son nom et au nom de la garnison tout entière du fort d’Issy, qu’il se soumet, lui et les siens, à la présente sommation, sans autre condition que d’obtenir la vie sauve et la liberté, moins l’autorisation de résider dans Paris, cette faveur sera accordée.

Faute par lui de ne pas répondre dans le délai indiqué plus haut, toute la garnison sera passée par les armes.

Tranchées devant le Fort d’Issy
30 avril 1871.
Le Colonel d’État major de la tranchée.
Signé : R. Leperche.

Hier, le citoyen Rossel, délégué à la guerre, a fait répondre au commandant versaillais.

Au citoyen Leperche, major des tranchées devant le fort d’Issy. »

Mon cher camarade,

La prochaine fois que vous vous permettrez de nous envoyer une sommation aussi insolente que votre lettre autographe d’hier, je ferai fusiller votre parlementaire conformément aux usages de la guerre.

Votre dévoué camarade, signé : Rossel,
Délégué de la Commune de Paris.

Quel style, quels procédés que ceux de M. Leperche, colonel d’état-major de l’armée de l’ordre. Le prince Pierre Bonaparte ou, dans les Abruzzes, un gentilhomme de grand chemin, ne parlerait pas autrement.

Lundi, 1er mai.

Récusant l’élection de la Commune au 26 mars, sous raison de l’insuccès des élections complémentaires du 16 avril, le journal le Temps prétend que Paris n’est pas représenté. « Dans le conflit qui s’agite en son nom, Paris n’a pas la parole, Paris est en guerre, il reçoit et envoie des obus, sa population tout entière est requise pour le combat, et il n’a été consulté par personne pour dire si ça lui convenait ou ne lui convenait pas ».

En conséquence et comme moyen de conciliation avec Versailles, le Temps et, après lui, quelques journaux réclament :

L’élection d’une municipalité nouvelle dans les formes de la loi votée par l’Assemblée ( !), avec mandat de traiter avec Versailles sur les bases du maintien de la République, des libertés municipales et d’une amnistie complète et générale. Et au préalable une trêve de 23 jours.

Peu auparavant, le Temps avait proposé un moyen également pratique de tout concilier : Que M. Thiers nommé Dictateur par l’Assemblée, que M. Louis Blanc, nommé Dictateur par la Commune arrangent vitement nos affaires et nous bâclent une bonne paix !

Il y a manque de bonne foi ou il y a faiblesse d’esprit à proposer des solutions impossibles et à récriminer ensuite contre ceux qui ne les exécutent pas. — Il faudrait cependant laisser là les phrases creuses, comme le dit le Temps lui-même, et se rappeler un peu que le sang coule autour de Paris. Comment reprocher à la Commune qu’elle ne transige pas, puisque M. Thiers ne veut pas transiger, puisque l’Assemblée hurle et aboie contre tout pacificateur. Pourquoi reprocher à la Commune de se défendre à outrances, quand on l’attaque à outrance ! — Si on proposait à Paris une transaction équitable, croyez-vous que la Commune venant à la refuser pourrait tenir quarante-huit heures seulement contre tous les commerçants et industriels du dedans et du dehors, contre l’explosion d’indignation de la France et de l’Europe, et, sans aller plus loin, contre la volonté de ces gardes nationaux, époux et pères de famille, qui ne vont aux massacrades de Neuilly, de Vanves, d’Issy et de Montrouge que par sentiment du devoir, qui ne vont exposer leur vie et l’existence même de leurs enfants que parce qu’ils savent la République menacée et le pouvoir légal entre les mains des monarchistes ? Les mystificateurs prétendent que le plaisir du garde national à jouer au soldat est tel qu’il préfère trente sous par jour à manœuvrer la baïonnette à Clichy que dix francs à coudre ou à varloper dans un métier. Odieuse ineptie. C’est M. Thiers qui est impitoyable parce qu’il se croit le plus fort, c’est l’Assemblée qui hurle de joie, elle flaire du sang de républicain, la chair fraîche des révolutionnaires. — Maudite soit la Commune si elle repousse une transaction raisonnable… Mais qui lui en présente ? Et ne sait-on pas que, pour se concilier comme pour se marier, il faut être deux !

Mardi, 2 mai.

« Récompense honnête à qui donnera l’adresse d’un fonctionnaire républicain dans le Gard ».

Cette annonce se lit dans un journal du département du Gard. N’oublions pas, je vous prie que M. Thiers est le champion de la République contre Paris.

Que ne donnerait Versailles pour imposer quarantaine à tout ce qui sort du Paris pestiféré ! Les lettres sont arrêtées, les journaux confisqués, mais les hommes, combien plus doivent-ils être suspects ! De peur que des communards n’infestent la province, de peur surtout qu’ils n’échappent à la vengeance des Versaillais en se réfugiant dans les pays voisins sous des passeports étrangers, le Gouvernement a posté à Pontoise, Amiens, le Havre, Calais, Cherbourg, aux villes frontières des agents allemands, italiens, russes, anglais, chargés d’examiner les laissez passer et de questionner les voyageurs. Au moindre doute, pour une prononciation fautive, un accent suspect, on arrête les individus. Les trains même entre deux stations font un temps d’arrêt pour livrer les émigrants à la complète disposition des policiers.

Je lis dans un journal anglais que le Ministre Belge comte d’Anethan… d’Anethan… d’Anethan…, ce nom ne m’est pas inconnu… Ah ! oui, c’est celui d’un personnage compromis dans les voleries cléricales et boursicotières des Laugrand-Dumoncel et Cie a promis à M. Thiers et à son Ministre des Affaires Étrangères, M. Jules Favre que la Belgique, souricière hospitalière, recevrait les fugitifs de Paris dans les bras de ses gendarmes qui remettraient ensuite leurs hôtes aux soins de la prévôté de Versailles.

J’ai lu en fronçant les narines de dégoût.

Mardi 2 mai.

Ces représentants de Paris, naguère tant aimés, je ne puis plus penser à eux sans que mon cœur s’emplisse d’amertume. Sanctionnant par leur imperturbable présence à Versailles tout ce que l’Assemblée fait contre nous, ils valent pour M. Thiers autant peut-être qu’un corps de cinquante mille hommes, mieux qu’un terrible parc d’artillerie. Tranquilles en apparence, enfoncés dans leur flegme, ils suivent du regard les progrès du siège sans qu’on devine leur plaisir ou leur peine. On nous canonne, on nous mitraille, on nous assassine ; des citoyens, on en tue depuis un mois cent à cent cinquante par jour, les blessés ne comptent plus — et aucun de nos représentants ne se précipite à la tribune, criant à nos bourreaux : « Ce que vous faites est infâme ! « Aucun ne se tourne vers la France et ne hurle au secours. Non, tous se tiennent cois, sauvegardant, comme ils disent, les immortels principes de 89 ; on les avait mis là pour défendre le logis, et, chiens muets, le regard seul avancé hors de la niche, ils flairent et regardent la bande nocturne qui se rue dans la maison.

L’autre jour, le Rappel leur criait, ami désespéré : « Allons, les représentants de Paris, allons Louis Blanc, Edgar Quinet, Martin Bernard, Peyrat, Schoelcher et les autres ! Parlez ! On n’a pas écouté Jean Brunet ? À votre tour ! Et si l’Assemblée ne vous écoute pas non plus, parlez à la France. Faites à Versailles ce que l’Union Républicaine fait à Paris. Aidez-la à créer cette force morale que n’atteignent pas les chassepots ni les mitrailleuses. Vous êtes restés là-bas ; c’est sans doute pour y faire quelque chose. Qu’attendez-vous ? Qu’il n’y ait plus rien à faire ? »

Et Victor Schoelcher qui, parmi nos représentants était encore une honorable exception, car lui, du moins, s’était rallié à l’Union de conciliation, bien qu’il nous donnât tort, M. Schœlcher vient de nous adresser une proclamation qui nous étonne de sa part, car elle ressemble déplorablement à celle que nous fit, il y a cinq semaines, l’amiral Saisset : « Fiez-vous à M. Thiers, il a promis que tout serait oublié, une fois l’ordre rétabli. Ces paroles comprennent une amnistie pleine et entière, qu’au besoin un vote de l’Assemblée ne manquerait pas de garantir. »

Et c’est sur cet espoir de ne pas être châtiés suivant l’énormité de nos crimes, espoir fondé sur la véracité de M. Thiers seulement et non sur un engagement de l’Assemblée, que M. Schoelcher sollicite les Parisiens de s’enrôler dans une immense conspiration afin de contraindre la Commune à mettre bas les armes. Comment pourriez-vous hésiter puisque M. Thiers a promis de pardonner tout à tout le monde, sauf aux assassins des deux généraux… Notez que ce langage, qu’on croit conciliant, nous exaspère. Nous combattons pour le Droit, nous avons fait à la Justice le sacrifice de notre vie ; — et arrive le républicain Schoelcher, flanquant le cruel et goguenard meneur de la rue de Poitiers : « Nous vous ferons grâce, sauf aux assassins parmi vous ! »

M. Schoelcher dit très bien : « Quel que soit le vainqueur, c’est la République qui est perdue. On se massacre entre deux impasses. Tant de batailles, où depuis vingt jours les Français s’acharnent à se tuer, ne peuvent avoir de fin heureuse, ni d’un côté ni de l’autre… » Si de part et d’autre, on se fait une guerre à outrance, à qui la faute ? — « À la Commune, répond M. Schoelcher sans sourciller, il faut donc faire pression sur elle pour qu’elle se démette. Et M. Schoelcher ne se retourne pas au moins vers les villes de France pour leur dire : « Faites pression, contraignez l’Assemblée à faire la paix. »

Et cependant les villes de France y seraient disposées. L’autre jour Mâcon adjurait nos députés de se mettre à la tête d’une croisade de conciliation. Les représentants de Paris ont répondu vaguement par un long discours qui ne dit rien, par une douche d’eau tiède. Comment les villes de province interviendraient-elles en faveur de Paris, si ses propres représentants n’ont pas eux-mêmes cette initiative. Il faut qu’il soit souillé de crimes bien noirs le criminel pour lequel ses avocats eux-mêmes n’osent pas prendre la parole ! Quel silence accusateur !

Dès que le feu a été ouvert contre Paris, nous eussions voulu qu’ils se retirassent. Ils ne l’ont pas fait. C’est, pensons-nous un accroc fait à notre dignité et à la leur. — Ils se sont résignés sans doute à un dur sacrifice, en prévision des immenses services qu’ils pourront nous rendre. — Ces services, quels sont-il ? Ils n’ont rien fait pour nous, et, maintenant, ils se taisent pendant qu’on nous accable. Ils se taisent, mais après avoir dit à la France et à l’Europe : « Paris a tort, ne venez pas à son secours, tant pis pour lui. »

Mercredi, 3 mai.

Décidément, le point le plus faible de Paris, c’est celui qui devrait être le plus fort, le point central de l’Hôtel-de-ville ; ce qui nous rassure le moins dans la Commune, c’est la Commune elle-même. Les journaux donnent le compte-rendu des délibérations par lesquelles nous apprenons que nous sommes à la merci d’une Dictature nouvelle, qui a osé prendre le terrible titre de Comité de salut Public. La mesure est tout à fait impolitique : la preuve en est qu’elle n’excite ni frayeur ni enthousiasme. Cette appellation, la plus effrayante pour les oreilles françaises, ne sera certes justifiée ni en bien ni en mal par les cinq bonhommes qui en ont été décorés. Le comité de 93 plongea ses mains dans le sang, mais sauva la France. Le nouveau comité trempera sans doute ses mains dans l’encre et rendra peut-être force décrets, mais si ce n’est pas lui qui nous perd, ce n’est pas lui qui nous sauvera. Ni amis ni ennemis ne le prennent au sérieux ; c’est avec une moue dédaigneuse ou des haussements d’épaule qu’on a appris les noms des personnages responsables maintenant du salut de la Patrie. Grand mot pour de petites gens. Le titre de Comité de Salut Public ne leur donne pas un atome de puissance de plus mais pourrait soulever de vaines frayeurs et des répulsions non justifiées, si avant tout il ne paraissait ridicule. On dirait des mandarins qui ont revêtu un costume effroyable, avec des devises sur le ventre et dans le dos : « Tremblez ! je suis l’invincible Tigre. »

Vainement, quelques orateurs ont affirmé que nous sommes environnés de scélérats et qu’il s’agirait de faire tomber la tête de quelques traîtres, le public n’a pas voulu s’émouvoir davantage. On pardonnerait la chose, mais tout ce qui ressemble au pastiche et à la déclamation nous indispose singulièrement.

On en voulait à Cluseret à tort ou à raison, on le soupçonnait de tendre à la dictature, et de n’être, malgré toute son ambition, qu’un incapable, et la Commune donna tous pouvoirs à un Comité Exécutif qu’elle vient de renverser au profit d’un Comité de Salut public. Le nom est changé, les individualités ne sont plus les mêmes ; mais la situation ne s’est pas améliorée pour cela, il n’y a qu’un faux pas de plus.

Disait le citoyen Langevin : « Que voyons-nous ? L’Assemblée nommant des commissions et ne s’en rapportant pas à elles, discutant la façon dont elles exécutent les détails de leurs travaux…

Disait le citoyen Paschal-Grousset : « Des conflits de toute nature se sont élevés. La Commission Exécutive donnait des ordres qui n’étaient pas exécutés. Chaque commission particulière, se croyant souveraine, de son côté donnait aussi des ordres. De telle sorte que la Commission Exécutive ne pouvait avoir de responsabilité réelle et, faisant des efforts surhumains pour s’occuper de tout, en somme, elle n’arrivait à rien… »

Disait le citoyen Vaillant : « Qu’on ne fasse pas de pastiche révolutionnaire. L’important serait de transformer la Commune elle-même, d’en faire ce qu’était la première Commune de Paris, un ensemble de commissions travaillant de concert. Elle devrait commencer par se réformer elle-même et cesser d’être un petit parlement bavard brisant le lendemain ce qu’il a créé la veille aux hasards de sa fantaisie et se jetant au travers de toutes les décisions de sa commission Exécutive… »

Mercredi 3 mai.

Sitôt sa loi municipale faite, M. Thiers a voulu l’essayer. Le 30 avril dernier, toutes les communes de France, celle de Paris exceptée, ont été appelées à se choisir de nouveaux conseillers municipaux. Les élections ont été généralement mauvaises, et même fort mauvaises, nous disent les dépêches du gouvernement. Les élections ont été mauvaises, c’est-à-dire, elles ont été républicaines. Nos législateurs, qui attendaient monts et merveilles de leur loi toute neuve, sont amèrement désappointés ; ils croyaient avoir livré la France à la conspiration monarchique et, malgré tout, ils ont remis le pouvoir municipal en de mauvaises mains, — nous voulons dire en des mains républicaines. — En vain le mot d’ordre avait été donné de voter partout pour les listes dites de conciliation, parce qu’elles excluaient soigneusement tous les républicains et offraient un méli-mélo de monarchistes de toute espèce, henriquinquistes et orléanistes, cléricaux et libéraux, agréablement variés de bonapartistes plus ou moins déguisés. Les « bons » monarchistes ont été évincés, les « mauvais » républicains ont eu l’avantage. Et cependant, nous sommes en République !

Comme toujours on a observé que, plus le village était petit, plus la population était ignorante, plus il y avait lieu d’être satisfait des choix généralement monarchistes, dirigés qu’ils étaient par le curé, le gros propriétaire, et plus la ville était populeuse et éclairée, plus elle faisait de déplorables choix. Parmi les villes importantes, il n’est guère que Nîmes, dominée par son fougueux évêque d’Alzon, qui ait mérité les éloges du parti de l’Ordre.

Paris est dans la joie. Après sa votation de février qui nous avait livrés à cette ignoble Assemblée, la province vient enfin de s’affirmer républicaine. Implantée dans les villes, la République conquerra fatalement les campagnes.

Jeudi 4 mai.

Les défaites sont douloureuses, les trahisons écœurantes ou irritantes. Cette nuit une redoute très importante, celle du Moulin Saquet, près Choisy, a été livrée par la complicité de son commandant qui, dit-on, a été porter lui-même le mot d’ordre à la colonne d’attaque ennemie. Les factionnaires, surpris, ont laissé passer les Versaillais qui se sont rués sur les dormeurs, les ont lardés de coups de baïonnette autant qu’ils ont pu. La garnison, croyant avoir affaire à des forces très supérieures, n’opposa qu’une faible résistance. Brusquement réveillés, le plus grand nombre se sauva en criant à la trahison. Les assaillants, qui avaient amené des équipages de trait enlevèrent huit canons et se retirèrent en toute hâte avant que le retour offensif des Parisiens eût commencé. La retraite se fit avec une telle précipitation que deux des canons enlevés ayant versé dans un fossé y furent abandonnés, tant on était pressé de mettre en sûreté les six autres. Bientôt l’artillerie fédérée des forts de Bicêtre et d’Ivry se mit à bombarder furieusement la redoute, mais les auteurs du coup de main n’y étaient plus, les fédérés la trouvèrent vide quand ils se présentèrent pour la réoccuper.

Les gardes nationaux de certains bastions se plaignent que la nuit sifflent à leurs oreilles des balles qu’on leur envoie de derrière. Aux Ternes, où cependant il pleut assez de boulets lancés par les artilleurs de M. Thiers, qui ont la maladresse de faire tomber leurs obus en plein quartier Saint-Honoré, aux Ternes, on prétend que des passants ont été blessés par de lâches scélérats dissimulant un fusil à vent derrière quelque rideau ou quelque jalousie. De trahisons, d’espionnage et de mouchardises, nous avons les oreilles rebattues ; le peuple n’est que trop enclin à en voir partout. Il nous est extrêmement pénible d’entendre d’infâmes soupçons déversés avec une légèreté coupable sur tel ou tel membre de la Commune ou du Comité Central, n’importe qui, peut-être même par des collègues.

Et M. Thiers se frotte les mains, il se vante auprès des intimes d’avoir contre Paris des moyens plus puissants que les batteries de Montretout. Et ce qu’il y a de plus redoutable que les trahisons, ce sont les suspicions et les défiances qu’elle engendrent.

Mardi, 4 mai.

La Commune vient de me charger d’un emploi plus honorable qu’important et dans lequel il ne me sera pas possible avant quelque temps de rendre au public de très grands services. On avait besoin d’un homme de confiance, on a jeté par hasard les yeux sur moi, on m’a proposé et j’ai accepté. J’avais besoin de me compromettre, moi aussi, pour la Commune et de faire autre chose pour elle que des vœux impuissants et donner çà et là quelques conseils inutiles. Je suis loin d’admirer la Commune ; je la blâme même souvent, ignorant peut-être toutes les difficultés contre lesquelles il lui faut lutter ; tantôt je lui reproche le trop et tantôt le trop peu, le quand et le comment — mais je sens que, si la Commune périt, nous périssons tous avec elle. La conduite de nos généraux, la direction qu’ils donnent à la campagne ne me plaît qu’à demi, mais que notre armée triomphe ou soit vaincue, je veux avoir compté dans ses rangs, et, puisque je n’ai pas de concours militaire à lui donner, je lui donnerai tout ce que j’ai, toute mon activité, mes soucis de jour et de nuit, ma responsabilité.

J’ai besoin de me sentir le frère et l’égal d’un de nos simples gardes nationaux. Ma conscience est émue quand, au crépuscule, je vois défiler un de leurs bataillons de marche allant au fort d’Issy ou à la turie de Neuilly. En avant, la musique remplit les airs et les cœurs des accents du Chant du Départ. Mais, dans les rangs, on est silencieux : les jeunes gens ont un entrain qui ressemble à la gaieté, mais les barbes grises sont tristes. Çà et là des femmes dans les rangs, ambulancières pour la plupart, on ne les distingue que par un petit bidon en fer blanc, par des brassards. Il y a des pères qui portent le dernier né dans leurs bras, un moutard s’accroche à leur capote, la mère marche à côté d’un pas ferme, portant le fusil du mari ; je salue leur drapeau rouge, tête nue, je les regarde passer.

Vendredi, 5 mai.

On pouvait s’y attendre, la démarche de paix et de conciliation entreprise encore une fois par les francs maçons de Paris auprès du Dictateur de l’Ordre, a eu pour résultat le plus complet insuccès. Le chef du parti des gens honnêtes et modérés avait déjà répondu : « Il y aura sans doute quelques maisons brûlées et quelques hommes tués, mais force restera à la loi. M. Thiers a daigné écouter la députation à laquelle il a répondu brièvement et froidement, « Je n’ai rien à ajouter, rien à répondre de ce que j’ai déjà déclaré à vos collègues. »

Donc, nous en sommes toujours là, il y aura des maisons troués et des hommes tués, mais force restera à la loi. Car le petit Thiers tout entier, c’est la Loi, et Paris, c’est le crime.

En France, dès qu’un homme, dès qu’un parti se sait ou se croît le plus fort, vite il dit : « Je m’appelle la Loi. L’homme en face de moi est un criminel que nous allons rouer vivant et couper en quartiers. Le parti qui m’est opposé est le Parti du Crime. »

Sans remonter bien haut, Charles X parlait ainsi, la veille des journées de juillet. Louis-Philippe parlait ainsi à Transnonain, au Cloître Saint-Merry, à Lyon, le 23 février 1848. Ainsi parlaient Jules Favre, Thiers, Falloux et Cavaignac le lendemain de la bataille de juin ; ainsi parlait Bonaparte le lendemain de la nuit de Décembre ; ainsi reparle aujourd’hui M. Thiers. C’est cet affreux petit bonhomme à lunettes qui est à lui seul la Loi, le Droit, la Justice, par conséquent l’égorgement et le massacre. Et Paris, la ville aux deux millions d’habitants, c’est l’absurdité, c’est l’iniquité, c’est l’exécution en masse… Quelques maisons à trouer… mais c’est cent mille maisons à trouer… Quelques hommes à tuer… mais c’est deux cent mille gardes nationaux que vous promettez d’exterminer, Monsieur Thiers.

Sur ces désolantes nouvelles qui leur furent transmises par les délégués, les francs-maçons firent un pas en avant et décidèrent de s’unir avec les compagnons pour la défense de Paris. C’était proclamer l’alliance intime de la Bourgeoisie qui travaille avec le Prolétariat qui travaille. Quelle que soit l’issue de la lutte, cette fraternisation entre les meilleurs de la classe bourgeoise et les meilleurs de la classe ouvrière sera un des grands faits de la Révolution du 18 mars.

Le mardi 2 mai, environ 4 000 citoyens, compagnons et francs maçons, représentants du travail dans toutes ses branches, ont, dans un magnifique élan d’enthousiasme, déclaré s’unir pour la revendication armée des droits de Paris.

Ils ont déclaré qu’« à partir du 3 mai, ils s’engagent à marcher avec les compagnies de la garde nationale dont ils font partie, revêtus de leurs insignes et qu’ils ne mettront bas les armes que lorsqu’ils auront triomphé des ennemis de la République et de la Commune. »

D’une affiche officielle collée sur les murs, j’extrais les chiffres suivants :

effectif de la garde nationale
Bataillons de marche : 99 980 hommes
Présents : Absents :
Troupe 
84 980
Troupe 
11 380
Officiers 
3 413
Officiers 
242
Présents 
88 399
Absents 
11 581
Bataillons sédentaires : 97 852
Présents : Absents :
Troupe 
77 665
Troupe 
16 435
Officiers 
3 094
Officiers 
658
Présents 
80 759
Absents 
17 093
soit un total de
Présents : 169 158                    Absents : 28 674


et un chiffre général de 197 832 hommes, sur lesquels 12,6 pour cent sont absents dans les compagnies de marche et 17,5 pour cent sont absents dans les compagnies sédentaires.

S’il n’y avait que ces dernières non-valeurs !

Samedi, 6 mai.

Chacun parle des « Mystères du couvent de Picpus. »

Picpus est une immense jésuitière féminine, c’est leur grande forteresse dans le faubourg Saint-Antoine, car il est bon de savoir que la congrégation, elle aussi, a ses points stratégiques dans Paris. On peut relire dans les Misérables de Victor Hugo une description poétique et très favorable de ce couvent de premier ordre, propriété composée de plusieurs corps de bâtiments et d’immenses vergers et potagers.

Après le 18 mars, l’immense majorité des nonnes s’envolèrent à la suite de l’armée de l’ordre et des diverses administrations ; après l’arrestation de l’Archevêque, de plusieurs prêtres et religieux, les personnages marquants, les personnes influentes dans l’Eglise allèrent chercher des climats plus doux. Il n’est guère resté à Paris que le menu fretin des officiants, que les lingères, économes, tourières, etc. des couvents de femmes, que les Bonnes petites Sœurs des Pauvres, que les Institutrices congréganistes, les sœurs grises installées dans les hôpitaux, dans les bureaux de bienfaisance, dans quelques cantines. Quelques arrondissements les ont vigoureusement exclues des écoles et du service de bienfaisance administratif ; dans quelques autres, elles ont été maintenues avec une savante persistance. Dans cet immense conflit de tous les pouvoirs, la Commune invoque forcément le principe de décentralisation vis-à-vis des monarchistes ruraux, de l’autoritaire Thiers et des républicains unitaires de Versailles ; mais, à Paris, la Commune invoque forcément le principe de centralisation, tandis que chacune des municipalités, tirant à elle, se réclame de l’idée décentralisatrice. — Toujours est-il qu’à l’Hôtel Dieu, les sœurs de charité vont exercer leurs fonctions, non plus au nom de leur sœur supérieure, mais au nom du citoyen Treillard et, sur leur robe grise, elles vont coudre une ventrière rouge.

Le couvent de Picpus fut donc nettoyé autant que possible et à peu près déserté. Une quinzaine de jours après, on songea à faire des perquisitions dans l’établissement. Dans les grands bâtiments officiels, rien que d’orthodoxe, sauf, dans la chambre de la Supérieure, un Traité sur les avortements par le Père Bousquet, capucin. Mais, reléguée sous les arbres, les gardes nationaux trouvèrent une petite chapelle, et, au-dessous d’une statuette vêtue d’une robe bleue, avec l’inscription : Sainte Anne, priez pour nous, des instruments bizarres, ainsi décrits par le Mot d’Ordre.

… Deux sommiers étroits et déchirés long de 1 m. 50, couverts de crochets et courroies, une couronne de fer avec crochet par derrière, un carcan étroit avec tringle et poids, la dite tringle terminée par une fourche en fer, évidemment destinée à assujettir le menton. Un corset de fer rouillé, sans bourrelets, avec courroie en cuir, et deux tringles pouvant supporter les pieds d’une patiente ; le support est muni d’un ressort et d’un tourniquet auquel s’adapte une longue courroie ayant évidemment pour usage de rejoindre la fourche ou la couronne. À quoi les religieuses employaient-elles cet attirail qui rappelle ce que l’on a trouvé plus d’une fois dans des caves de l’Inquisition ?

Les partisans des bonnes sœurs Picpus répondent que ces engins ne peuvent être autre chose que des instruments orthopédiques. Tant mieux ! Mais en quoi les instruments orthopédiques diffèrent-ils des instruments de torture ? De plus fervents amis prétendent que ce sont là en effet des instruments de torture, mais que ces tortures n’étaient jamais infligées par l’autorité supérieure et que de loin en loin, seulement, quelque dévote plus altérée de pénitence obtenait de son Directeur l’autorisation de se bourreler un peu. Les fakirs sont là pour prouver que la torture par soi-même est une des formes de la piété aiguë. De cela, il nous est impossible de juger : le profane est incompétent pour émettre un avis. Dans ces sanctuaires, soigneusement dérobés aux regards du monde et même de l’autorité civile, tout est fait pour dérouter l’œil de l’intrus. Mystère et discrétion !

Reprenons le récit du Mot d’Ordre. D’autres perquisitions ont amené la découverte d’environ deux cents robes et costumes de diverses étoffes et couleurs. Plus un souterrain communiquant avec un établissement de religieux, situé tout en face et de l’autre côté de la rue.

Dans une espèce de chenil, également dans les jardins, on a trouvé trois malheureuses, enfermées là depuis plusieurs années, sœurs Stéphanie, Victoire et Bernardine, claustrées dans un réduit de quelques mètres carrés. Leur état émut à colère et à compassion ceux qui les déterrèrent de ce bouge ; Bernardine et Victoire ont été recueillies dans des familles du quartier ; le 73e bataillon a adopté Stéphanie âgée de 61 ans. Interrogées sur la séquestration de leurs trois sœurs, les religieuses ont répondu que Victoire et Bernardine étaient aliénées. Quant à Stéphanie, un indéracinable esprit d’indépendance avait attiré sur elle un sévère châtiment.

Ces faits nettement articulés, ces allégations précises, ces objets matériels appellent une enquête impartiale, séparant rigoureusement ce qui est certain de ce qui n’est pas. Mais, tandis qu’on se bombarde et qu’on s’égorge, qui a les loisirs, qui a les moyens, qui a même le désir de procéder à une enquête minutieuse et accompagnée des garanties nécessaires ?

7 mai.

À peine constituée, la Commune de Paris, par l’organe de son comité de Sûreté Générale, interdisait la publication de Paris-Journal, des Débats, de la Liberté, du Constitutionnel, à Paris. Il va sans dire que ces journaux s’installèrent avec leur vieux personnel et un nouveau matériel à Versailles. Plusieurs feuilles, d’ailleurs, et, notamment, le Temps et le Siècle, publiaient quotidiennement deux éditions, l’une à Versailles, accommodée au goût Versaillais, et l’autre à Paris, avec des variantes dans le goût parisien.

Le 18 avril, la Commune, considérant qu’il est impossible de tolérer dans Paris assiégé des journaux qui prêchent ouvertement la guerre civile, donnent des renseignements militaires à l’ennemi et propagent la calomnie contre les défenseurs de la République, a décidé la suppression de la Cloche, du Soir, du Bien Public et de l’Opinion Nationale.

Profitant de la négligence de la Commune qui, novice encore en matière de mesures répressives, n’avait pas encore envoyé de notification personnelle confirmant la note du Journal Officiel, le Bien Public et l’Opinion Nationale parurent bravement malgré le décret de suppression ; ces deux feuilles se vendirent publiquement sur le boulevard où elles firent prime, naturellement, comme la Lanterne en 1868, « à la suite des pinarderies d’alors. » Quelques gardes nationaux, enflammés d’un beau zèle, s’avisèrent, sur la seule autorité de leurs uniformes, de saisir quelques exemplaires des feuilles rebelles dans les Kiosques et dans les besaces des gamins qui, en ce moment, faisaient des affaires d’or. Scandale imprévu : un sergent fédéré faillit être maltraité, des gardes furent hués et sifflés, une demi douzaine de gavroches passèrent la nuit au poste.

Le 5 mai, le Préfet de l’ex-préfecture de Police supprime le Temps, le Petit Moniteur, la France, le Bon Sens, le Petit National la Petite Presse et le Petit Journal. Aux considérants visés dans l’arrêté du 18 avril, s’en ajoute un autre, celui des représailles, car « le Gouvernement qui siège à Versailles interdit dans toutes les parties de la France la publication et la distribution des journaux de la Commune.

La plupart des journaux suspendus reparaissent, bien entendu, le lendemain avec un titre nouveau.

Aujourd’hui, le citoyen délégué à la Sûreté Générale, m’ayant rencontré, m’a fait l’honneur de me demander mon avis sur les mesures à prendre vis à vis de la presse hostile :

« La meilleure de toutes serait de remporter une bonne victoire contre les Versaillais. »

— « Mais cette victoire, ils la rendent impossible en divulguant nos plans, et, par contre, en donnant de faux renseignements, en encourageant les ennemis du dehors et du dedans, en racontant un tas de billevesées sur notre compte que nos amis eux-mêmes s’empressent de croire ».

— « S’il en est ainsi, ce qu’il y aurait à mon sens de moins mauvais, c’est que la Commune tout entière se ralliât à la proposition radicale du citoyen Amouroux. « En temps de guerre, a t-il dit, tous les journaux doivent être supprimés, un seul excepté, l’Officiel. »

— « Vous n’y avez pas plus réfléchi qu’Amouroux. L’Officiel est fatalement l’Officiel, c’est-à-dire un journal sec, rebutant, gourmé, ne donnant que des faits aussi exacts que possible, c’est-à-dire de vieux faits, rances, insipides, incolores. Quant à donner les faits actuels avec l’exactitude d’un procès-verbal, quant à raconter nos fautes passées et celles que nous allons commettre, autant voudrait engager les généraux de Versailles à assister à nos Conseils de guerre. L’Officiel ne doit contenir que des comptes rendus administratifs, nos affiches, décrets et proclamations : pour tout le reste il doit être insignifiant. En dehors de lui, nous avons besoin de journaux pour stimuler le zèle de la population, pour lui donner du cœur au ventre, car la Commune est perdue si elle n’est soutenue par l’enthousiasme et la passion de ses défenseurs. »

— « En ce cas, les amis font de la piètre besogne. Je vous assure que le plus perfide journal de nos ennemis nous fait un moindre mal que le moins sot journal de nos amis. Et l’ami médiocre ne nous fait ni plus de bien ni plus de mal qu’un ennemi médiocre. Si, de toute nécessité, il me fallait donc prendre une mesure d’exception relativement à la presse, le décret que je croirais de tous le moins funeste serait celui-ci : « Les amis se tairont : quand aux ennemis, qu’ils continuent à parler, si ça leur plaît ».

— « On voit bien que vous n’avez pas la malchance d’être Préfet de Police Lisez le projet que de ce pas j’apporte au Moniteur.

« Sont supprimés le Moniteur Universel, le Spectateur, l’Observateur, l’Univers, l’Etoile et l’Anonyme. »

Cet entretien me laissa sous une impression quasi pénible, et la conscience mal à l’aise, comme dans toutes les circonstances où le Droit est en lutte avec la Nécessité, lorsque le droit individuel de légitime défense s’arme contre le droit collectif et impersonnel.

Permis à Versailles de faire du désordre parce que Versailles est le gouvernement de l’ordre. Permis à Versailles de faire tout-à-coup main basse sur le service des postes et de dévaliser nuitamment les bureaux. Permis à Versailles de confisquer les lettres que nous écrivent nos amis, parents et correspondants de province et celles que nous écrivons pour demander ou donner des renseignements sur les objets qui nous sont le plus cher ; ces lettres, nous les transmettons par les lignes prussiennes ou en usant d’autres artifices, mais Versailles en saisit par milliers, en prend connaissance, nous dit-on, et les garde tant qu’il lui plaît, tant qu’il lui plaira. De cet attentat au droit des civilisés, personne ne souffle plus mot, ce n’est plus un crime, car il est commis par le Gouvernement légal. Le gouvernement de Versailles supprime l’envoi par toutes les postes de France des journaux de la Commune. Paris, le pauvre Paris est muet en face des circulaires, des railleries et des menteries dont MM. Thiers, Picard et Favre inondent la province et les pays étrangers. Cette interdiction des postes est pour Paris l’absolue suppression de la presse : personne ne s’en plaint, personne n’y trouve à redire. On ne compte plus les journaux républicains supprimés dans les départements, qui s’en offusque ?

Eh bien ! quand la Commune marche timidement sur les traces du Gouvernement de Versailles, quand elle supprime maladroitement des journaux qui ne sont pas supprimés pour cela. Le Corsaire reparaissant sous le nom de Pirate et le Pirate devant reparaître sous celui de Picrate, et ainsi de suite, la Commune est pour ce sifflée et persiflée. Le Rappel, l’Avenir National, Le Siècle, Le Mot d’Ordre, journaux républicains mais non révolutionnaires qui hésitent prudemment entre Paris et Versailles, et qui critiquent l’un et l’autre indifféremment pour trouver grâce auprès du vainqueur, quel qu’il soit, entretiennent avec délices cette plaie des coups et sévices contre la presse. Si les troupes de la Commune subissent quelque échec, vite nos Dictateurs sont rappelés au respect des principes : on leur fait un crime d’oublier au pouvoir les idées qu’ils n’avaient cessé de confesser dans l’opposition, de balafrer de leurs mains républicaines la sublime devise : Liberté, Egalité, Fraternité, pour y substituer le stupide talion judaïque : œil pour œil, dent pour dent. Ces journaux, d’ailleurs, ne font que donner une expression aux sourdes protestations d’une foule d’esprits idéalistes et timorés qui n’ont jamais sondé, qui jamais n’oseront sonder l’amère contradiction au fond des choses : le bien naît de la Douleur. Depuis des siècles et des siècles, l’Idée lutte contre la Force, mais, pour que l’Idée écrase la force brutale, il lui faut aussi savoir et pouvoir s’armer de violence. Du temps qu’on était spiritualiste à outrance, alors qu’on croyait le corps une vile guenille sans conséquence et la matière une illusion, les Chevaliers de l’Esprit pouvaient croire qu’avec ses propres mérites intrinsèques, ou par la vigueur seule de ses méditations, le Richi solitaire faisait surgir une île du sein des flots, la contraignant à naviguer comme un navire à travers l’Océan ; alors on pouvait croire qu’il suffisait de magnétiser le tyran d’un regard affectueux pour qu’il devînt aussi libéral que le Marquis de Posa, qu’il suffisait de sourire gentiment à un usurier pour qu’il vous prêtât de l’argent sans intérêts. Aujourd’hui on est positiviste : on sait que les faits sont des faits, et qu’on ne les évince pas comme une inconnue algébrique par une analyse plus ou moins subtile ; on sait que toute institution est une accumulation d’intérêts, et que, derrière chaque intérêt, se tient un assassin armé de son revolver.

Quinet a fort bien expliqué le grand sophisme avec lequel l’Église catholique a toujours terrassé ses innocents adversaire : « Tu es partisan de la liberté absolue, et moi je suis l’autorité absolue. Nous sommes ennemis, donc je t’attaque et, quand même tu serais le plus fort, tu ne dois pas me faire le moindre mal, car, à moins d’être infidèle à ton propre principe, tu dois reconnaître et respecter ma liberté. Mais si je suis la plus forte, je t’écraserai, et en t’écrasant je serai fidèle à mon principe ».

Même discours tiennent les autoritaires du vieux monde à de jeunes républicains dont Silvio Pellico est le type. Lamartine, qui était de cette race, a, feu follet nocturne, guidé la République de 1848 dans un marais où elle s’est engloutie. Mais les barricadiers des journées de juin, mais les prolétaires de 1871 ont repris la tradition de la première Révolution française : ils ne dédaignent plus d’être les plus forts ; pour un coup de baïonnette, ils ne demandent qu’à en rendre deux, car ils ont accepté la bataille, la bataille pour leur droit.

C’est là que gît la fatalité, ce qui pénètre d’horreur les plus braves, remplit de dégoût les âmes sincères, c’est que dans la bataille, il n’est plus de droit, c’est que la guerre, même pour la justice, est la négation de toute justice. Toutes les lois de liberté, d’égalité, de fraternité, de morale, d’humanité sont violées quand deux hommes se jettent sur leur épée sanglante, quand deux armées s’enveloppent dans des tourbillons de mitraille, quand on se brûle les cervelles ; il s’agit bien alors d’un peu plus ou d’un peu moins de liberté de la presse, de liberté de réunion et de circulation. Ô Justice, que de crimes commis en ton nom !

Dimanche, 7 mai.

Le Philosophe du Devoir, le Pontife de la Religion Naturelle, Jules Simon, suintant des larmes comme une vieille tranche de gruyère rancissant dans un buffet, a eu l’autre jour un mot de cafardise sublime.

Avant d’être introduits auprès de M. Thiers, les francs-maçons, porteurs au nom de Paris d’un message de paix et de conciliation, avaient sollicité les bons offices de M. Jules Simon… L’entretien roulait sur la difficulté de croire aux promesses de M. Thiers qui a le génie du mensonge, de croire qu’il veut réellement le maintien de la République quand il ne s’entoure que de monarchistes et lance à l’assaut de Paris les généraux bonapartistes. — Alors M. Jules Simon fît un geste en roulant ses yeux vers le ciel : — « Hélas ! c’est une bien triste tâche que de conduire des Français contre des Français : Nous n’aurions pas voulu l’imposer à des chefs républicains, voilà pourquoi nous employons ces gens là.

Dimanche, 7 mai.

Le journal de MM. de Girardin et Détroyat, la Liberté de Saint-Germain, raconte comme la chose la plus naturelle que des représentants de Paris, amateurs de pittoresque, jouissaient du haut du Mont-Valérien de ce grandiose et terrible spectacle : Paris bombardé !

« Paris, racontait le reporter, Paris gisait à nos pieds, entouré d’un cercle de fer et de feu. Du haut de toutes les positions d’où l’armée de Versailles menace son enceinte, la foudre s’abattait sur ses murailles, dans ses rues, sur ses boulevards. Ici, elle allumait quelque maison criminelle, là elle écrasait quelques troupes fratricides. Et, par les cent bouches de ses batteries, la cité rebelle répondait, mais d’une voix qui va s’affaiblissant d’heure en heure »…

« Nous avons rencontré là plusieurs députés, M. Limperani de la Corse, MM. Langlois et Tirard députés de Paris, etc., ces Messieurs étaient presque tous porteurs de leurs insignes de représentants du peuple : nœud de ruban tricolore à la boutonnière »…

Ces bombes de l’ordre qui vont allumer des maisons criminelles et écraser des bandes de gardes nationaux fratricides, nous remettent en mémoire les pompeuses circulaires du véridique M. Thiers racontant aux provinciaux crédules : « il est faux, absolument faux que nous fassions tirer sur Paris. Ce sont les Communards qui font un énorme tapage d’artillerie pour faire accroire qu’ils sont capables de livrer des batailles ».

Nous sommes en veine de souvenirs. En 1840, lorsque le madré Thiers et le sournois Louis Philippe se mirent en tête de fortifier Paris, les avisés craignirent que cet embastillement n’eût été résolu pour mater Paris plutôt que pour le défendre :

Saisi d’indignation, Thiers protesta avec le courroux d’un honnête homme :

« Quoi ! imaginer que des ouvrages de fortification quelconque peuvent nuire à la liberté ou à l’ordre, c’est se placer hors de toute réalité. Et d’abord, c’est calomnier un gouvernement, quel qu’il soit, de supposer qu’il puisse un jour chercher à se maintenir en bombardant la capitale. Quoi ! après avoir percé de ses bombes la voûte des Invalides ou du Panthéon, il se présenterait à vous pour vous demander la confirmation de son existence ! Mais il serait cent fois plus impossible après la victoire qu’auparavant ! »

Autre souvenir, M. Thiers s’exprimait ainsi en janvier 1848 :

« Vous savez, messieurs, ce qui se passe à Palerme : vous avez tous tressailli d’horreur en apprenant que, pendant quarante huit heures, une grande ville a été bombardée. Par qui ? Etait-ce par un ennemi étranger, exerçant les droits de la guerre ? Non, Messieurs, par son propre gouvernement. Et pourquoi, parce que cette ville infortunée demandait des droits. »[1]

« Eh bien ! Il y a eu quarante-huit heures de bombardement.

« Permettez-moi d’en appeler à l’opinion européenne. C’est un service à rendre à l’humanité que de venir, du haut de la plus grande tribune, peut-être, de l’Europe, faire retentir quelques paroles d’indignation contre de tels actes. »

Eh bien ! nous sommes aujourd’hui au 37e jour de bombardement. Par qui ? Par M. Thiers lui-même, par M. Thiers député de Paris et chef du Gouvernement. Et pourquoi ? Parce que cette ville infortunée demandait des droits.

Je lis dans le journal la Montagne.

« Contre les Prussiens, MM. Favre et Trochu n’osaient pas se servir de certains projectiles trop meurtriers. Contre nous, c’est différent.

« Biscayens, obus, boulets ne leur suffisent pas. Ils nous envoient des boites à mitraille, des bombes incendiaires et, noms charmants pour ces engins de mort, des raquettes et nids d’hirondelles. »

« Les boîtes à mitraille, hautes de 40 à 60 centimètres en tôle, sont remplies à crever de ferraille, de mitraille, de barres, le tout éclate en l’air au dessus des têtes, le fer vole en tout sens, trouant les hommes. La raquette disperse en éventail ses éclats, enlevant bras et jambes. Le nid d’hirondelle est une bombe qui éclate. Aussitôt sept à huit autres bombes plus petites s’en échappent, éclatant à leur tour. »

  1. Cette déclaration de M. Thiers vient d’être affichée sur les murailles de Paris.