La Comédie des méprises/Traduction Guizot, 1864/Acte II

La Comédie des méprises
Traduction par François Guizot.
Œuvres complètes de ShakespeareDidiertome 2 (p. 330-341).
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ACTE DEUXIÈME


Scène I

Place publique.

ADRIANÀ ET LUCIANÀ entrent

ADRIANA.—Ni mon mari ni l’esclave que j’avais chargé de ramener promptement son maître ne sont revenus. Sûrement, Luciana, il est deux heures.

LUCIANA.—Peut-être que quelque commerçant l’aura invité, et il sera allé du marché dîner quelque part. Chère sœur, dînons, et ne vous agitez pas. Les hommes sont maîtres de leur liberté. Il n’y a que le temps qui soit leur maître ; et, quand ils voient le temps, ils s’en vont ou ils viennent. Ainsi, prenez patience, ma chère sœur.

ADRIANA.—Eh ! pourquoi leur liberté serait-elle plus étendue que la nôtre ?

LUCIANA.—Parce que leurs affaires sont toujours hors du logis.

ADRIANA.—Et voyez, lorsque je lui en fais autant, il le prend mal.

LUCIANA.—Oh ! sachez qu’il est la bride de votre volonté.

ADRIANA.—Il n’y a que des ânes qui se laissent brider ainsi.

LUCIANA.—Une liberté récalcitrante est frappée par le malheur.—Il n’est rien sous l’œil des cieux, sur la terre, dans la mer et dans le firmament, qui n’ait ses bornes.—Les animaux, les poissons et les oiseaux ailés sont soumis à leurs mâles et sujets à leur autorité ; les hommes, plus près de la divinité, maîtres de toutes les créatures, souverains du vaste monde et de l’humide empire des mers, doués d’âmes et d’intelligences, d’un rang bien au-dessus des poissons et des oiseaux, sont les maîtres de leurs femmes et leurs seigneurs : que votre volonté soit donc soumise à leur convenance.

ADRIANA.—C’est cette servitude qui vous empêche de vous marier ?

LUCIANA.—Non pas cela, mais les embarras du lit conjugal.

ADRIANA.—Mais, si vous étiez mariée, il faudrait supporter l’autorité.

LUCIANA.—Avant que j’apprenne à aimer, je veux m’exercer à obéir.

ADRIANA.—Et si votre mari allait faire quelque incartade ailleurs ?

LUCIANA.—Jusqu’à ce qu’il fût revenu à moi, je prendrais patience.

ADRIANA.—Tant que la patience n’est pas troublée, il n’est pas étonnant qu’elle reste calme. Il est aisé d’être doux quand rien ne contrarie. Une âme est-elle malheureuse, écrasée sous l’adversité, nous lui conseillons d’être tranquille, quand nous l’entendons gémir. Mais si nous étions chargés du même fardeau de douleur, nous nous plaindrions nous-mêmes tout autant, ou plus encore. Ainsi, vous qui n’avez point de méchant mari qui vous chagrine, vous prétendez me consoler en me recommandant une patience qui ne donne aucun secours ; mais si vous vivez assez pour vous voir traitée comme moi, vous mettrez bientôt de côté cette absurde patience.

LUCIANA.—Allons, je veux me marier un jour, ne fût-ce que pour en essayer.—Mais voilà votre esclave qui revient ; votre mari n’est pas loin.

(Entre Dromio d’Éphèse.)

ADRIANA.—Eh bien ! ton maître tardif est-il sous la main5 ?

DROMIO.—Vraiment, il est sous deux mains avec moi. C’est ce que peuvent attester mes deux oreilles.

Niote 5 : (retour) At hand, c’est-à-dire sur tes pas.

ADRIANA.—Dis-moi, lui as-tu parlé ? sais-tu son intention ?

DROMIO.—Oui, oui ; il a expliqué son intention sur mon oreille. Maudite soit sa main ; j’ai eu peine à la comprendre !

LUCIANA.—A-t-il donc parle d’une manière si équivoque, que tu n’aies pu sentir sa pensée ?

DROMIO.—Oh ! il a parlé si clair, que je n’ai senti que trop bien ses coups ; et malgré cela si confusément, que je les ai à peine compris6.

Niote 6 : (retour) Stand et under stand. Stand under, être dessous et comprendre.

ADRIANA.—Mais, dis-moi, je te prie, est-il en chemin pour revenir au logis ? Il paraît qu’il se soucie bien de plaire à sa femme !

DROMIO.—Tenez, ma maîtresse, mon maître est sûrement de l’ordre du croissant.

ADRIANA.—De l’ordre du croissant, coquin !

DROMIO.—Je ne veux pas dire qu’il soit déshonoré ; mais, certes, il est tout à fait lunatique7.—Quand je l’ai pressé de venir dîner, il m’a redemandé mille marcs d’or.—Il est temps de dîner, lui ai-je dit.—Mon or, a-t-il répondu.—Vos viandes brûlent, ai-je dit.—Mon or, a-t-il dit.—Allez-vous venir ? ai-je dit.—Mon or, a-t-il dit, où sont les mille marcs que je t’ai donnés, scélérat ? —Le cochon de lait, ai-je dit, est tout brûlé.—Mon or, dit-il.—Ma maîtresse, monsieur, ai-je dit.—Qu’elle aille se pendre ta maîtresse ! je ne connais point ta maîtresse ! au diable ta maîtresse !

Niote 7 : (retour)

Nous avons traduit horn mad par : être de l’ordre du croissant, pour donner le sens de ce jeu de mots dont voici le texte :

DROM. My master is horn mad, ADR. Horn mad, thou villain ! DROM. I mean not cuckhold mad, but sure he is stark mad.

LUCIANA.—Qui a dit cela ?

DROMIO.—C’est mon maître qui l’a dit. Je ne connais, dit-il, ni maison, ni femme, ni maîtresse.—En sorte que, grâce à lui, je vous rapporte sur mes épaules le message dont ma langue devait naturellement être chargée ; car, pour conclure, il m’a battu sur la place.

ADRIANA.—Retourne vers lui, misérable, et ramène-le au logis.

DROMIO.—Oui, retourne vers lui, pour te faire renvoyer encore au logis avec des coups ! Au nom de Dieu ! envoyez-y quelque autre messager.

ADRIANA.—Retourne, esclave, ou je vais te fendre la tête en quatre8.

Niote 8 : (retour)

I will break thy pate a cross,

DROM. And he will bless that cross with other beating.

DROMIO.—Et lui bénira cette croix avec d’autres coups ; entre vous deux j’aurai une tête bien sainte.

ADRIANA.—Va-t’en, rustre babillard ; ramène ton maître à la maison.

DROMIO.—Suis-je aussi rond avec vous que vous l’êtes avec moi, pour que vous me repoussiez comme une balle de paume ? Vous me repoussez vers lui et lui me repoussera de nouveau vers vous. Si je continue longtemps ce service, vous ferez bien de me recouvrir de cuir9.

(Il sort.)

Niote 9 : (retour) On comprend que rond est ici synonyme de sphérique.

LUCIANA.—Fi ! comme l’impatience rembrunit votre visage !

ADRIANA.—Il faut donc qu’il gratifie de sa compagnie ses favorites, tandis que moi je languis au logis après un sourire. Le temps importun a-t-il ravi la beauté séduisante de mon pauvre visage ? Alors, c’est lui qui l’a flétri. Ma conversation est-elle ennuyeuse, mon esprit stérile ? Si je n’ai plus une conversation vive et piquante, c’est sa dureté pire que celle du marbre qui l’a émoussée. Leur brillante parure attire-t-elle ses affections ? Ce n’est pas ma faute : il est le maître de mes biens. Quels ravages y a-t-il en moi qu’il n’ait causés ? Oui, c’est lui seul qui a altéré mes traits.—Un regard joyeux ranimerait bientôt ma beauté ; mais, cerf indomptable, il franchit les palissades et va chercher pâture loin de ses foyers. Pauvre infortunée, je ne suis plus pour lui qu’une vieille surannée.

LUCIANA.—Jalousie qui se déchire elle-même ! Fi donc ! chassez-la d’ici.

ADRIANA.—Des folles insensibles peuvent seules supporter de pareils torts. Je sais que ses yeux portent ailleurs leur hommage ; autrement, quelle cause l’empêcherait d’être ici ? Ma sœur, vous le savez, il m’a promis une chaîne.—Plût à Dieu que ce fût la seule chose qu’il me refusât ! il ne déserterait pas alors sa couche légitime. Je vois que le bijou le mieux émaillé perd son lustre ; que si l’or résiste longtemps au frottement, à la fin il s’use sous le toucher ; de même, il n’est point d’homme, ayant un nom, que la fausseté et la corruption ne déshonorent. Puisque ma beauté n’a plus de charme à ses yeux, j’userai dans les larmes ce qui m’en reste, et je mourrai dans les pleurs.

LUCIANA.—Que d’amantes insensées se dévouent à la jalousie furieuse !


Scène II

Place publique.

Entre ANTIPHOLUS de Syracuse.

ANTIPHOLUS.—L’or que j’ai remis à Dromio est déposé en sûreté au Centaure, et mon esclave soigneux est allé errer dans la ville à la quête de son maître… D’après mon calcul et le rapport de l’hôte, je n’ai pu parler à Dromio depuis que je l’ai envoyé du marché… Mais, le voilà qui vient. (Entre Dromio de Syracuse.) Eh bien ! monsieur, avez-vous perdu votre belle humeur ? Si vous aimez les coups, vous n’avez qu’à recommencer votre badinage avec moi. Vous ne connaissiez pas le Centaure ? vous n’aviez pas reçu d’argent ? votre maîtresse vous avait envoyé me chercher pour diner ? mon logement était au Phénix ? —Aviez-vous donc perdu la raison pour me faire des réponses si extravagantes ?

DROMIO.—Quelles réponses, monsieur ? Quand vous ai-je parlé ainsi ?

ANTIPHOLUS.—Il n’y a qu’un moment, ici même ; il n’y a pas une demi-heure.

DROMIO.—Je ne vous ai pas revu depuis que vous m’avez envoyé d’ici au Centaure, avec l’or que vous m’aviez confié.

ANTIPHOLUS.—Coquin, tu m’as nié avoir reçu ce dépôt, et tu m’as parlé d’une maîtresse et d’un dîner, ce qui me déplaisait fort, comme tu l’as senti, j’espère.

DROMIO.—Je suis fort aise de vous voir dans cette veine de bonne humeur : mais que veut dire cette plaisanterie ? Je vous en prie, mon maître, expliquez-vous.

ANTIPHOLUS.—Quoi ! veux-tu me railler encore, et me braver en face ? Penses-tu que je plaisante ? Tiens, prends ceci et cela.

(Il le frappe.)

DROMIO.—Arrêtez, monsieur, au nom de Dieu ! votre badinage devient un jeu sérieux. Quelle est votre raison pour me frapper ainsi ?

ANTIPHOLUS.—Parce que je te prends quelquefois pour mon bouffon, et que je cause familièrement avec toi, ton insolence se moquera de mon affection, et interrompra sans façon mes heures sérieuses ! Quand le soleil brille, que les moucherons folâtrent ; mais dès qu’il cache ses rayons, qu’ils se glissent dans les crevasses des murs. Quand tu voudras plaisanter avec moi, étudie mon visage, et conforme tes manières à ma physionomie, ou bien je te ferai entrer à force de coups cette méthode dans ta calotte.

DROMIO.—Dans ma calotte, dites-vous ? Si vous cessez votre batterie, je préfère que ce soit une tête ; mais si vous faites durer longtemps ces coups, il faudra me procurer une calotte pour ma tête, et la mettre à l’abri, sans quoi il me faudra chercher mon esprit dans mes épaules.—Mais, de grâce, monsieur, pourquoi me battez-vous ?

ANTIPHOLUS.—Ne le sais-tu pas ?

DROMIO.—Je ne sais rien, monsieur, si ce n’est que je suis battu.

ANTIPHOLUS.—Te dirai-je pourquoi ?

DROMIO.—Oui, monsieur, et le parce que. Car on dit que tout pourquoi a son parce que.

ANTIPHOLUS.—D’abord, pour avoir osé me railler ; et pourquoi encore ? —Pour venir me railler une seconde fois.

DROMIO.—A-t-on jamais battu un homme si mal à propos, quand dans le pourquoi et le parce que, il n’y a ni rime ni raison ? —Allons, monsieur, je vous rends grâces.

ANTIPHOLUS.—Tu me remercies, et pourquoi ?

DROMIO.—Eh ! mais, monsieur, pour quelque chose que vous m’avez donné pour rien10.

Niote 10 : (retour) Il veut parler des coups qu’il a reçus sans raison.

ANTIPHOLUS.—Je te payerai bientôt cela, en te donnant rien pour quelque chose.—Mais, dis-moi, est-ce l’heure de dîner ?

DROMIO.—Non, monsieur ; je crois que le dîner manque de ce que j’ai…..

ANTIPHOLUS.—Voyons, qu’est-ce ?…

DROMIO.—De sauce11.

Niote 11 : (retour) Basting, du verbe baste, arroser et rosser.

ANTIPHOLUS.—Eh bien ! alors, il sera sec.

DROMIO.—Si cela est, Monsieur, je vous prie de n’y pas goûter.

ANTIPHOLUS.—Et la raison ?

DROMIO.—De peur qu’il ne vous mette en colère, et ne me vaille une autre sauce de coups de bâtons12.

Niote 12 : (retour) C’est toujours le mot basting qui fournit l’équivoque.

ANTIPHOLUS.—Allons, apprends à plaisanter à propos ; il est un temps pour toute chose.

DROMIO.—J’aurais nié cela, avant que vous fussiez devenu si colère.

ANTIPHOLUS.—D’après quelle règle ?

DROMIO.—Diable, monsieur ! d’après une règle aussi simple que la tête chauve du vieux père le Temps lui-même.

ANTIPHOLUS.—Voyons-la.

DROMIO.—Il n’y a point de temps pour recouvrer ses cheveux, quand l’homme devient naturellement chauve.

ANTIPHOLUS.—Ne peut-il pas les recouvrer par amende et recouvrement ?

DROMIO.—Oui, en payant une amende pour porter perruque, et en recouvrant les cheveux qu’a perdus un autre homme.

ANTIPHOLUS.—Pourquoi le temps est-il si pauvre en cheveux, puisque c’est une sécrétion si abondante ?

DROMIO.—Parce que c’est un don qu’il prodigue aux animaux ; et ce qu’il ôte aux hommes en cheveux il le leur rend en esprit.

ANTIPHOLUS.—Comment ! mais il y a bien des hommes qui ont plus de cheveux que d’esprit.

DROMIO.—Aucun de ces hommes-LA qui n’ait l’esprit de perdre les cheveux.

ANTIPHOLUS.—Quoi donc ! tu as dit tout à l’heure que les hommes dont les cheveux sont abondants sont de bonnes gens sans esprit.

DROMIO.—Plus un homme est simple, plus il perd vite. Toutefois il perd avec une sorte de gaieté.

ANTIPHOLUS.—Pour quelle raison ?

DROMIO.—Pour deux raisons, et deux bonnes.

ANTIPHOLUS.—Non, ne dis pas bonnes, je t’en prie.

DROMIO.—Alors, pour deux raisons sûres.

ANTIPHOLUS.—Non, pas sûres dans une chose fausse.

DROMIO.—Alors, pour des raisons certaines.

ANTIPHOLUS.—Nomme-les.

DROMIO.—L’une pour épargner l’argent que lui coûterait sa frisure ; l’autre, afin qu’à dîner ses cheveux ne tombent pas dans sa soupe.

ANTIPHOLUS.—Tu cherches à prouver, n’est-ce pas, qu’il n’y a pas de temps pour tout ?

DROMIO.—Malepeste ! Et ne l’ai-je pas fait, monsieur ? et surtout n’ai-je pas prouvé qu’il n’y a pas de temps pour recouvrer les cheveux qu’on a perdus naturellement ?

ANTIPHOLUS.—Mais tu n’as pas donné une raison solide, pour prouver qu’il n’y a aucun temps pour les recouvrer.

DROMIO.—Je vais y remédier. Le Temps lui-même est chauve ; ainsi donc, jusqu’à la fin du monde, il aura un cortège d’hommes chauves.

ANTIPHOLUS.—Je savais que la conclusion serait chauve. Mais, doucement, qui nous fait signe LA-bas ?…

(Entrent Adriana, Luciana.)

ADRIANA.—Oui, oui, Antipholus ; prends un air étonné et mécontent : tu réserves tes doux regards pour quelque autre maîtresse : je ne suis plus ton Adriana, ton épouse. Il fut un temps où, de toi-même, tu faisais serment qu’il n’était point de musique aussi agréable à ton oreille que le son de ma voix ; point d’objet aussi charmant à tes yeux que mes regards ; point de toucher aussi flatteur pour ta main que lorsqu’elle touchait la mienne ; point de mets délicieux qui te plût que ceux que je te servais. Comment arrive-t-il aujourd’hui, mon époux, oh ! comment arrive-t-il que tu te sois ainsi éloigné de toi-même ? Oui, je dis éloigné de toi-même, l’étant de moi qui, étant incorporée avec toi, inséparable de toi, suis plus que la meilleure partie de toi-même. Ah ! ne te sépare pas violemment de moi ; car sois sûr, mon bien-aimé, qu’il te serait aussi aisé de laisser tomber une goutte d’eau dans l’océan, et de la puiser ensuite sans mélange, sans addition ni diminution quelconque, qu’il te l’est de te séparer de moi, sans m’entraîner aussi. Oh ! combien ton cœur serait blessé au vif, si tu entendais seulement dire que je suis infidèle, et que ce corps, qui t’est consacré, est souillé par une grossière volupté. Ne me cracherais-tu pas au visage ? ne me repousserais-tu pas ? ne me jetterais-tu pas le nom de mari à la face ? ne déchirerais-tu pas la peau peinte de mon front de courtisane ? n’arracherais-tu pas l’anneau nuptial à ma main perfide ? et ne le briserais-tu pas avec le serment du divorce ? Je sais que tu le peux : eh bien ! fais-le donc dès ce moment….. Je suis couverte d’une tache adultère ; mon sang est souillé du crime de l’impudicité ; car si nous deux ne formons qu’une seule chair, et que tu sois infidèle, je reçois le poison mêlé dans tes veines, et je suis prostituée par ta contagion.—Sois constant et fidèle à ta couche légitime, alors je vis sans souillure, et toi sans déshonneur.

ANTIPHOLUS.—Est-ce à moi que vous parlez, belle dame ? Je ne vous connais pas. Il n’y a pas deux heures que je suis dans Éphèse, aussi étranger à votre ville qu’à vos discours ; et j’ai beau employer tout mon esprit pour étudier chacune de vos paroles, je ne puis comprendre un seul mot de ce que vous me dites.

LUCIANA.—Fi ! mon frère ; comme le monde est changé pour vous ! Quand donc avez-vous jamais traité ainsi ma sœur ? Elle vous a envoyé chercher par Dromio pour dîner.

ANTIPHOLUS.—Par Dromio ?

DROMIO.—Par moi ?

ADRIANA.—Par toi. Et voici la réponse que tu m’as rapportée, qu’il t’avait souffleté et qu’en te battant il avait renié ma maison pour la sienne, et moi pour sa femme.

ANTIPHOLUS, à Dromio.—Avez-vous parlé à cette dame ? Quel est donc le nœud et le but de cette intrigue ?

DROMIO.—Moi, monsieur ! je ne l’ai jamais vue jusqu’à ce moment.

ANTIPHOLUS.—Coquin, tu mens : car tu m’as répété sur la place les propres paroles qu’elle vient de dire.

DROMIO.—Jamais je ne lui ai parlé de ma vie.

ANTIPHOLUS.—Comment se fait-il donc qu’elle nous appelle ainsi par nos noms, à moins que ce ne soit par inspiration ?

ADRIANA.—Qu’il sied mal à votre gravité de feindre si grossièrement, de concert avec votre esclave, et de l’exciter à me contrarier ! Je veux bien que vous ayez le droit de me négliger ; mais n’aggravez pas cet outrage par le mépris.—Allons, je vais m’attacher à ton bras : tu es l’ormeau, mon mari, et moi je suis la vigne13, dont la faiblesse mariée à ta force partage ta vigueur : si quelque objet te détache de moi, ce ne peut être qu’une vile plante, un lierre usurpateur, ou une mousse inutile, qui, faute d’être élaguée, pénètre dans ta sève, l’infecte et vit aux dépens de ton honneur.

Niote 13 : (retour)

Lenta qui velut asoitas, Vitis implicat arbores, Implicabitur in tuum Complexum….. CATULLE.

ANTIPHOLUS.—C’est à moi qu’elle parle ! elle me prend pour le sujet de ses discours. Quoi ! l’aurais-je épousée en songe ? ou suis-je endormi en ce moment, et m’imaginai-je entendre tout ceci ? Quelle erreur trompe nos oreilles et nos yeux ? —Jusqu’à ce que je sois éclairci de cette incertitude, je veux entretenir l’erreur qui m’est offerte.

LUCIANA.—Dromio, va dire aux domestiques de servir le dîner.

DROMIO.—Oh ! si j’avais mon chapelet ! Je me signe comme un pécheur. C’est ici le pays des fées. Ô malice des malices ! Nous parlons à des fantômes, à des hiboux, à des esprits fantasques. Si nous ne leur obéissons pas, voici ce qui en arrivera : ils nous suceront le sang ou nous pinceront jusqu’à nous faire des bleus et des noirs.

LUCIANA.—Que marmottes-tu LA en toi-même, au lieu de répondre, Dromio, frelon, limaçon, fainéant, sot que tu es ?

DROMIO.—Je suis métamorphosé, mon maître ; n’est-ce pas ?

ANTIPHOLUS.—Je crois que tu l’es, dans ton âme, et je le suis aussi.

DROMIO.—Ma foi, mon maître, tout, l’âme et le corps.

ANTIPHOLUS.—Tu conserves ta forme ordinaire.

DROMIO.—-Non ; je suis un singe.

LUCIANA.—Si tu es changé en quelque chose, c’est en âne.

DROMIO.—Cela est vrai : elle me mène par le licou, et j’aspire à paître le gazon.—C’est vrai, je suis un âne ; autrement pourrait-il se faire que je ne la connusse pas aussi bien qu’elle me connaît ?

ADRIANA.—Allons, allons, je ne veux plus être si folle que de me mettre le doigt dans l’œil et de pleurer, tandis que le valet et le maître se moquent de mes maux en riant.—Allons, monsieur, venez dîner : Dromio, songe à garder la porte.—Mon mari, je dînerai en haut avec vous aujourd’hui, et je vous forcerai à faire la confession de tous vos tours.—Toi, drôle, si quelqu’un vient demander ton maître, dis qu’il dîne dehors, et ne laisse entrer âme qui vive.—Venez, ma sœur.—Dromio, fais bien ton devoir de portier.

ANTIPHOLUS.—Suis-je sur la terre, ou dans le ciel, ou dans l’enfer ? Suis-je endormi ou éveillé ? fou ou dans mon bon sens ? Connu de celles-ci, et déguisé pour moi-même, je dirai comme elles, je le soutiendrai avec persévérance, et me laisserai aller à l’aventure dans ce brouillard.

DROMIO.—Mon maître, ferai-je le portier à la porte ?

ANTIPHOLUS.—Oui, ne laisse entrer personne, si tu ne veux que je te casse la tête.

LUCIANA.—Allons, venez, Antipholus. Nous dînons trop tard.

(Ils sortent.)

FIN DU DEUXIÈME ACTE