La Comédie des méprises/Traduction Guizot, 1864/Acte I

La Comédie des méprises
Traduction par François Guizot.
Œuvres complètes de ShakespeareDidiertome 2 (p. 321-329).
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LA COMÉDIE

DES MÉPRISES

PERSONNAGES

SOLINUS, duc d’Éphèse.

ÆGÉON, marchand de Syracuse.

ANTIPHOLUS d’Éphèse,

ANTIPHOLUS de Syracuse, frères jumeaux et fils d’Ægéon et d’Emilie, mais inconnus l’un à l’autre.

DROMIÔ d’Éphèse,

DROMIÔ de Syracuse, frères jumeaux et esclaves des deux Antipholus.

BALTASAR, marchand.

ANGÉLO, orfèvre.

UN COMMERÇANT, ami d’Antipholus de Syracuse.

PINCH, maître d’école et magicien.

ÉMILIE, femme d’Ægéon, abbesse d’une communauté d’Éphèse.

ADRIANA, femme d’Antipholus d’Éphèse.

LUCIANA, sœur d’Adriana.

LUCE, SUIVANTE DE LUCIANA.

UNE COURTISANE.

UN GEOLIER.

OFFICIERS DE JUSTICE ET AUTRES.

La scène est à Éphèse.

ACTE PREMIER


Scène I

Salle dans le palais du duc.

LE DUC D’ÉPHÈSE, ÆGÉON, UN GEOLIER, des officiers et autres gens de la suite du duc.

ÆGÉON—Poursuivez, Solinus ; accomplissez ma perte, et par votre arrêt de mort, terminez mes malheurs et ma vie.

LE DUC.—Marchand de Syracuse, cesse de plaider ta cause ; je ne suis pas assez partial pour enfreindre nos lois. La haine et la discorde, récemment excitées par l’outrage barbare que votre duc a fait à ces marchands, nos honnêtes compatriotes, qui, faute d’or pour racheter leurs vies, ont scellé de leur sang ses décret s rigoureux, défendent toute pitié à nos regards menaçants ; car depuis les querelles intestines et mortelles élevées entre tes séditieux compatriotes et nous, il a été arrêté dans des conseils solennels, par nous et par les Syracusains, de ne permettre aucune espèce de négoce entre nos villes ennemies. Bien plus, si un homme, né dans Éphèse, est rencontré dans les marchés et les foires de Syracuse ; ou si un homme, né dans Syracuse, aborde à la baie d’Éphèse, il meurt, et ses marchandises sont confisquées à la disposition du duc, à moins qu’il ne trouve une somme de mille marcs pour acquitter la peine et lui servir de rançon. Tes denrées, estimées au plus haut prix, ne peuvent monter à cent marcs ; ainsi la loi te condamne à mourir.

ÆGÉON.—Eh bien ! ce qui me console, c’est que, par l’exécution de votre sentence, mes maux finiront avec le soleil couchant.

LE DUC.—Allons, Syracusain, dis-nous brièvement pourquoi tu as quitté ta ville natale, et quel sujet t’a amené dans Éphèse.

ÆGÉON.—On ne pouvait m’imposer une tâche plus cruelle que de m’enjoindre de raconter des maux indicibles. Cependant, afin, que le monde sache que ma mort doit être attribuée à la nature et non à un crime honteux1, je dirai tout ce que la douleur me permettra de dire.—Je suis né dans Syracuse, et j’épousai une femme qui eût été heureuse sans moi, et par moi aussi sans notre mauvaise destinée. Je vivais content avec elle ; notre fortune s’augmentait par les fructueux voyages que je faisais souvent à Épidaure, jusqu’à la mort de mon homme d’affaires. Sa perte, ayant laissé le soin de grands biens à l’abandon, me força de m’arracher aux tendres embrassements de mon épouse. À peine six mois d’absence s’étaient écoulés, que prête à succomber sous le doux fardeau que portent les femmes, elle fit ses préparatifs pour me suivre, et arriva en sûreté aux lieux où j’étais. Bientôt après son arrivée elle devint l’heureuse mère de deux beaux garçons ; et, ce qu’il y a d’étrange, tous deux si pareils l’un à l’autre, qu’on ne pouvait les distinguer que par leurs noms. À la même heure et dans la même hôtellerie, une pauvre femme fut délivrée d’un semblable fardeau, et mit au monde deux jumeaux mâles qui se ressemblaient parfaitement. J’achetai ces deux enfants de leurs parents, qui étaient dans l’extrême indigence, et je les élevai pour servir mes fils. Ma femme, qui n’était pas peu fière de ces deux garçons, me pressait chaque jour de retourner dans notre patrie : j’y consentis à regret, trop tôt, hélas ! Nous nous embarquâmes.—Nous étions déjà éloignés d’une lieue d’Épidaure avant que la mer, esclave soumise aux vents, nous eût menacés d’aucun accident tragique ; mais nous ne conservâmes pas plus longtemps grande espérance. Le peu de clarté que nous prêtait le ciel obscurci ne servait qu’à montrer à nos âmes effrayées le gage douteux d’une mort immédiate : pour moi, je l’aurais embrassée avec joie, si les larmes incessantes de ma femme, qui pleurait d’avance le malheur qu’elle voyait venir, et les gémissements plaintifs des deux petits enfants qui pleuraient par imitation, dans l’ignorance de ce qu’il fallait craindre, ne m’eussent forcé de chercher à reculer l’instant fatal pour eux et pour moi ; et voici quelle était notre ressource, —il n’en restait point d’autre : —les matelots cherchèrent leur salut dans notre chaloupe, et nous abandonnèrent, à nous, le vaisseau qui allait s’abîmer. Ma femme, plus attentive à veiller sur son dernier né, l’avait attaché au petit mât de réserve dont se munissent les marins pour les tempêtes ; avec lui était lié un des jumeaux esclaves ; et moi j’avais eu le même soin des deux autres enfants. Cela fait, ma femme et moi, les yeux fixés sur les objets chers à nos cœurs, nous nous attachâmes à chacune des extrémités du mât ; et flottant aussitôt au gré des vagues, nous fûmes portés par elles vers Corinthe, à ce que nous jugeâmes. À la fin, le soleil, se montrant à la terre, dissipa les vapeurs qui avaient causé nos maux ; sous l’influence bienfaisante de sa lumière désirée, les mers se calmèrent par degrés, et nous découvrîmes au loin deux vaisseaux qui cinglaient sur nous, l’un de Corinthe, l’autre d’Épidaure. Mais avant qu’ils nous eussent atteints…… Oh ! ne me forcez pas de vous dire le reste ; devinez ce qui suivit par ce que vous venez d’entendre.

Note 1 : (retour)

C’était jadis une superstition universelle de croire qu’un grand revers inattendu était l’effet de la vengeance céleste qui punissait l’homme d’un crime caché. Ægéon veut persuader à ceux qui l’entendent que son malheur n’est ici l’effet que de la destinée humaine, et non la peine d’un crime. WARBURTON.

D’après cette note, Letourneur traduit :

That my end

Was wrought by nature and not by vile offense,

par cette phrase : Ma perte est l’ouvrage de la nature et non la peine d’un crime honteux et caché. Nous avons adopté une explication plus simple de ce mot nature. Nature est ici pour affection naturelle… Ægéon est victime de son amour paternel ; c’est ce sentiment qui le conduit à Éphèse et qui cause sa mort.

LE DUC.—Poursuis, vieillard : n’interromps point ton récit : nous pouvons du moins te plaindre si nous ne pouvons te pardonner.

ÆGÉON.—Oh ! si les dieux nous avaient témoigné cette pitié, je ne les aurais pas nommés à si juste titre impitoyables envers nous ! Avant que les deux vaisseaux se fussent avancés à dix lieues de nous, nous donnâmes sur un grand rocher ; poussé avec violence sur cet écueil, ACTE I, SCÈNE I. 323

qui eût été heureuse sans moi, et par moi aussi sans notre mauvaise destinée. Je vivais content avec elle notre fortune s’augmentait par les fructueux voyages que je faisais souvent à Epidaure, jusqu’à la mort de mon homme d’affaires. Sa perte, ayant laissé le soin de grands biens à l’abandon, me força de m’arracher aux tendres embrassements de mon épouse. À peine six mois d’absence s’étaient écoulés, que prête à succomber sous le doux fardeau que portent les femmes, elle fit ses préparatifs pour me suivre, et arriva en sûreté aux lieux oÙ j’étais. Bientôt après son arrivée elle devint l’heureuse mère de deux beaux garçons ; et, ce qu’il y a d’étrange, tous deux si pareils l’un à l’autre, qu’on ne pouvait les distinguer que par leurs noms.*À la même heure et dans la même hôtellerie, une pauvre femme fut délivrée d’un semblable fardeau, et mit au monde deux jumeaux mâles qui se ressemblaient parfaitement. J’achetai ces deux enfants de leurs parents, qui étaient dans l’extrême indigence, et je les élevai pour servir mes fils. Ma femme qui n’était pas peu fière de ces deux garçons, me pressait chaque jour de retourner dans notre patrie j’y consentis à regret, trop tôt, hélas ! Nous nous embarquâmes.-Nous étions déjà éloignés d’une lieue d’Épidaure avant que la mer, esclave soumise aux vents, nous eût menacés d’aucun accident tragique ; mais nous ne conservâmes pas plus longtemps grande espérance. Le peu de clarté que nous prêtait le ciel obscurci ne servait qu’à montrer à nos âmes effrayées le gage douteux d’une mort immédiate pour moi, je l’aurais embrassée avec joie, si les larmes incessantes de ma femme, qui pleurait d’avance le malheur qu’elle voyait venir, et les gémissements plaintifs des deux petits enfants qui pleuraient par imitation, dans l’ignorance de ce qu’il fallait craindre, ne m’eussent forcé de chercher à reculer l’instant fatal pour eux et pour moi ; et voici quelle était notre ressource, — il n’en restait point d’autre : — les matelots cherchèrent leur salut dans notre chaloupe, et nous abandonnèrent, à nous, le vaisseau qui allait s’abîmer. Ma femme, plus attentive à veiller sur son dernier no, notre navire secourable fut fendu par le milieu ; de sorte que, dans cet injuste divorce, la fortune nous laissa à tous deux de quoi nous réjouir et de quoi pleurer. La moitié qui la portait, la pauvre infortunée, et qui paraissait chargée d’un moindre poids, mais non d’une moindre douleur, fut poussée avec plus de vitesse devant les vents : et ils furent recueillis tous trois à notre vue par des pêcheurs de Corinthe, à ce qu’il nous sembla. À la fin, un autre navire s’était emparé de nous ; les gens de l’équipage, venant à connaître ceux que le sort les avait amenés à sauver, accueillirent avec bienveillance leurs hôtes naufragés : et ils seraient parvenus à enlever aux pêcheurs leur proie, si leur vaisseau n’avait pas été mauvais voilier ; ils furent donc obligés de diriger leur route vers leur patrie.—Vous avez entendu comment j’ai été séparé de mon bonheur, et comment, par malheur, ma vie a été prolongée pour vous faire les tristes récits de mes douleurs.

LE DUC.—Et au nom de ceux que tu pleures, accorde-moi la faveur de me dire en détail ce qu’il vous est arrivé, à eux et à toi, jusqu’à ce jour.

ÆGÉON.—Mon plus jeune fils, et l’aîné dans ma tendresse, parvenu à l’âge de dix-huit ans, s’est montré empressé de faire la recherche de son frère : et il m’a prié, avec importunité, de permettre que son jeune esclave (car les deux enfants avaient partagé le même sort : et celui-ci, séparé de son frère, en avait conservé le nom, ) pût l’accompagner dans cette recherche. Pour tenter de retrouver un des objets de ma tendresse, je hasardai de perdre l’autre. J’ai parcouru pendant cinq étés les extrémités les plus reculées de la Grèce, errant jusque près des côtes de l’Asie ; et revenant vers ma patrie, j’ai abordé à Éphèse, sans espoir de les trouver, mais répugnant à passer sans parcourir ce lieu ou tout autre, où habitent des hommes. C’est ici enfin que doit se terminer l’histoire de ma vie ; et je serais heureux de cette mort propice, si tous mes voyages avaient pu m’apprendre du moins que mes enfants vivent.

LE DUC.—Infortuné Ægéon, que les destins ont marqué pour éprouver le comble du malheur, crois-moi, si je le pouvais sans violer nos lois, sans offenser ma couronne, mon serment et ma dignité, que les princes ne peuvent annuler, quand ils le voudraient, mon âme plaiderait ta cause. Mais, quoique tu sois dévoué à la mort, et que la sentence prononcée ne puisse se révoquer qu’en faisant grand tort à notre honneur, cependant je te favoriserai tant que je le pourrai. Ainsi, marchand, je t’accorderai ce jour pour chercher ton salut dans un secours bienfaisant : emploie tous les amis que tu as dans Éphèse ; mendie ou emprunte, pour recueillir la somme, et vis ; sinon ta mort est inévitable.—Geôlier, prends-le sous ta garde.

LE GEOLIER.—Oui, seigneur.

(Le duc sort avec sa suite.)

ÆGÉON.—Ægéon se retire sans espoir et sans secours et sa mort n’est que différée.

(Ils sortent.)


Scène II

Place publique.

ANTIPHOLUS ET DROMIÔ de Syracuse ; UN MARCHAND.

LE MARCHAND.—Ayez donc soin de répandre que vous êtes d’Épidaure, si vous ne voulez pas voir tous vos biens confisqués. Ce jour même, un marchand de Syracuse vient d’être arrêté, pour avoir abordé ici, et, n’étant pas en état de racheter sa vie, il doit périr, d’après les statuts de la ville, avant que le soleil fatigué se couche à l’occident.—Voilà votre argent, que j’avais en dépôt.

ANTIPHOLUS, à Dromio.—Va le porter au Centaure, où nous logeons, Dromio, et tu attendras LA que j’aille t’y rejoindre. Dans une heure il sera temps de dîner : jusque-LA, je vais jeter un coup d’œil sur les coutumes de la ville, parcourir les marchands, considérer les édifices ; après quoi je retournerai prendre quelque repos dans mon hôtellerie : car je suis las et excédé de ce long voyage. Va-t’en.

DROMIO.—Plus d’un homme vous prendrait volontiers au mot, et s’en irait en effet, en ayant un si bon moyen de partir.

(Dromio sort.)

ANTIPHOLUS, au marchand.—C’est un valet de confiance, monsieur, qui souvent, lorsque je suis accablé par l’inquiétude et la mélancolie, égaye mon humeur par ses propos plaisants.—Allons, voulez-vous vous promener avec moi dans la ville, et venir ensuite à mon auberge dîner avec moi ?

LE MARCHAND.—Je suis invité, monsieur, chez certains négociants, dont j’espère de grands bénéfices. Je vous prie de m’excuser.—Mais bientôt, si vous voulez, à cinq heures, je vous rejoindrai sur la place du marché, et de ce moment je vous tiendrai fidèle compagnie jusqu’à l’heure du coucher : mes affaires pour cet instant m’appellent loin de vous.

ANTIPHOLUS.—Adieu donc, jusqu’à tantôt.—Moi, je vais aller me perdre, et errer çà et LA pour voir la ville.

LE MARCHAND.—Monsieur, je vous souhaite beaucoup de satisfaction.

(Le marchand sort.)

ANTIPHOLUS seul.—Celui qui me souhaite la satisfaction me souhaite ce que je ne puis obtenir. Je suis dans le monde comme une goutte d’eau qui cherche dans l’Océan une autre goutte ; et qui, ne pouvant y retrouver sa compagne, se perd elle-même errante et inaperçue. C’est ainsi que moi, infortuné, pour trouver une mère et un frère, je me perds moi-même en les cherchant.

(Entre Dromio d’Éphèse.)

ANTIPHOLUS, apercevant Dromio.—Voici l’almanach de mes dates—Comment ? par quel hasard es-tu de retour si tôt ?

DROMIÔ d’Éphèse.—De retour si tôt, dites-vous ? je viens plutôt trop tard. Le chapon brûle, le cochon de lait tombe de la broche : l’horloge a déjà sonné douze coups : et ma maîtresse a fait sonner une heure sur ma joue, tant elle est enflammée de colère, parce que le dîner refroidit. Le dîner refroidit parce que vous n’arrivez point au logis ; vous n’arrivez point au logis, parce que vous n’avez point d’appétit ; vous n’avez point d’appétit, parce que vous avez bien déjeuné : mais nous autres, qui savons ce que c’est que de jeûner et de prier, nous faisons pénitence aujourd’hui de votre faute.

ANTIPHOLUS.—Gardez votre souffle, monsieur, et répondez à ceci, je vous prie : où avez-vous laissé l’argent que je vous ai remis ?

DROMIO.—Oh ! —Quoi ? les six sous que j’ai eus mercredi dernier, pour payer au sellier la croupière de ma maîtresse ? —C’est le sellier qui les a eus, monsieur ; je ne les ai pas gardés.

ANTIPHOLUS.—Je ne suis pas en ce moment d’humeur à plaisanter : dis-moi, et sans tergiverser, où est l’argent ? Nous sommes étrangers ici ; comment oses-tu te fier à d’autres qu’à toi, pour garder une si grosse somme ?

DROMIO.—Je vous en prie, monsieur, plaisantez quand vous serez assis à table pour dîner : j’accours en poste vous chercher de la part de ma maîtresse : si je retourne sans vous, je serai un vrai poteau de boutique2 : car elle m’écrira votre faute sur le museau.—Il me semble que votre estomac devrait, comme le mien, vous tenir lieu d’horloge, et vous rappeler au logis, sans autre messager.

Niote 2 : (retour)

I come in post,

I retour, I shall be in post indeed.

L’équivoque roule sur le mot post, qui veut dire poste dans le premier vers et poteau dans le second. Avant que l’écriture fût un talent universel, il y avait, dans les boutiques, un poteau sur lequel on notait avec de la craie les marchandises débitées. La manière dont les boulangers comptent encore le pain qu’ils fournissent a quelque chose d’analogue à cet ancien usage.

ANTIPHOLUS.—Allons, allons, Dromio, ces plaisanteries sont hors de raison. Garde-les pour une heure plus gaie que celle-ci : où est l’or que j’ai confié à ta garde ?

DROMIO.—À moi, monsieur ? mais vous ne m’avez point donné d’or !

ANTIPHOLUS.—Allons, monsieur le coquin, laissez-LA vos folies, et dites-moi comment vous avez disposé de ce dont je vous ai chargé ?

DROMIO.—Tout ce dont je suis chargé, monsieur, c’est de vous ramener du marché chez vous, au Phénix, pour dîner : ma maîtresse et sa sœur vous attendent.

ANTIPHOLUS.—Aussi vrai que je suis un chrétien, veux-tu me répondre et me dire en quel lieu de sûreté tu as déposé mon argent, ou je vais briser ta tête folle, qui s’obstine au badinage, quand je n’y suis pas disposé, où sont les mille marcs, que tu as reçus de moi ?

DROMIO.—J’ai reçu de vous quelques marques3 sur ma tête, quelques autres de ma maîtresse sur mes épaules ; mais pas mille marques entre vous deux.—Et si je les rendais à Votre Seigneurie, peut-être que vous ne les supporteriez pas patiemment.

Niote 3 : (retour) Mark, marc et marque. Le calembour est plus exact en anglais.

ANTIPHOLUS.—Les marcs de ta maîtresse ! et quelle maîtresse as-tu, esclave ?

DROMIO.—La femme de Votre Seigneurie, ma maîtresse, qui est au Phénix ; celle qui jeûne jusqu’à ce que vous veniez dîner, et qui vous prie de revenir au plus tôt pour dîner.

ANTIPHOLUS.—Comment ! tu veux ainsi me railler en face, après que je te l’ai défendu ?….. Tiens, prends cela, monsieur le coquin.

DROMIO.—Eh ! que voulez-vous dire, monsieur ? Au nom de Dieu, tenez vos mains tranquilles ; ou, si vous ne le voulez pas, moi, je vais avoir recours à mes jambes.

(Dromio s’enfuit.)

ANTIPHOLUS.—Sur ma vie, par un tour ou un autre, ce coquin se sera laissé escamoter tout mon argent. On dit que cette ville est remplie4 de fripons, d’escamoteurs adroits, qui abusent les yeux ; de sorciers travaillant dans l’ombre, qui changent l’esprit ; de sorcières assassines de l’âme, qui déforment le corps ; de trompeurs déguisés, de charlatans babillards, et de mille autres crimes autorisés. Si cela est ainsi, je n’en partirai que plus tôt. Je vais aller au Centaure, pour chercher cet esclave : je crains bien que mon argent ne soit pas en sûreté.

(Il sort.)

Niote 4 : (retour) C’était le reproche que les anciens faisaient à cette ville, qu’ils appelaient proverbialement (Greek : Ephesia alexipharmaka.)

FIN DU PREMIER ACTE