Le Céleste Empire depuis la guerre de l’opium/03

Le Céleste Empire depuis la guerre de l’opium
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 12 (p. 785-830).
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LA


COLONIE EUROPÉENNE


EN CHINE





SOUVENIRS D’UNE STATION DANS LES MERS DE L’INDO-CHINE.[1]




I.

Après un long voyage à contre-mousson, nous avions jeté l’ancre devant Macao le 4 janvier 1848. Appelée à remplacer la frégate la Gloire et la corvette la Victorieuse, qui s’étaient perdues quelques mois auparavant sur les côtes de Corée, la Bayonnaise atteignait les rivages du Céleste Empire au moment où de graves complications venaient prêter un nouvel intérêt à cette station lointaine. Le traité de Nan-king avait consacré l’admission des étrangers dans les cinq villes maritimes ouvertes au commerce européen: Amoy, Fou-tchou-fou, Ning-po et Shang-haï voyaient les consuls anglais résider au centre de la cité chinoise; mais à Canton la ville intérieure demeurait fermée. aux barbares, et ce n’était même point sans courir quelques dangers que les sujets de sa majesté britannique pouvaient se montrer dans la campagne ou dans les faubourgs. Plus d’une fois ceux d’entre eux qui avaient osé s’aventurer au-delà de l’enceinte des factoreries s’étaient vus en butte aux insultes et aux violences de la population chinoise. Sir John Davis avait succédé en 1844 à sir Henry Pottinger. Lassé du ces outrages réitérés, il avait voulu châtier l’insolence des Cantonnais. Le 3 avril 1847, la garnison de Hong-kong s’était embarquée sur deux navires à vapeur et deux bricks. Remontant le Chou-kiang, elle avait surpris les forts du Bogue, encloué cent quatre-vingts pièces de canon et menacé la ville de Canton d’un bombardement; mais, quand le plénipotentiaire anglais avait vu ce grand entrepôt du commerce européen à sa merci, il avait reculé devant les conséquences de sa facile victoire. N’osant incendier Canton, n’ayant point assez de troupes pour l’occuper, sir John Davis avait dû accepter, comme unique résultat de sa campagne, la convention que les mandarins s’étaient hâté de lui offrir. Cette convention ajournait au 6 avril les difficultés auxquelles avait donné naissance la délicate interprétation du traité de Nan-king; mais elle n’apportait aux négocians anglais aucune garantie nouvelle contre les violences populaires. La soudaine apparition des barbares aux cheveux rouges sous les murs de Canton avait au contraire réveillé l’animosité de la population turbulente qui habite les rives du Chou-kiang. Le 5 décembre 1847, six Anglais furent assassinés sur les bords du fleuve, à trois milles à peine des factoreries européennes, par les habitans du village de Houang-chou-ki.

Le gouvernement des deux provinces du Kouang-si et du Kouang-tong se trouvait alors confié au vice-roi Ki-ing, le plus honnête Tartare qui ait jamais porté la plume de paon et le bouton rouge. Membre de la famille impériale et l’un des signataires du traité de Nan-king, Ki-ing avait compris l’impuissance des armées chinoises et les obstacles presque insurmontables qui s’opposaient à l’introduction de l’organisation militaire et de la tactique des Européens dans le Céleste Empire. Convaincu qu’il pourrait par une conduite prudente et d’opportuns sacrifices désarmer l’humeur agressive de l’Angleterre, il avait inauguré en Chine la politique des concessions. Ce Reschid-Pacha de l’Empire Céleste, adversaire patient du parti opiniâtre qui reconnaissait le vieux Lin pour son chef, eût peut-être réussi à maintenir des rapports bienveillans entre la Grande-Bretagne et la Chine, si les passions de la populace cantonnaise ne fussent venues sans cesse déconcerter ses efforts. Après le sinistre drame de Houang-chou-ki, il s’était empressé de promettre une réparation complète au plénipotentiaire. Le 21 décembre, quatre Chinois, le bâillon à la bouche, furent conduits sur le théâtre même de cet affreux événement. Là, en présence de la foule contenue par un détachement de soldats anglais et de troupes chinoises, en présence des officiers désignés par le gouverneur de Hong-kong, le bourreau fit tomber ces quatre têtes accordées par le vice-roi à la nécessité d’une sanglante expiation.

Ki-ing s’était flatté de l’espoir qu’une satisfaction aussi prompte suffirait pour étouffer cette malheureuse affaire. Six Anglais, il est vrai, avaient succombé, mais en se défendant ils avaient blessé deux de leurs agresseurs. Si ces deux Chinois ne survivaient pas à leurs blessures, l’exécution de quatre coupables devait être considérée, suivant le vice-roi, comme une réparation suffisante. Fidèle au principe admis par la législation du Céleste Empire, le vice-roi de Canton aurait ainsi payé la vie de six Anglais par celle de six Chinois. Sir John Davis repoussait avec indignation un pareil marché et n’en réclamait que plus vivement la recherche et la punition de tous les complices qui avaient trempé dans ce guet-apens.

L’étrange prétention du vice-roi était faite pour soulever des doutes non moins étranges. Les Anglais de Hong-kong n’avaient point approuvé en général les brusques exécutions de Houang-chou-ki. « Ne devait-on point craindre, disaient-ils, que dans son empressement à établir une compensation du sang versé, à sacrifier tête pour tête, le vice-roi n’eût substitué aux véritables coupables des criminels condamnés pour d’autres délits et déjà destinés au supplice? » Ce soupçon offensant apparaissait au fond des exigences du plénipotentiaire, Ki-ing invoquait pour se défendre de cette odieuse imputation cinq années de relations loyales et honorables avec les Européens; cependant l’agitation de la province, en réduisant à l’impuissance son autorité, n’avait-elle pu lui suggérer cette fraude, familière aux mandarins du Céleste Empire? On savait que, depuis l’expédition du 3 avril, des bandes de braves s’étaient formées dans chaque village pour repousser par la force des armes les barbares qui oseraient débarquer sur les rives du fleuve. Les anciens des villages, assemblés dans la salle des ancêtres. avaient décidé que, pour l’entretien de ces milices rurales, chaque famille fournirait son contingent d’hommes et de subsides. Les braves étaient nourris à frais communs, pourvus d’un chapeau de bambou, d’une pique et d’un double sabre. Vingt de ces braves formaient une section sous les ordres d’un chef qui portait un gong; quatre-vingts composaient une compagnie, à la tête de laquelle marchaient un porte-drapeau et un tambour. C’était à ces levées de volontaires qu’appartenait la bande d’assassins qui avait immolé les Anglais débarqués près de Houang-chou-ki, et il avait dû être plus facile en effet de trouver les victimes exigées dans les prisons de Canton que d’aller les chercher au milieu de ces bataillons indisciplinés.

Livré à ses tendances naturelles, sir John Davis eût, à l’exemple de Ki-ing, pratiqué la politique de conciliation. Long-temps surintendant du commerce britannique à Canton, initié aux mœurs et aux coutumes chinoises, dont il avait fait une étude approfondie, il n’ignorait point tous les embarras qui assiégeaient le malheureux vice-roi du Kouang-si et du Kouang-tong. Il comprenait qu’en poussant trop loin ses exigences, il courait le risque d’attirer la colère impériale sur la tête du seul homme d’état qui pût servir en Chine les intérêts de la civilisation européenne. Malheureusement sir John Davis se trouvait lui-même en présence d’opinions passionnées, dont il subissait involontairement l’influence, et qui ne laissaient point une entière liberté d’action à sa politique. Les négocians de Hong-kong, cruellement déçus dans les espérances qu’avait éveillées le traité de Nan-king, ne cessaient de répéter qu’il fallait une nouvelle campagne pour briser les obstacles qu’opposaient aux progrès du commerce maritime la mauvaise foi des autorités chinoises et la persistante hostilité des populations. Un système de taxes contraire à l’esprit du traité de Nan-king, un réseau de douanes intérieures avaient pu seuls préserver, suivant eux, l’industrie chinoise du sort qu’avait fait à l’industrie des Indes la concurrence écrasante des machines britanniques. C’était dans cette résistance, à leur gré déloyale, que les fabriques de Manchester et de Birmingham devaient chercher le secret de tous leurs mécomptes. La valeur des tissus de coton et de laine importés en Chine sous le pavillon de la Grande-Bretagne s’était, depuis la conclusion de la paix, élevée de 31 millions de francs à 66 millions; mais ce mouvement factice, loin d’être un signe de prospérité, n’était pour les manufactures de la métropole que le triste présage de banqueroutes imminentes. L’ardeur irréfléchie des spéculateurs avait doublé le chiffre, et non pas le profit des échanges. Les pertes éprouvées par la plupart des maisons anglaises dans ces transactions doublement onéreuses ne pouvaient être évaluées à moins de 35 à 40 pour 100 de la valeur totale des marchandises importées et des cargaisons de retour. Cette fâcheuse situation du commerce anglais devait le rendre plus sensible encore aux provocations de la populace chinoise, et, si le gouverneur de Hong-kong hésitait à engager son pays dans les chances incalculables d’une nouvelle rupture, les négocians qui l’entouraient étaient loin d’éprouver les mêmes scrupules.

La vivacité de lord Palmerston contribuait aussi à jeter sir John Davis hors de la voie que lui aurait tracée sa circonspection habituelle. L’impétueux secrétaire d’état ne voulait point que l’Angleterre pût déchoir en Chine, par la faiblesse de son plénipotentiaire, du haut rang qu’elle avait conquis par de récentes victoires. Plus d’une fois, la correspondance du Foreign-Office avait trahi l’impatience et le mécontentement du ministre. Cette correspondance, qui fut publiée par ordre de la chambre des communes, avait arraché aux hésitations de sir John Davis la malencontreuse expédition du 3 avril; elle lui inspirait encore en cette occasion des exigences contraires à ses vues personnelles. Décidé à déployer enfin cette vigueur qu’on affectait sans cesse de lui recommander. sir John Davis, au moment où la Bayonnaise atteignait le but de son long voyage, venait de demander de nouvelles troupes au gouverneur-général de l’Inde. Déjà, sur son invitation, les négocians anglais avaient évacué les factoreries pour se retirer à Hong-kong, et tout faisait présumer que l’ouverture des hostilités suivrait de près l’arrivée des renforts attendus. Ces circonstances critiques nous promettaient le spectacle d’importans événemens. et donnaient un singulier caractère d’opportunité au débarquement du nouveau ministre de France à Macao.

La retraite des négocians anglais à Hong-kong coïncidait avec d’autres complications qui n’étaient pas moins graves, et qui devaient aussi se dénouer pendant notre station sur les côtes de Chine. Au moment même où sir John Davis, investi de toute la puissance qui s’attache au nom redouté de l’Angleterre, luttait péniblement contre les embarras de sa situation, un homme qui n’avait d’autres ressources que sa propre énergie, le gouverneur portugais de Macao, venait d’arrêter sur le penchant de sa ruine la colonie mourante dont le commandement lui avait été confié. L’affluence des Anglais dans la ville portugaise pendant la guerre qui les contraignit à s’éloigner de Canton n’avait rendu à cette colonie qu’une prospérité éphémère, dont la source se trouva brusquement tarie le jour où le pavillon de la Grande-Bretagne eut été arboré sur les rivages de Hong-kong. A dater de cette époque, le déficit toujours croissant du budget colonial n’avait cessé de menacer d’un prochain abandon cet établissement, à l’entretien duquel la métropole ne pouvait plus consacrer les fonds nécessaires. Ce fut au milieu de ces circonstances critiques qu’à la fin de l’année 1845, le capitaine de vaisseau Amaral fut nommé par la cour de Lisbonne au gouvernement de la province de Timor, Solor et Macao.

On rencontre souvent chez les peuples qui, après avoir accompli de grandes choses, se sont affaissés sous le poids des vicissitudes politiques, de ces hommes qui, par la noblesse et l’élévation de leur nature, attestent encore la sève du vieux tronc et la vigueur antique du caractère national. À ces hommes, il n’est point donné de se mouvoir sur de vastes théâtres; il leur est à peine accordé d’ennoblir par leur courage et leur persévérance les événemens peu considérables auxquels leur nom se trouve associé. Officier d’une marine qui n’était plus qu’un fantôme, Amaral avait su marquer tous les actes de sa carrière d’un cachet de glorieuse énergie. Pendant la guerre que le Portugal soutint en 1823 contre le Brésil, il avait, à l’âge de dix-huit ans, commandé une des colonnes qui enlevèrent d’assaut l’île d’Itaparica. Ce fut dans cette brillante affaire qu’il eut le bras droit emporté par un boulet de canon. Plus tard, dans la campagne qui mit la couronne sur le front de dona Maria, il servit avec distinction sous les ordres de sir Charles Napier. Au milieu des agitations qui ébranlèrent si souvent les gouvernemens de la Péninsule, son esprit chevaleresque ne méconnut jamais la véritable ligne du devoir. Il resta fidèle à ses premières convictions, fidèle à la reine qu’il avait juré de servir et de défendre. Envoyé sur les côtes méridionales de l’Afrique pour y réprimer la traite des noirs, il se montra encore à la hauteur de cette délicate mission et sut imposer le respect des couleurs portugaises aux croiseurs britanniques, trop portés, dans l’excès de leur zèle, à fouler aux pieds cette vieille gloire. En arrivant à Macao, il trouva le port désert, le trésor vide, les soldats découragés et sans solde. Sur sa proposition, la franchise du port fut immédiatement proclamée par le gouvernement portugais. Les navires et les produits étrangers furent admis à Macao aux mêmes conditions qu’à Hong-kong et à Singapore. La douane chinoise;, habituée à fonctionner sur les quais portugais comme sur une portion du territoire céleste, dut se borner désormais à prélever sur les marchandises sortant des entrepôts des droits qui, acquittés ainsi à l’avance, assuraient à ces marchandises un libre débarquement à Canton.

Dès le début de son administration, Amaral eut à combattre à la fois les protestations des mandarins et l’opposition du corps municipal qui, sous le nom de sénat, avait jusqu’alors partagé avec le gouverneur de Macao l’autorité suprême; mais il fallut que toutes les résistances ployassent devant cette ferme volonté que les nécessités publiques investissaient des honneurs périlleux de la dictature. Le revenu des douanes avait été de tout temps la seule ressource de la colonie. En décrétant la franchise du port, il était nécessaire de subvenir aux dépenses de l’établissement par de nouveaux impôts. Amaral promit d’y pourvoir. Il ne voulut point accepter la concession de Macao, telle que l’avaient faite des empiétemens successifs : il revendiqua dans leur intégrité les droits qu’après la dispersion des pirates qui infestaient jadis l’embouchure du Chou-kiang, le Portugal avait obtenus de la reconnaissance de l’empereur Kang-hi. Moyennant le paiement d’une rente de 500 taëls (3,750 francs), la péninsule de Macao devait appartenir tout entière au gouvernement portugais. Les Chinois avaient eux-mêmes marqué les limites de cette concession par l’établissement de la barrière élevée en travers de l’isthme qui relie cette péninsule montueuse à l’extrémité méridionale de la grande île de Hiang-shan. Au sud de cette barrière commençait le territoire portugais qu’avaient, grâce à la faiblesse des prédécesseurs d’Amaral, insensiblement envahi les tombeaux et les clôtures des sujets du Céleste Empire. On ne comptait dans Macao que cinq mille chrétiens, portugais ou métis; mais cette ville renfermait, avec les trois villages situés en-deçà de la barrière, une population d’au moins vingt-cinq mille Chinois. Cette population turbulente, gouvernée par un délégué subalterne du vice-roi de Canton, n’avait jamais subi le fardeau d’aucune taxe. Amaral refusa de l’affranchir des charges qui allaient peser sur la population chrétienne. L’impôt équitablement réparti embrassa l’ensemble des propriétés sans tenir aucun compte de la nationalité du propriétaire. Les rentes prélevées sur les habitations des Chinois comme sur les demeures des Européens, les droits de patente et d’ancrage, la ferme de certains monopoles, la vente de quelques lots de terrain réduisirent le déficit du budget colonial à 40,000 piastres, dont les négocians de Hong-kong se chargèrent de faire l’avance, et que le gouvernement portugais s’empressa de leur rembourser.

L’avenir financier de la colonie était assuré; mais une grande émotion régnait dans Macao. Le gouverneur portugais ne pouvait ignorer quel sourd mécontentement grondait au sein de cette population chinoise, trois fois plus nombreuse que la population chrétienne et enveloppée par les mêmes murailles. Il devait craindre que les autorités de Canton ne prêtassent volontiers leur concours à un soulèvement qui vengerait leur orgueil offensé. Il aurait donc à contenir la population intérieure de Macao tout en résistant à la pression d’une province qui compte vingt-sept millions d’Habitans. Dans cette lutte inégale, des Chinois seraient, il est vrai, les seuls adversaires de la garnison portugaise; mais pouvait-on oublier ces terribles révoltes qui avaient mis en si grand péril les colonies de Batavia et de Manille? pouvait-on oublier la ruine du premier établissement fondé par les portugais dans les mers de Chine, la soudaine destruction de cette ville florissante que des colons belliqueux avaient élevée vers le milieu du XVIe siècle sur les côtes du Che-kiang, et qu’on vit disparaître dans une seule nuit de surprise et de trahison? Amaral n’avait, pour faire face aux dangers qui le menaçaient, que trois cents baïonnettes recrutées à Goa et commandées par quelques officiers européens. Avec des forces plus considérables, un de ses prédécesseurs, surpris en plein jour par une sédition populaire, s’était vu obligé de s’enfermer dans les forts et de livrer pendant quarante-huit heures la ville de Macao aux violences des Chinois soulevés. D’autres fois il avait suffi d’un ordre des mandarins pour faire évacuer par tous les sujets du Céleste Empire le territoire concédé aux étrangers et pour affamer par une sorte d’interdit la population portugaise. Si une crise pareille, imprudemment provoquée, venait à éclater, avait-on songé aux moyens d’en sortir?

Amaral ne se laissait point ébranler par ces tristes souvenirs : il avait sans doute déployé une singulière audace dans ses innovations, mais il ne s’était point lancé dans des témérités irréfléchies. Il savait que la guerre de l’opium était un grand fait dont il fallait tenir compte. Les victoires des Anglais avaient été un triomphe moral pour tous les Européens. Après avoir long-temps accablé les barbares d’un ignorant mépris, les Chinois étaient plutôt portés depuis quelques années à s’exagérer leur puissance. Le vice-roi de Canton ne pouvait plus d’ailleurs songer à réduire les portugais par la famine. L’établissement de Hong-kong et la colonie de Manille auraient fourni aux habitans de Macao les provisions que l’interdit des mandarins leur eût refusées. Il n’y avait réellement à redouter qu’un soulèvement de la populace. Amaral avait prévu cette attaque et l’attendait de pied ferme. Ses soldats, régulièrement payés et maintenus dans le devoir par une discipline sévère, mais toujours paternelle, lui étaient entièrement dévoués. Ils aimaient dans leur chef cette énergie enjouée, ce modeste sourire qui semblait défier l’orage, et puisaient leur confiance bien moins dans les discours du gouverneur de Macao que dans la calme sérénité de son regard.

La crise attendue vint enfin. Au mois d’octobre 1 846, quelques heures avant le lever du soleil, pendant que la ville était plongée dans le repos, un corps formidable de Chinois débarqua dans le port intérieur. Ces bandits, rassemblés par les bateliers que le gouverneur venait de soumettre au paiement d’un nouvel impôt, gravirent lestement les rampes qui conduisent des quais du port vers le centre de la ville. Déjà ils se croyaient maîtres de Macao, quand leurs cris imprudens et le fracas du gong, par lequel ils appelaient leurs compatriotes aux armes, éveillèrent quelques habitans, qui coururent prévenir le gouverneur. Amaral rassemble à l’instant une poignée de soldats, et se porte, avec une pièce de campagne, vers l’entrée d’une rue étroite qui domine la place du Sénat. Les Chinois venaient de déboucher sur cette place; ils se précipitent en tumulte vers les portugais : une volée de mitraille les arrête. Un instant, ils semblent vouloir reformer leurs rangs éclaircis; mais bientôt, chargés à la baïonnette, ils se jettent dans les rues tortueuses du bazar et se hâtent de regagner leurs bateaux, que foudroyait déjà l’artillerie de quelques chaloupes canonnières. Dès le lendemain, le gouverneur ordonne aux Chinois d’ouvrir leurs boutiques; à la milice urbaine, qui était accourue au secours de la garnison, de déposer ses armes. En quelques heures, la fermeté de son attitude, le calme de ses dispositions ont rétabli la tranquillité dans la ville et effacé les derniers vestiges de l’insurrection. Amaral veut qu’il ne reste aucun souvenir de cette crise; affermi d’ailleurs dans la voie où il s’est engagé par le succès qu’il vient d’obtenir, il poursuit avec persévérance l’accomplissement de ses réformes. Entre Chinois et Portugais, les rôles sont désormais intervertis : c’est le gouverneur de Macao dont les exigences vont, à dater de ce jour, envahir incessamment une portion du terrain que les autorités chinoises s’efforceront inutilement de défendre; lutte ingrate, efforts obscurs, dans lesquels fut dépensé autant d’énergie qu’il en avait fallu autrefois pour conquérir Malacca ou Calicut! De plus grands intérêts, de plus vastes perspectives semblèrent plus d’une fois inviter Amaral à laisser son œuvre inachevée. Député aux certes, il avait un prétexte légitime pour rentrer dans sa patrie ; mais déjà, quand la Bayonnaise arriva sur les côtes de Chine, on pouvait prévoir que cet homme opiniâtre ne consentirait à quitter son poste que lorsqu’il aurait vu les portugais aussi maîtres dans Macao que les Anglais l’étaient dans Hong-kong.

Amaral ne se dissimulait point cependant que le temps des grandes destinées était à jamais passé pour Macao. Son ambition ingénieuse ne rêvait point d’impossibilités. Il pensait que cet établissement pourrait un jour concentrer le cabotage actif qui s’exerce entre les côtes méridionales de la Chine, le golfe du Tong-king et l’île de Haï-nan. Il croyait surtout qu’il fallait faire de Macao le contre-poids de Hong-kong, l’asile ouvert à tous les pavillons européens. Malgré les doctrines libérales qui avaient présidé à la fondation de la colonie anglaise, Macao était demeuré le séjour de tous les étrangers que le soin de leurs intérêts commerciaux n’obligeait point impérieusement à résider sur le territoire britannique. Le climat, assaini par les brises du large, y attirait même, pendant une partie de l’été ;, les négocians ou les fonctionnaires anglais qui abandonnaient à l’envi leurs somptueuses demeures pour venir respirer à Macao l’air vif de l’océan, et goûter un instant sur cette calme péninsule le plaisir d’échapper au tracas des affaires et aux exigences de la vie officielle. Des convenances politiques, qu’il est facile d’apprécier, avaient aussi retenu au sein de l’établissement portugais les consuls accrédités auprès du gouvernement chinois. On n’eût pu condamner ces agens à végéter dans l’enceinte des factoreries de Canton, et l’on eût hésité à grouper autour du pavillon britannique, à placer pour ainsi dire à l’ombre de ce drapeau dominateur le lion de Castille, les trois couleurs de France et les étoiles des États-Unis. Macao était donc un asile heureusement ouvert à toutes les influences qui ne voulaient point s’effacer complètement devant la prépondérance de l’Angleterre. Sous ce rapport, cet humble et paisible comptoir, si long-temps résigné à toutes les humiliations que lui imposait l’insolence des mandarins, avait des droits sérieux aux sympathies des puissances européennes. Déjà les Américains avaient établi dans cette ville de vastes magasins pour le ravitaillement de leur division navale. Amaral ne doutait pas que les Espagnols et les Français ne suivissent bientôt cet exemple. C’était dans ce concours des étrangers qu’il voyait l’avenir d’une colonie signalée autrefois par ses prohibitions jalouses. Pour retenir cette population nomade à Macao, aucun soin ne lui paraissait superflu. Il voulait aplanir l’âpre territoire qu’il avait enfin reconquis, et songeait à tracer de larges routes au pied des collines granitiques que couronnent les forts da Penha et do Monte. En tout autre pays, ce terrain tourmenté n’eût point été digne de pareils travaux ; mais, dans le midi de la Chine, sur ces côtes fermées par la turbulence des populations aux promenades des Européens, ce petit coin de terre, toujours paisible, avait bien sa valeur et méritait sans doute les soins qu’on pouvait prendre pour l’embellir.

Ce qui manque surtout à la colonie de Macao, ce qu’il n’était point au pouvoir d’Amaral de lui donner, c’est une rade spacieuse et sûre, qui, comme celle de Hong-kong. puisse abriter au besoin des escadres. Le port intérieur, étroit canal compris entre la côte occidentale de la péninsule et l’île de Lappa, n’est accessible, dans les marées ordinaires, qu’aux navires dont le tirant d’eau ne dépasse pas quatre mètres. Les grands bâtimens de commerce et les navires de guerre doivent mouiller à près de trois milles de la ville, en face des côtes abruptes de Typa et de Ko-ho. Ce n’est qu’à cette distance du rivage que la rade extérieure offre une profondeur de cinq ou six mètres. En avant de ce plateau sous-marin, incessamment exhaussé par les alluvions du Chou-kiang, s’étend une triple ceinture d’îlots granitiques; mais cette barrière incomplète ne brise qu’à demi la violence des flots que soulève pendant l’hiver la mousson de nord-est. L’agitation de la mer contribue donc à entraver les communications de ce lointain mouillage avec la ville de Macao.

Heureusement, les bateaux chinois ne se laissent pas facilement arrêter par la tempête. Chaque matin, quelle que pût être la violence du vent, l’équipage de la Bayonnaise voyait sortir du port un bateau à la poupe renflée qui traçait un large sillon sur les eaux vaseuses de la rade. Le vaillant esquif se frayait un pénible passage à travers les lames saccadées que heurtait la marée contraire. Après deux ou trois heures d’un patient louvoyage, il cinglait enfin à pleines voiles vers la Bayonnaise. Nous frémissions du choc qui semblait menacer la frêle embarcation; mais à peine le large gouvernail suspendu à la poupe avait-il offert une oblique surface au sillage, que la barque obéissante pivotait soudain sur elle-même et venait se ranger comme un coursier docile à côté de la sombre masse contre laquelle nous avions craint de la voir se briser. C’est alors que les voiles de rotin, divisées en bandes parallèles par de longues perches de bambou, tondraient lourdement au pied des mais, que les nattes rigides s’entassaient l’une sur l’autre comme les plis d’un immense éventail, et que les bateliers aux jambes nues, aux vastes chapeaux coniques, s’évertuaient à saisir la corde qu’on leur avait jetée des porte-haubans de la corvette. Au milieu du désordre apparent, des clameurs confuses qui président aux plus habiles manœuvres des Chinois, apparaissait bientôt un nouveau personnage, montrant sa figure calme et grave à l’entrée du dôme de bambou sous lequel il avait sommeillé jusqu’alors à côté de ses dieux lares. Une longue robe de coton bleu retenue sur le côté droit par cinq boutons de métal, une petite calotte noire surmontée d’un nœud rouge, faisaient reconnaître dans cet impassible passager un des membres industrieux de cette classe moyenne qui, sans avoir conquis dans les concours littéraires le droit de porter la robe et le bonnet des mandarins, se distingue toutefois de la classe inférieure, sinon par la richesse, du moins par l’ampleur de son costume. Avant de poser la triple semelle de ses souliers de soie sur les taquets fixés à la muraille du navire, cet honnête citoyen du Céleste Empire attendait patiemment que le bord du bateau ne lut plus séparé que par un étroit espace du liane de la corvette. Quand il jugeait le moment favorable pour accomplir son ascension périlleuse, il franchissait lestement ce Rubicon et gagnait sans encombre le passe-avant de la Bayonnaise. Son arrivée ne manquait jamais d’attirer sur le pont une foule empressée qui venait se grouper autour de lui. Cet homme important était le comprador, le fournisseur chinois de la station française et de la division américaine. Chaque jour, il apportait, avec les provisions destinées à l’équipage, les divers objets qu’il s’était chargé de faire venir de Canton ou de choisir dans les bazars de Macao, et quiconque eût assisté à l’inscription de ces commandes ou au règlement de ces comptes eût pris plaisir à voir les doubles pages fabriquées avec les tiges macérées du bambou se couvrir des délicats hiéroglyphes que traçait en se jouant la pointe amincie du pinceau, ou à suivre les boules du souan-pan[2] pendant qu’elles glissaient sous les doigts agiles du Chinois et accomplissaient avec rapidité leur calcul mécanique.

Ayo, — tel était le nom de notre comprador, — n’avait pas craint d’enfreindre les sévères édits du fils du ciel et de s’égarer un jour loin de la terre des fleurs. Embarqué à bord d’un navire américain, il avait visité les rivages du Nouveau-Monde et avait acquis pendant ce long voyage, sur la configuration de notre planète, sur la puissance des divers états qui s’en partagent l’étendue, des notions dont l’exactitude contrastait singulièrement avec les idées confuses qui amusent encore aujourd’hui la crédulité de ses compatriotes. Ayo était peu versé dans la lecture des King et des autres ouvrages de Confucius; mais à cette morale officielle son esprit intelligent avait substitué avec avantage les lumières d’une conscience droite et honnête. Actif et industrieux, poursuivant avec ardeur des profits légitimes, il n’eût point voulu s’abaisser aux supercheries qui déshonorent le petit commerce de Canton. Il vivait entouré d’une famille laborieuse, qu’il gouvernait avec la gravité et l’autorité absolue d’un patriarche. Vénéré de ses nombreux descendans, qui promettaient à son tombeau le religieux hommage de deux générations, cet homme, auquel le stigmate de l’émigration interdisait à jamais l’ambition des honneurs littéraires, était peut-être un des habitans les plus heureux et les plus éclairés de la Chine. Affranchi depuis long-temps des préjugés de son enfance, désabusé des fables du bouddhisme et des rites superstitieux de la nécromancie chinoise, Ayo témoignait cependant une modeste déférence envers les opinions généralement admises par la société au milieu de laquelle il vivait. Ce philosophe sceptique avait conservé pour son pays et pour les traditions de ses ancêtres un attachement passionné qui avait dû, malgré ses constantes relations avec nos missionnaires, contribuer à l’éloigner de la foi catholique. Il appréciait sincèrement les avantages de notre civilisation, mais il défendait avec chaleur les antiques coutumes du Céleste Empire. Ce qu’il enviait surtout à l’Occident, c’était l’équité et la moralité de l’administration. Il lui semblait que si le ciel eût voulu rendre à la Chine les paternels mandarins de la dynastie des Thang ou de la dynastie des Ming, si on avait pu proscrire la vénalité des offices et les exactions des fonctionnaires subalternes, il n’y aurait point eu sur la terre de gouvernement plus parfait que celui qui siégeait à Pé-king, d’institutions plus bienfaisantes que celles dont la Chine jouissait depuis près de trois mille ans. Ce type intéressant de la bourgeoisie chinoise avait écouté patiemment les critiques et les railleries des étrangers sans rien perdre de ses tendances conservatrices. Victime résignée des abus qu’il déplorait, il s’occupait d’échapper de son mieux à la rapacité des mandarins et n’en continuait pas moins de considérer comme le meilleur des systèmes politiques celui sous lequel avaient vécu ses pères et devaient vivre ses fils.

Le bateau de notre obligeant comprador épargnait de pénibles voyages à nos embarcations. Il était rare qu’il quittât la corvette sans emporter de nombreux passagers. La mousson lui prêtait des ailes dès qu’il s’agissait de retourner au port, et, poussé par une forte brise, il laissait bientôt tomber l’ancre devant la plage que défendent les batteries de San-Francisco et de Bomparto. Un essaim de tankas, petites barques presque aussi larges que longues et bien différentes des sveltes pirogues de la Malaisie, se détachait alors des cales de granit pour venir nous offrir leurs services. Deux femmes composent tout l’équipage de ces tankas. La plus âgée supporte les plus rudes fatigues. Debout sur la poupe, c’est elle qui, d’une main nerveuse, manie la longue rame aux vibrations rapides, moteur habituel de toutes les barques du Céleste Empire; sa compagne, assise à la proue, effleure à peine le sommet de la vague du tranchant de son aviron. Ces pauvres créatures, véritables gitanas de la mer, n’ont d’autre abri contre les ardeurs dévorantes de l’été ou les rudes intempéries de l’hiver que le toit de bambou de leurs tankas; déshéritées de leur place au soleil, elles passent leur vie dans ces cabanes flottantes où leur industrie a su transporter les douceurs du foyer domestique. Quelques planches mobiles recouvrent, pendant le jour, le lit sur lequel elles reposent; près de la poupe, pétille le fourneau destiné aux apprêts de leur frugale cuisine; au fond d’une obscure retraite, les génies protecteurs aspirent l’encens des bâtonnets ou le parfum du sam-chou, et gravement assis sur la natte de rotin, promenant autour d’eux de tranquilles regards, les marmots au teint cuivré attendent en silence l’écuelle de riz promise.

Quand nous avions fait choix de la barque qui devait nous déposer sur le rivage, — choix difficile au milieu des appels empressés et des protestations bruyantes de toutes ces joyeuses batelières, — la tanka à laquelle étaient échus cet honneur et cette heureuse aubaine nous conduisait en quelques minutes au pied de l’une des cales de la Praya-Grande. Une longue rangée de maisons, aux massives arcades, cachant sous un badigeon jaune les injures du temps, se déploie sur ce vaste quai constamment battu par les vagues, et rappelle encore une prospérité depuis long-temps disparue. La Praya-Grande est la promenade favorite des étrangers qui résident à Macao, Anglais, Américains, Espagnols, Parsis de Bombay, à la robe longue et flottante, qui, par leurs traits fortement prononcés, leur costume et leur démarche solennelle, rappellent les Arméniens de Smyrne et de Constantinople; mais nous n’avions que trop d’occasions de contempler l’uniforme tableau de cette mer déserte et boueuse que sillonnent lourdement les grossiers sampans des pêcheurs : nous avions hâte de détourner nos yeux des îles de Typa et de Ko-ho, groupe aride dont les sommets dénudés entouraient notre mouillage, et sur lesquelles la fureur des typhons ne respecte que quelques sapins rabougris ou de maigres bruyères. Nous cherchions donc, en débarquant, un chemin qui pût nous soustraire à cet aspect monotone. Le plus souvent nous sortions de la ville, et nous tournions nos pas vers l’isthme sablonneux qui forme la limite des possessions portugaises. Macao et Calcutta sont à peu près situés sous le même parallèle. Il ne faut pas s’attendre cependant à trouver sur le territoire concédé aux Européens par l’empereur Kang-hi la somptueuse végétation des tropiques. Un seul palmier y languit obscur, à l’un des angles les plus abrités de la ville. Le vent du nord, aussi vif, aussi froid que dans les mers de la Grèce, dessèche sur ces côtes qu’il dévaste les germes qu’ont fait éclore les humides ardeurs de l’été. Aussi les deux chaînes de collines entre lesquelles se trouve pressé l’inégal territoire de Macao ne sont-elles pas moins dépouillées de verdure que le front chauve des Cyclades ou des promontoires de la Morée. La chaîne septentrionale n’est qu’une immense nécropole où reposent huit ou dix générations de Chinois; mais, au pied de ces montagnes, les villages de Monchion, de Patane et de Mongha égaient de leurs toits aux angles relevés et de leurs maisons aux briques bleuâtres la plaine qui vient doucement mourir vers la plage du port intérieur. Entre l’enceinte de Macao et ces populeux villages, autour des jardins consacrés à la culture de l’igname, du pe-tsai ou des patates sucrées, quelques touffes de bambou épargnées par les typhons font encore flotter, comme de vertes banderoles, les longues feuilles attachées à leurs tiges flexibles ; l’hibiscus mêle aux fragiles rameaux du ricin ses feuilles sombres et ses corolles cramoisies. Plus loin, un peu au-delà des limites marquées par la barrière chinoise, le pin de Norvège couvre d’un chétif ombrage quelques dunes de sable que les vents ont amoncelées sur le bord de la mer.

Lassés de parcourir sans relâche cette route invariable, il nous arrivait quelquefois de suivre les sentiers qui serpentent autour du massif granitique dont le fort da Guia occupe le sommet. Ces sentiers nous rendaient la vue de la mer, mais avec un horizon agrandi, avec les nombreux îlots qui s’étendent à l’est de la pointe de Montanha, avec le pic audacieux de Lantao qu’on voyait apparaître au-dessus d’un épais rideau de nuages. Les Parsis, graves et patiens spéculateurs que le commerce de l’opium a fixés à Canton et à Macao, ont choisi une des anfractuosités les moins accessibles de cette montagne pour y dresser les larges dalles de leurs tombeaux, monumens austères, uniformes et semblables dans leur nudité à la pierre antique du sacrifice. Du funèbre et solitaire asile réservé à ces pieux adorateurs du soleil, nous apercevions la baie peu profonde où vinrent débarquer les Hollandais vers le milieu du XVIIe siècle. Les Portugais, qu’ils avaient entrepris de chasser de Macao, étaient à cette époque de rudes adversaires. Après une action sanglante, ils repoussèrent l’ennemi qui les avait tenus quelque temps assiégés, et le fort de Monte, destiné à renfermer une garnison considérable, fut bâti par les prisonniers que dans cette journée épargnèrent les vainqueurs.

Dès qu’abandonnant la campagne, on cherche à pénétrer dans l’intérieur de Macao, on s’étonne qu’on ait pu trouver l’emplacement d’une ville sur les pentes que couvre aujourd’hui la cité portugaise. Il a fallu le concours des capitaux européens et de l’industrie chinoise pour tracer des rues au milieu de ces blocs confusément entassés, pour niveler des places au fond de ces ravins ou au sommet de ces escarpemens, pour orner de rians parterres ce roc nu que le figuier des Banyans avait seul enlacé jusqu’alors de ses racines multipliantes. Parmi les jardins dont l’opulente fantaisie des négocians anglais a doté Macao, il en est un que le voyageur ne saurait oublier de visiter. Les caramboliers et les acacias protègent du doux frémissement de leur ombre ce frais observatoire d’où l’œil découvre l’étroit canal du port intérieur, les îles nombreuses dont les plans se succèdent et se confondent dans le lointain, et les blanches murailles de Caza-Branca. C’est au sommet de cette colline, alors solitaire et sauvage, que l’auteur des Lusiades venait, dit-on, méditer et se recueillir. Les rochers consacrés par la tradition, et dont un soin importun a défiguré la sévère simplicité, n’ont gardé cependant aucune empreinte de ce poétique passage. Le silence même, le silence si cher au poète, n’habite plus cet asile. L’écho, qui ne s’éveillait autrefois que pour redire les strophes immortelles, est sans cesse troublé aujourd’hui par l’aigre répercussion des pétards. Il n’est pas de peuple au monde dont la gaieté ou la dévotion soient plus bruyantes que celles des Chinois, Qu’une jonque déployant ses lourdes voiles et prête à sortir du port veuille invoquer la protection de la vierge Kouan-yn, qu’un joyeux ou lugubre cortège circule dans les rues, et soudain, aux éclats retentissans du gong, vous entendrez se mêler le pétillement des longs chapelets d’artifices que la main d’un enfant tient suspendus à l’extrémité d’un bambou. Ces incessantes détonations vous poursuivront jusqu’au fond des plus secrètes retraites et viendront vous arracher brusquement à vos méditations ou à vos rêveries.

Il faut en convenir d’ailleurs, si les Chinois ne se chargeaient d’égayer par leurs cris, par leurs salves, par le fracas de l’airain sonore, la taciturnité de la cité portugaise, on pourrait se croire dans une ville abandonnée ou tombée en léthargie. Les cinq mille habitans qui composent la population chrétienne de Macao sont aussi sédentaires, mais plus silencieux que le grillon du foyer. Les femmes ne quittent leurs appartemens que pour aller visiter les églises. On soupçonnerait à peine leur existence, si les jours de fête on ne les voyait apparaître en longues files indolentes, traînant sur le pavé leurs pantoufles de maroquin et voilant à demi leurs figures blafardes sous les plis de la capa nationale. La blanche laine du voile encadre comme un linceul ces traits quelquefois gracieux et réguliers, mais toujours immobiles. Il semble que le mélange des races, la langueur du climat, ou peut-être une constante réclusion ait engourdi la circulation du sang dans ces veines glacées et sous ce tissu morbide. Les hommes ont renoncé à lutter contre l’active industrie des Chinois et se résignent à une existence misérable et précaire pour ne pas affronter cette redoutable concurrence. Des familles entières vivent de l’agiotage de quelques caisses d’opium; la plupart ne connaissent d’autres ressources que l’inépuisable charité de certains négocians portugais. Il y a peu d’années encore, ces descendans dégénérés des Perez de Andrade et des Antonio de Faria jouissaient si humblement de leur droit de cité, ils se courbaient si bas sous la main de l’autorité chinoise, que, si la métropole les eût abandonnés à eux-mêmes, on les eût vus peut-être, acceptant un joug devenu inévitable, se confondre insensiblement avec les sujets du Céleste Empire; mais l’arrivée d’Amaral avait changé en quelques mois l’aspect de la colonie. L’orgueil portugais avait reparu sur ces fronts humiliés, et la garde urbaine promettait de seconder activement, si son concours devenait nécessaire, la faible garnison recrutée à Lisbonne et à Goa.

Malgré l’impulsion donnée par Amaral à la population portugaise, Macao n’en a pas moins conservé toute la physionomie d’une ville chinoise. On ne rencontre en effet que des Chinois dans le quartier même qu’habitent les Européens. Des groupes au milieu desquels l’homme du peuple, le couli, se fait reconnaître à son humble tunique de toile brune, à la longue tresse de cheveux tournée autour de sa tête, entourent la boutique de quelque marchand ambulant, abrité sous un immense parasol. C’est là que se débitent le riz gonflé dans l’eau bouillante, les viandes et le poisson déjà découpés. Des portefaix gravissent les rampes escarpées, haletant sous le lourd fardeau suspendu à une perche flexible, ou traversent la foule emportant d’un pas rapide et ferme la riche senhora enfermée dans sa chaise. Ce Chinois dont la tète est ceinte d’un linge blanc, et qui se dirige à la hâte vers le promontoire de San-Francisco, s’occupe d’accomplir les premiers rites des funérailles. La mort vient de visiter le toit de ses pères : l’eau qu’il va puiser à la fontaine lavera le visage du défunt; les lingots de papier qu’il doit brûler au bord de la source apaiseront par une fraude hardie les génies irrités et paieront en fumée le prix qui leur est dû. Mais n’essayez point de vous engager dans ces ruelles étroites qui vous conduisaient d’ordinaire de la Praya-Grande vers la Praya-Manduco. Ces ruelles sont encombrées par une foule compacte qu’attirent les apprêts solennels d’un mariage. Les pétards éclatent, les cymbales retentissent, et la châsse discrète qui doit enfermer la fiancée sous ses panneaux de laque rouge tout chargés de dorures vient de s’ébranler au milieu des lanternes, des parasols et des gais étendards. Au moment où le joyeux cortège débouche sur la praya du port intérieur, tout mouvement paraît s’arrêter dans cette ruche active. Le forgeron appuie son lourd marteau sur l’enclume, le menuisier dépose son rabot près de la planche de camphre qu’il allait aplanir. Déjà cependant le cortège, rapidement entraîné à la suite de la chaise nuptiale, a tourné l’angle vers lequel s’élèvent les magasins que protège le pavillon des États-Unis. Les travaux, un instant suspendus, sont repris avec plus de ferveur, et le bourdonnement d’une infatigable industrie remplit de nouveau ce quartier habité par la population ouvrière.

Macao était pour nous le premier échantillon du Céleste Empire. On comprend qu’au milieu de tant de longues robes et de tuniques, au milieu de tant de têtes rasées, de figures olivâtres, de fronts quadrangulaires, nous ne pouvions nous mouvoir sans attacher un prix infini à nos moindres impressions. C’était presque un événement pour nous que d’avoir rencontré une de ces femmes aux pieds mutilés, à la démarche chancelante, que l’on voit quelquefois, des fleurs dans les cheveux, du fard sur les joues, se glisser le long des murailles, péniblement appuyées sur le manche de leur parasol. Au bout de quelques mois, nos yeux s’habituèrent à des spectacles plus étranges. Nous cessâmes de nous regarder à Macao comme des voyageurs, et cette ville hospitalière ne fut plus pour nous un objet de curieuses investigations: ce fut le nid où nous venions nous abattre après nos longues croisières dans les mers de l’Indo-Chine, le refuge où nous attendaient des amitiés fidèles, ce que nos matelots enfin avaient appelé la petite France.


II.

En apprenant que le pavillon français venait de reparaître sur les côtes de Chine, le vice-roi de Canton avait témoigné une satisfaction qu’on pouvait croire sincère. Il se montra empressé à recevoir le représentant d’une puissance qu’il avait toujours trouvée bienveillante envers le Céleste Empire, et cet empressement abrégea notre premier séjour sur la rade de Macao. La Bayonnaise ne pouvait conduire jusqu’à Canton le successeur de M. de Lagrené, M. Forth-Rouen; mais elle se tint prête à remonter le Chou-kiang jusqu’au mouillage de Wampoa. C’est a ce mouillage que s’arrêtent les navires étrangers, et que les bateaux chinois viennent chercher les marchandises qu’ils transportent dans la capitale du Kouang-tong ou dans l’intérieur de la province. On compte soixante-cinq milles de Macao à Wampoa, neuf seulement de Wampoa jusqu’à Canton.

Le 12 janvier, portant au grand mât le pavillon du ministre de France, la Bayonnaise appareillait de la rade de Macao et ouvrait encore une fors ses larges voiles à la brise. Le ciel était bleu et pur, l’air vif, le soleil radieux. Le vent du nord avait balayé les humides vapeurs que la mousson rassemble dans le canal de Formose, et qu’elle roule ordinairement le long des côtes méridionales de la Chine. Inclinée sous ses huniers et ses basses voiles, obligée de louvoyer pour entrer dans le fleuve, la corvette courait une première bordée vers l’île de Lantao, et traversait rapidement l’embouchure du Chou-kiang. Quinze milles séparent l’île de Lantao de la côte orientale de l’île Hiang-shan. Une seconde bordée nous conduisit près de l’île Lin-tin, qui, située plus au nord, à dix-huit milles du mouillage que nous venions de quitter, vit long-temps les lingots du Céleste Empire s’échanger contre le funeste produit des campagnes du Bahar et des plaines de Bénarès. Déjà pourtant la marée ramenait vers Canton les eaux limoneuses qui s’étaient épanchées jusqu’au groupe des Lemma, et la Bayonnaise, secondée par le courant, atteignit bientôt le montueux promontoire qui termine la presqu’île de Chuen-pi. Sur ce point, le lit du Chou-kiang se resserre; la largeur du fleuve entre ses deux rives n’est plus que de deux milles à peine, et non loin de là s’ouvrent entre la pointe d’Anung-hoy et les îlots de Wan-tong les célèbres portes du Tigre, l’étroit passage du Bogue, dominé par trois forts, menacé par deux cents embrasures. C’est sur la presqu’île de Chuen-pi qu’un patriotique espoir avait, dit-on, marqué en 1844 l’emplacement destiné aux factoreries françaises. Les Américains, auxquels leur constitution interdit tout établissement extérieur, applaudissaient à notre ambition, et semblaient promettre leur concours à la colonie nouvelle. La cour de Pe-king, encore humiliée sous le poids de sa récente défaite, n’eût point osé nous refuser ce lambeau du céleste territoire : elle nous eût vus peut-être avec une secrète satisfaction arborer un drapeau rival en face du drapeau britannique; mais la France, désabusée des lointaines possessions, occupée de plus généreux desseins, refusa de sanctionner par son exemple les envahissemens que laissait entrevoir l’avenir, et ne voulut demander à la Chine d’autre sacrifice que celui d’injustes édits de proscription.

Avant d’avoir dépassé la pointe de Chuen-pi, nous eussions pu oublier que nous étions à cinq mille lieues de l’Europe, La Grèce et la Provence ont aussi ces longues chaînes de montagnes arides et dévastées, ces îlots épars, ce ciel d’un bleu mat et dur, cet aigre mistral qui faisait ployer notre corvette sous ses soudaines rafales ; mais, dès que la baie à laquelle l’amiral Anson a imposé son nom se déploya devant nous entre la pointe de Chuen-pi et celle d’Anung-hoy, les bords du fleuve nous offrirent un de ces spectacles étranges qui, sur les côtes du Céleste Empire, rappellent si souvent au voyageur l’espace qu’il a franchi et la distance qui la sépare de notre hémisphère. L’escadre chinoise était mouillée sous les forts qui couronnent le sommet de la presqu’île. Si les témoignages historiques manquaient pour établir le singulier esprit d’immobilité de la race chinoise, les lourdes jonques que nous avions sous les yeux auraient suffi pour l’attester. Les vaisseaux de Néarque devaient être des machines moins primitives. Ces longues caisses rectangulaires au milieu desquelles trois espars à peine dégrossis ressemblent moins à des mâts qu’à des arbres morts feraient sourire les momies qui dorment sous la pyramide de Chéops. La poupe, étagée comme un château de cartes, porte pour écusson le dragon impérial aux replis verdâtres, ta la gueule sanglante. La proue est ornée de pavois écarlates et de deux yeux hagards qui donnent à ces masses informes je ne sais quelle apparence de phoque effarouché. Les ancres en bois de fer, dont la patte unique paraît fixée à la verge par les tours compliqués du nœud gordien, l’énorme gouvernail maintenu dans sa large jaumière par deux câbles attachés au talon et passant sous la carène, l’épais tissu ligneux qui remplace les voiles, les lanternes aux écailles de placunes, les sabords à peine assez larges pour livrer passage à la volée des grossiers canons de fonte, tout étonne et confond dans ce bizarre assemblage, monument incontestable de l’étrange entêtement des Chinois, curieux spécimen de l’enfance de la navigation. Les grandes jonques de commerce qui visitent annuellement les ports de Singapore et de Batavia, de Bang-kok dans le royaume de Siam, ne diffèrent en rien de ces jonques de guerre. On a peine à comprendre que de pareils navires puissent accomplir d’aussi longues traversées; mais la nature complaisante s’est chargée de résoudre ce problème. Ces jonques incapables de lutter contre les vents contraires, une mousson les emporte, une autre mousson les ramène. Arrivées près des côtes, si la brise cesse de les favoriser, elles attendent patiemment le secours de la marée, et le courant les entraîne avec les algues qui flottent à la surface, avec les troncs d’arbre qui s’en vont en dérive. Les mêmes charpentiers qui ont osé façonner ces arches grossières ont fait descendre des chantiers de Wampoa les rapides cutters, les légers schooners qui sillonnent la rivière sous les couleurs anglaises ou sous celles des États-Unis. Ce sont eux qui ont construit ces bateaux mandarins, agiles galères qu’on voit fendre l’onde sous les coups pressés de quarante avirons. Comment ces mains industrieuses n’ont-elles point imité les navires des barbares si souvent mesurés par les employés du hoppo[3]? Les rites qui protègent la vieille civilisation chinoise, l’obstination routinière commune à toutes les populations maritimes, n’ont pas permis ce premier progrès qui eût ouvert la porte à de plus importantes réformes. Les constructeurs qui depuis vingt siècles ont rejoint dans la tombe les vieux architectes des trirèmes pourraient donc reconnaître encore dans les jonques du Céleste Empire les modèles légués par leur génie aux races futures.

Le passage du Bogue n’a pas un kilomètre de large. Bien qu’il existe un canal moins étroit à l’ouest des îlots de Wan-tong, ce double goulet, défendu par des feux bien dirigés, ne serait point impunément franchi par une escadre. Il ne suffit pas malheureusement de braquer des canons sur une passe pour en interdire l’approche, il faut aussi que des bras exercés soient prêts à manier ces terribles instrumens de destruction. Pour éloigner les barbares des eaux intérieures, les Chinois ont pensé qu’il suffisait de les intimider. Rien ne leur a coûté pour atteindre ce but, ni la pierre, ni la fonte. Après avoir érigé des batteries sur tous les sommets, sur toutes les pointes qui en pouvaient recevoir, ils ont, au pied des collines d’Anung-hoy, élevé de massives murailles dont le courant du fleuve vient laver les solides assises. Derrière ces murailles percées de nombreux sabords se trouve rassemblé plus d’artillerie qu’il n’en faudrait pour foudroyer toutes les flottes du monde ; mais ce formidable appareil ne doit pas compter sur le concours des soldats chinois. C’est à l’aspect menaçant des canons qu’est laissé le soin de mettre l’ennemi en déroute. Les mandarins n’ont voulu s’assurer ici qu’une victoire morale, et ils n’en ont jamais cherché d’autre pendant la guerre de 1840.

Ce fut un moment plein d’intérêt que celui où nous laissâmes cette imposante batterie derrière nous. La brise était fraîche ; mais, dans ce canal étroit, le vent ne pouvait soulever de bien grosses vagues. Sur les flots aplanis du Chou-kiang, la Bayonnaise volait sans roulis ni tangage, semblable à ces lutins des nuits qui courent sur l’herbe des prés sans la froisser. On eût dit que, lancée à toute vitesse vers la côte, l’imprudente corvette allait, de son beaupré, pourfendre la montagne ; pourtant, dès que le gouvernail avait tourné sur ses gonds, dès que l’écoute du foc avait relâché la toile captive, on voyait la docile carène s’élancer vers la rafale qui la courbait sous son souffle, se redresser pendant que les huniers dégonflés venaient se coller le long des mâts, puis bientôt, inclinée sur son autre flanc, raser les assises granitiques d’Anung-hoy et cingler plus rapide encore vers l’île au double sommet, dont la structure bizarre rappelle aux marins chinois l’apparence d’un tigre accroupi.

Jusqu’alors, notre navigation avait été facile ; mais il nous restait vingt-cinq milles à parcourir pour gagner le mouillage de Wampoa. Les rives du Chou-kiang, rapprochées l’une de l’autre par d’incessantes alluvions, avaient changé d’aspect. Ce n’était plus que dans le lointain qu’on apercevait les coteaux couronnés de quelques bouquets d’arbres, et qu’on voyait les vallons cultivés serpenter entre les plis de la montagne. Autour de nous s’étendaient de vastes rizières déjà couvertes d’une verdure naissante et bordées d’un long rideau de li-tchis ou de bananiers. Le canal, rétréci par ces empiétemens d’une infatigable culture, était en outre obstrué par des bancs nombreux. De l’île du Tigre à Wampoa, il présentait deux barres que la Bayonnaise ne pouvait franchir qu’au moment de la haute mer. Le pilote chinois que nous avions pris à Macao s’était adjoint, en passant devant Anung-hoy, un second pilote habitué à la navigation du cours supérieur du fleuve. De petits bateaux, montés par un seul homme et mouillés de chaque côté du chenal, nous indiquaient la limite où devaient s’arrêter nos bordées. Ces pilotes chinois sont si habiles, leurs précautions sont si bien prises, que, malgré la quantité considérable de navires qui, depuis deux siècles, remontent ou descendent la rivière, on ne cite qu’un seul naufrage dans le Chou-kiang, celui d’un vaisseau de la compagnie des Indes, qui se perdit sur une roche à l’entrée du canal de Wampoa. Ce fut donc sans avoir une seule fois labouré le fond qu’après trente heures de louvoyage et plus de soixante viremens de bord, nous laissâmes enfin tomber l’ancre près de l’île Danoise, île montueuse et élevée qui sépare du canal de Wampoa et de la rivière des Jonques le bras méridional du Chou-kiang.

Dans les îles de la Malaisie, les teintes riches et variées, les lignes hardies du paysage captivent seules-et absorbent l’attention. Sur les côtes de Chine, ce n’est plus la nature libre et fière, mais l’activité humaine que le voyageur admire. Trois cents navires européens visitent annuellement le mouillage de Wampoa. Autour de ces navires s’agite sur le fleuve et sur les deux rives tout un peuple qui ne vit que du superflu des barbares. Des milliers d’embarcations circulent dans les canaux qu’on voit de tous côtés se perdre dans les terres. Le mouillage de Wampoa est la rade de Canton, et Canton est demeuré, malgré l’ouverture des ports du nord, le principal entrepôt du commerce extérieur de la Chine. Le mouvement des échanges s’y élève chaque année, sans compter le trafic illicite de l’opium, à plus de 140 millions de francs. Les navires anglais occupent ordinairement l’entrée du canal et viennent mouiller près de l’île Danoise. C’est là qu’au milieu des nombreux clippers, on aperçoit souvent ces larges country-ships de Bombay, qui, par leur tonnage, par l’élévation de leur batterie et de leur mâture, n’eussent point déparé les flottes marchandes que la compagnie des Indes expédiait autrefois dans les mers de l’extrême Orient. Plus à l’ouest, et non loin du village de Wampoa, les rivaux déjà redoutables du commerce britannique font flotter le pavillon étoile des États-Unis. Le Samuel Russell, l’Aigle, le Sea-Witch, offrent aux regards curieux du marin leurs coques longues, effilées, aux coutures imperceptibles, noires et brillantes comme un plateau de laque. Les Américains ne consacrent encore que soixante navires au commerce de la Chine, ils ne transportent des rivages du Céleste Empire dans les ports de l’Union qu’une valeur de 50 millions de francs; mais l’avenir est à eux, et toutes leurs opérations révèlent l’admirable confiance qui fait la force de cette race entreprenante. C’est en face du mouillage des navires américains que s’est établi le naissant arsenal de Wampoa. De nombreux bâtimens y trouvent déjà, pour réparer leurs avaries, plus de facilités qu’ils n’en rencontreraient à Macao ou à Hong-kong. Le Chinois ne connaît point d’obstacles, dès que l’appât du gain a stimulé son industrie. S’il faut des bassins pour recevoir les carènes ébranlées par la tempête, il creusera des bassins dans l’argile de la rive. Une vase compacte servira de porte à ce dock improvisé, dans lequel le Léviathan européen a pu s’introduire à l’aide de la marée montante. Dès que les réparations seront achevées, le grossier barrage, attaqué par la pioche, disparaîtra comme par enchantement, et le navire, soulevé de nouveau par la marée, viendra reprendre son poste au milieu du fleuve.

Malgré l’intérêt que le spectacle de cette activité devait nous inspirer, Wampoa était trop près de Canton pour que notre impatience nous permît de nous y arrêter long-temps. Aussi, dès le lendemain de notre arrivée, nous empressâmes-nous de monter à bord du Firefly, véritable mouche à feu, microscopique steamer qui faisait alors deux voyages par jour entre Wampoa et Canton. Pendant que nous remontions rapidement la rivière des Jonques, nos yeux ne cessaient de se porter d’une rive à l’autre et de contempler ces verdoyantes rizières qui s’étageaient sur le penchant des coteaux, ces villages qui n’apparaissaient qu’à la dérobée entre les haies de bambous, ces temples à demi cachés sous les vastes rameaux du figuier des Banyans, ces tours qui dressaient dans le lointain leurs toits superposés et leurs galeries polygonales. Tout indiquait déjà l’approche d’une grande ville, d’un centre important de population. C’est ainsi que nous atteignîmes le barrage jeté, pendant la guerre de 1840, à l’issue de la rivière des Jonques. A peine eûmes-nous dépassé cette barrière impuissante et les forts si souvent humiliés qui la défendent, que les mâts rouges des mandarins, les premières maisons des faubourgs bâties sur pilotis et suspendues pour ainsi dire au-dessus du fleuve, les massifs escadrons des jonques rangées côte à côte, les blanches bannières agitées par la brise, le flot toujours grossissant des tankas, vinrent nous apprendre que nous touchions au port. Canton, en effet, ne tarda point à se montrer à nos regards, non plus enfoui au sein des lourdes murailles qui, enveloppant la cité tartare, ne nous avaient laissé apercevoir que les arêtes des toits entassés, non plus rampant dans la fange sur les bords souvent inondés du Chou-kiang, mais tel que nous l’avions rêvé, tel que les artistes chinois aiment à représenter la Venise du Céleste Empire : — dans le fond, les imposans édifices des factoreries européennes, les mâts de pavillon des consuls, et les couleurs fièrement déployées de l’Angleterre, du Danemark et des États-Unis; — sur le premier plan, la ville des cent mille bateaux, la ville flottante, avec ses avenues de palais aux façades dorées, aux verts et délicats treillages, avec ses longues rues de chaumières aux lambris de sapin et aux toits de bambou; pittoresque quartier, éblouissant de couleurs, étourdissant de mouvement et de bruit, fantastique comme un conte arabe ou comme une décoration d’opéra. De ce vaste faubourg symétriquement aligné sur ses ancres, chaque jour, aux premiers rayons du soleil, s’échappe un peuple immense qui va jeter ses filets dans le fleuve ou cultiver les riches campagnes de la plaine. Chaque soir aussi de discrètes gondoles viennent errer autour des palais mal famés qu’illuminent les lanternes de papier et les globes de soie, semblables aux abeilles qui, dans les beaux jours du printemps, bourdonnent autour des buissons en fleurs, plus semblables encore aux nocturnes phalènes qu’attirent la funeste clarté et l’éclat vacillant des lampes.

Notre steamer cependant s’est frayé un passage à travers les tankas qui encombrent les abords du quai. De la proue, il écarte les plus opiniâtres, et vient enfin déposer ses passagers à l’entrée du vaste square, planté d’arbres, au milieu duquel est arboré le pavillon des États-Unis. Le consul américain, M. Paul Forbes, nous attendait près du débarcadère. Nous connaissions depuis quelques jours à peine ce consul étranger : aucun de nous pourtant n’eût voulu refuser la gracieuse hospitalité qu’il nous avait offerte. Il y avait une telle cordialité empreinte sur sa loyale physionomie, une sympathie si vraie, si naturelle dans son regard, qu’on se sentait invinciblement entraîné par cette bienveillante confiance qui, dès le premier jour, se livrait tout entière. Fier de son pays, plein de foi dans les grandes destinées réservées aux états de l’Union, portant dans son amour et dans ses convictions patriotiques l’énergie et l’enthousiasme exalté d’une croyance religieuse, M. Forbes ignorait ces mesquines passions qui divisent trop souvent au-delà des mers les exilés européens. Il aimait dans la France l’antique foyer des sciences et de la littérature, la grande patrie intellectuelle, commune à tous les cœurs généreux, chère à tous les esprits délicats. Que de fois nous l’avons entendu associer dans ses espérances, chimériques peut-être, mais toujours nobles et grandioses, notre patrie et la sienne, la vieille Gaule et la jeune Amérique! Bien des illusions se sont déjà évanouies depuis cette époque; bien des rêves complaisamment caressés oseraient à peine se produire aujourd’hui. Ce qui est resté ineffaçable, ce qui a survécu aux illusions et aux rêves, c’est le souvenir d’une amitié vraie et sûre, c’est la mémoire d’un dévouement sympathique et désintéressé, c’est la gratitude profonde pour les services rendus.

Les Chinois ne se sont jamais montrés prodigues envers les étrangers; mais c’est surtout à Canton que leur politique circonspecte leur commandait de mesurer d’une main avare l’espace accordé aux commerçans européens. Neuf ou dix hectares d’un sol marécageux, qu’il a fallu consolider à grands frais, supportent les magasins voûtés et les larges façades à deux étages des factoreries. Ces édifices, construits en granit et en briques, sont divisés en treize groupes distincts par des rues transversales. Deux de ces rues, perpendiculaires au cours du fleuve, Old-China-Street et New-China-Street, sont occupées par des boutiques chinoises. C’est là que se trouvent rassemblés les boites et les plateaux de laque, les porcelaines, les bronzes, les ivoires sculptés, les mille objets d’un prix infini ou d’un bon marché fabuleux sortis des mains industrieuses des ouvriers cantonnais; c’est là que nous avions hâte d’aller échanger contre de curieuses futilités les dollars poinçonnés que nous avions apportés de Macao. Nous prîmes à peine le temps de jeter un coup d’œil sur les chambres que nous avait destinées M. Forbes, et, tournant sur la droite, nous sortîmes du jardin américain pour entrer dans Old-China-Street.

On nous avait assuré que le moment de notre arrivée servirait merveilleusement nos projets d’acquisition. L’approche de l’année nouvelle devait rendre les marchands chinois plus accommodans, et prêter, disait-on, un charme irrésistible au tintement argentin de nos dollars. Une loi formelle oblige en effet les sujets du Céleste Empire à balancer leurs comptes et à terminer leurs affaires avant que la lune de janvier ait montré son premier croissant à l’horizon. Cependant, lorsqu’après deux ans et demi de station, nous eûmes appris à mieux connaître ces marchands rusés et lymphatiques, dont aucun délai n’épuise la patience, nous comprîmes qu’un Chinois peut au besoin comprimer l’élan de sa cupidité. Quand bien même, débiteur insolvable, il verrait le bambou du tché-s-hien levé sur ses épaules, quand bien même le pétillement de tous les pétards de Physic-Street viendrait lui annoncer que ses heureux voisins sont libres et n’ont plus qu’à se réjouir, il ne laissera pas ses prix fléchir d’un sapec, si un imprudent enthousiasme lui a fait entrevoir le succès probable de ses prétentions; mais nous étions en Chine de nouveaux débarqués, et nous devions acquitter l’inévitable tribut auquel nous condamnait notre inexpérience.

Entre tous ces marchands, celui qui captiva le mieux notre confiance et dont la boutique se vit assaillie par les plus nombreux chalands fut le vénérable Sao-qua, vieillard au chef branlant, à la queue grisonnante, chaudement enveloppé dans la longue robe ouatée qui venait se croiser sur sa poitrine. Son habile étalage mettait chaque objet en lumière, et faisait valoir l’un par l’autre tous ces vases précieux montés sur des trépieds de bois aux délicates ciselures, dont les branches pressaient de leurs gracieuses efflorescences un bronze contemporain des Ming, une amphore de Nan-king, une coupe en corne de rhinocéros chargée de pampres et d’oiseaux, un cornet d’ébène incrusté de nacre, une pierre de jade admirablement travaillée. Il n’est pas nécessaire de savoir parler le dialecte mandarin ou le patois de Canton pour se faire entendre des marchands de China-Street. Il suffit de posséder une légère connaissance de la langue anglaise. L’anglais est devenu la langue commerciale de l’extrême Orient, non pas, gardez-vous de le croire, cet âpre et rude idiome qui s’échappe en sifflant des gosiers britanniques, mais l’anglais adouci, amendé, aux faciles syllabes, aux molles désinences, véritable fruit exotique greffé sur un sauvageon. Les Chinois emploient sans effort ce doux parler créole. cet italien de souche portugaise et saxonne. On dirait, en vérité, qu’ils prennent plaisir à laisser tomber de leurs lèvres ce flot de liquides voyelles, et à se reposer ainsi de la fatigante psalmodie de leur propre langage. Expressif et concis comme-un hiéroglyphe, excellant à condenser les pensées, à débarrasser la phrase des particules oisives, l’anglo-chinois est une langue qui a déjà ses règles et son dictionnaire, qui aura peut-être un jour sa littérature[4]. Le digne Sao-qua connaissait toutes les ressources de cet insinuant idiome. Il ne pouvait donc manquer de nous fasciner par son éloquence. Il avait cru devoir accepter l’honorable surnom de Talkee-true, homme vrai, que les Anglais avaient décerné, disait-il, à sa vieille loyauté et à sa farouche franchise. Avec quel abandon, avec quelle familiarité câline le vieux fumeur d’opium penchait sa face jaune et amaigrie sur l’épaule de l’acheteur hésitant, mais tenté, et lui disait de cet air qui n’appartient qu’au marchand qui se sacrifie : You ale my friend, — me talkee-true, — foty tolla. Vous êtes mon ami, — je suis l’homme vrai, — quarante dollars!

Les soieries fabriquées dans le Kiang-nan et chargées de broderies dans les faubourgs de Canton, les boîtes de laque toutes couvertes de ces figurines dorées qu’il faut admirer à la loupe, ne nous exposèrent pas à de moins dangereuses séductions que les porcelaines et les bronzes d’Old-China-Street. L’atelier de Lam-qua fit aussi passer sous nos yeux ses peintures à la gouache, dont l’éclat velouté semble avoir été ravi à l’aile des papillons. Il nous fallut plus d’une heure pour choisir et rassembler dans le même album des dieux brandissant la foudre, des guerriers vidant leurs carquois, des damnés subissant les affreux supplices de l’enfer bouddhique, des mandarins assis sur leurs chaises curules, des nymphes qui, semblables aux fabuleux oiseaux de paradis, n’ont point de pieds pour se poser sur la terre et se balancent doucement dans l’espace. Nous nous arrêtâmes enfin quand nos bourses furent vides; mais, avant de prendre congé des marchands de China-Street, c’est ici le lieu de leur rendre une tardive justice. Non moins adroit, non moins souple que le Juif du Levant, quand il s’agit de se défaire de sa marchandise, le marchand chinois, dès que le marché est conclu, se montre aussi probe, aussi scrupuleux que le plus respectable Osmanli de Constantinople. On peut se reposer complètement sur lui du soin d’emballer les objets achetés^, le payer sans crainte à l’avance, ou lui remettre un billet pour le comprador de M. Foxi (M. Forbes).

Old-China-Street et New-China-Street sont des rues larges, régulières, pavées de grandes dalles de granit et bordées de chaque côté de boutiques à un seul étage : ces rues ne sont guère fréquentées que par les Européens. Aussi, à les voir silencieuses et presque désertes, on ne soupçonnerait point la foule immense qui s’agite à quelques pas de ce quartier paisible, le rapide courant d’hommes et de marchandises qui traverse Physic-Street. Cette longue rue, voie étroite et tortueuse au milieu de laquelle circule sans cesse une multitude affairée, serpente de l’est à l’ouest, entre le terrain des factoreries et les îles confuses du faubourg occidental. C’est dans Physic-Street qu’un luxe ingénieux rassemble les oranges mandarines à la peau flasque et cramoisie, les pamplemousses d’Amoy dont le burin a découpé l’écorce, à côté des poires du Shan-tong et des jujubes du Pe-tche-li; c’est là que de larges cuves contiennent les poissons encore vivans du Chou-kiang, et que les paniers de rotin enferment les chiens fauves destinés à la table des Lucullus de Canton. Là aussi des canards fumés et aplatis, comme si on les avait passés au pressoir, des épaules de chats enfilées en chapelets, des grappes de rats desséchés se montrent appendus à la devanture des boutiques auprès des quartiers de bœuf et de mouton, auprès de ces cochons engraissés comme des poussahs, dont les reins paraissent avoir fléchi sous un coup de bâton et dont le ventre traîne souvent jusqu’à terre. Quel mouvement, quel pêle-mêle dans cette rue, la plus bruyante des rues de Canton! Craignez, si vous vous aventurez sans guide au sein de ce maëlstroom, d’être emporté par la foule au milieu d’un labyrinthe de rues si uniformes, si semblables entre elles avec les enseignes verticales dont chaque boutique est flanquée, que le fil d’Ariane ou la rencontre heureuse de quelque honnête mandarin pourrait seule vous rouvrir le chemin des factoreries.

Jamais une femme chinoise ne se montre à pied dans Physic-Street; jamais le bouton des mandarins n’apparaît au milieu de cette cohue. Les femmes aux petits pieds et les mandarins ont leurs chaises et leurs porteurs, quoique ce ne soient pas les seuls habitans qui usent de cet aristocratique véhicule. Il n’est si pauvre bachelier qui ne monte parfois dans son équipage au siège de bambou et aux stores de rotin : vous verrez alors l’humble sieou-tsai courbé au fond de cette cage étroite, emporté par deux vigoureux coulis, fendre la foule comme un grand seigneur et tout renverser sur son passage. Le droit de malmener ainsi les passans n’est pas à Canton un privilège. Ce droit appartient aux puissans dignitaires que précède le hideux vacarme de leurs bourreaux et de leurs licteurs; il appartient aussi à ces portefaix au torse nu qui soutiennent de leurs deux bras ramenés en arrière un bâton plat appuyé sur leurs larges épaules, — levier flexible aux extrémités duquel pendent également balancées les vastes corbeilles remplies de légumes ou les viviers ambulans promenés dans tous les quartiers de la ville. Point de querelles cependant, point de luttes entre ces hommes qui se poussent, se pressent et se heurtent : la patience est le trait le plus saillant du caractère chinois. Un riche marchand demeurera paisiblement assis d’son comptoir, pendant que, dans sa boutique, sous sa maigre moustache, un mendiant importun viendra frapper l’un contre l’autre deux morceaux de bambou et lui déchirera le tympan par le plus épouvantable charivari. Il se laissera ainsi assourdir au milieu des comptes qui absorbent son attention, au milieu du marché le plus intéressant et le plus débattu, sans qu’il lui échappe un geste de violence ou un signe d’emportement. Parfois il se délivre de cette persécution par le sacrifice de quelques sapecs: mais plus souvent encore nous avons vu le flegme de l’assiégé lasser la crécelle de l’assiégeant, et l’aveugle vaincu aller chercher, du bout de la mince baguette qui lui sert à diriger ses pas, le seuil d’une boutique moins inhospitalière.

Des calculs basés sur la consommation journalière du riz dans la capitale du Kouang-tong ont porté à douze cent mille âmes la population de cette cité industrieuse. La ville flottante renferme à elle seule, assure-t-on, trois cent mille habitans; neuf cent mille vivent sur la terre ferme. Une muraille crénelée, haute de huit ou dix mètres, enveloppe l’espace qu’occupèrent autrefois les Tartares-Mantchoux, lorsque, après onze mois de siège, ils s’emparèrent, le 24 novembre 1650. de cette place forte, la dernière qui subit leur joug. C’est dans cette ville intérieure que résident le vice-roi et les autorités de la province; c’est aussi à l’abri de cette enceinte que se retire chaque soir la portion la plus riche et la plus respectable de la population. Les marchands de Canton n’habitent leurs boutiques que pendant le jour; la nuit venue, ils s’empressent de regagner, les uns dans la ville fermée, les autres dans les faubourgs, les demeures plus commodes et plus vastes où les attendent les joies de la famille et le repos si bien dû à leurs laborieuses journées. En dépit du traité de Nan-king et des réclamations de sir Henry Pottinger, l’accès de la ville intérieure n’avait point cessé de demeurer interdit aux barbares. Une nouvelle convention, seul résultat de l’expédition de sir John Davis en 1847, avait ajourné la solution de cette question délicate au 6 avril 1849. Il nous fallut donc renoncer à visiter la cité tartare, mais nous voulûmes du moins faire le tour de cette ville qui refusait de nous ouvrir ses portes. Partis des factoreries au point du jour, sous la conduite d’un missionnaire américain que son zèle méthodiste avait habitué à ces courses aventureuses, nous traversâmes rapidement le faubourg occidental. tournâmes vers l’est pour franchir les arides coteaux qu’ont envahis, au nord de la ville, d’innombrables sépultures, et, sortis sans encombre de ce champ des morts, nous gravîmes la colline sur laquelle sir Hugh Gough, le 24 mai 1841, avait établi son quartier-général. De ce point culminant, nous découvrions le lointain horizon des montagnes, les vertes vallées aux plans indéfinis, les nombreux embranchemens du fleuve et les joyeux hameaux dispersés dans la plaine. A notre droite s’étendait le champ de manœuvre consacré au tir de l’arc et de l’arquebuse; à gauche, les fertiles jardins que borne la rivière. On voyait les voiles jaunes glisser au milieu des prairies, les robustes coulis se hâter le long des sentiers, les tigres du Céleste Empire se promener, la pique sur l’épaule, devant la porte de l’éternel repos. C’était un panorama plein de vie et d’étrangeté; mais la ville tartare, protégée par sa haute ceinture, ne nous laissa voir que les échafaudages à la cime desquels s’établissent les guetteurs de nuit et l’espèce d’acropole que domine de son gracieux clocher la pagode aux cinq étages. Notre guide s’empressa de nous arracher aux charmes de ce spectacle. Il avait remarqué, disait-il, que les Chinois n’inquiétaient jamais un voyageur en marche, mais s’attroupaient facilement autour du promeneur indécis qui s’arrêtait sur la route. Ahasvérus eût pu, suivant lui, traverser avec impunité la Chine entière. Il nous fallut donc reprendre notre course haletante, et regagner les factoreries en passant au milieu du faubourg qui s’appuie à la face méridionale de l’enceinte.

Le vice-roi qui réside à Canton gouverne les deux provinces du Kouang-si et du Kouang-tong; il étend sa juridiction sur quatre cent sept mille kilomètres carrés, — les quatre cinquièmes de la surface de la France, — et se trouve investi de la direction suprême de vingt-sept millions d’ames. La Chine renferme ainsi neuf royaumes distincts, séparés de la ville impériale par d’énormes distances que la difficulté des communications rend plus considérables encore. Canton, situé à deux mille kilomètres environ, à trente jours de route de Pe-king, est, comme la capitale du Su-tchuen, comme celle du Kiang-nan, comme celles des dix-huit autres provinces groupées deux à deux sous le gouvernement d’un vice-roi, le siège d’une administration qui n’a besoin de recourir qu’en de rares occurrences à la source d’où émane en Chine toute autorité. Malgré cette complète délégation de pouvoirs, le fils du ciel n’a jamais vu les grands dignitaires de l’empire lever l’étendard de la révolte et affecter le rôle si souvent usurpé par les pachas musulmans. Le servilisme général des esprits, le dévouement pusillanime des mandarins, ont dû contribuer à éteindre ces ambitions viriles et ces pensées de rébellion; mais le mécanisme du gouvernement est aussi fait pour les prévenir. Les mandarins ne sont jamais employés dans la province qui les a vus naître, et ils exercent rarement leurs fonctions plus de trois années. Le pouvoir est en outre partagé entre plusieurs officiers indépendans les uns des autres, dont le concours est nécessaire pour tous les actes importans, et qui doivent déférer au jugement de la cour les affaires sur lesquelles ils n’ont pu s’accorder. Ainsi, à côté du vice-roi, entouré de tout l’éclat de l’autorité suprême, fastueux fonctionnaire dont le traitement annuel est de 120,000 francs, vient se placer le lieutenant-gouverneur, le fou-yuen, dont la juridiction n’embrasse qu’une seule province, mais qui ne subit en aucune façon le contrôle du gouverneur-général. Ce dernier ne peut, sans l’aveu du fou-yuen, appliquer le wang-ming, ce droit de vie et de mort en vertu duquel, dans les cas urgens, un criminel est immédiatement exécuté, sans qu’il soit besoin de demander à Pe-king la confirmation de la sentence. Le commandement de la force armée est confié à un général tartare qui répond seul de la défense de la ville. L’administration des finances appartient au directeur-général des douanes, au receveur-général des contributions et au surintendant-général des salines; celle de la justice est réservée au Juge criminel, qui n’est assisté des autres autorités de la province que lorsqu’il s’agit de prononcer la peine capitale. Tel est le personnel auquel est dévolue la haute administration de la vice-royauté et de la province. Sous le contrôle de ces grands fonctionnaires s’exerce le gouvernement du département et du district. Le département est placé sous les ordres d’un magistrat civil qui remplit, avec des attributions plus étendues, des fonctions analogues à celles de nos préfets. Chaque district a son sous-préfet, revêtu, comme le magistrat du département, de pouvoirs à la fois administratifs et judiciaires. Le département de Kouang-tcheou, dont Canton fait partie, est divisé en quatorze districts, et la ville de Canton ressort des deux districts de Pouan-you et de Nan-haï. Les sous-préfets nomment dans chaque commune un maire chargé de la police et de la levée des impositions. Ces maires sont des agens très subalternes, qui portent rarement le bouton des lettrés, et que le sous-préfet soumet sans façon à la bastonnade. Dans les campagnes cependant, s’il y a quelques travaux publics à entreprendre ou une affaire grave à décider, ce sont eux qui président le conseil des anciens et qui dirigent les délibérations. L’administration chinoise est, on le voit, peu compliquée : quatorze mille mandarins civils suffisent à gouverner trois cent soixante-un millions d’ames; mais cette simplicité de ressorts, en accumulant d’immenses prérogatives sur la même tête, a dû entraîner à sa suite les inconvéniens inhérens aux administrations despotiques, — la vénalité de la justice et les plus odieuses exactions dans la perception des impôts. Les tribunaux mettent pour ainsi dire à l’encan la sentence qui condamne ou celle qui absout. Les Chinois sont soumis au paiement d’une taxe personnelle imposée à chaque habitant en proportion de son revenu, depuis rage de vingt ans jusqu’à celui de soixante; ils doivent en outre acquitter une contribution foncière prélevée sur les produits du sol, et fixée au dixième, au vingtième, au trentième de la récolte, suivant la qualité de la terre. Ces impôts modérés sont presque toujours doublés ou triplés par la cupidité des mandarins.

Le peuple chinois ne cherche point en général dans l’insurrection un remède à ses maux. Son naturel pacifique s’oppose à ces levées de boucliers. De tout temps cependant la Chine méridionale s’est montrée moins disposée que les autres provinces à se soumettre aux vexations des autorités. Le Kouang-si et le Kouang-tong sont le grand embarras de la dynastie mantchoue. C’est surtout dans les nombreux villages dissémines autour de Canton qu’on a vu plus d’une fois les résistances municipales triompher de la puissance des mandarins. Pendant la guerre de l’opium, les habitans de ces villages osèrent prendre les armes, et les apparences de succès qu’ils obtinrent alors sur les troupes anglaises ont contribué à augmenter leur orgueil et leur turbulence. C’est au moment où les troupes tartares avaient été contraintes de se renfermer dans la ville, au moment où une partie de la rançon de Canton était déjà embarquée à bord des navires anglais, que les braves, formés en masses menaçantes, vinrent planter leurs étendards en face des hauteurs qu’occupait sir Hugh Gough. Il suffit d’une charge vigoureuse pour disperser ces bandes irrégulières, que quelques compagnies poursuivirent de village en village; mais un affreux orage succéda, vers le coucher du soleil, à la température accablante de la journée, et vint changer la face des choses. Les Anglais n’avaient que des fusils à pierre, et la pluie avait rendu ces armes complètement inutiles. Sir Hugh Gough dut songer à se replier vers ses positions. Les Chinois se rallièrent et suivirent la colonne anglaise dans son mouvement de retraite. On vit ces levées populaires déployer alors une audace qu’on n’était guère en droit de leur supposer. Plus d’une fois, lorsque la colonne était obligée de rompre ses rangs pour passer un ruisseau ou pour défiler à travers les rues étroites d’un village, les soldats anglais eurent à soutenir des combats corps à corps. Au milieu de l’épais brouillard qui couvrait la campagne, une compagnie de cipayes se sépara du gros de la colonne et fut obligée de se former en carré pour ne pas être entamée par l’ennemi. L’obscurité était déjà complète, la tempête redoublait de violence : ce faible détachement ne pouvait opposer aux nombreux assaillans qui le harcelaient que les baïonnettes de ses fusils. Les Chinois avaient réussi à traîner sur une éminence très rapprochée une petite pièce d’artillerie dont l’effet eût été terrible sur ce carré immobile. Les cipayes se croyaient perdus, quand heureusement deux compagnies de soldats de marine, armés de fusils à percussion, vinrent les dégager. Le surlendemain, les Anglais évacuaient les hauteurs de Canton, et les braves étaient libres d’attribuer à la terreur qu’inspirait leur courage la retraite précipitée des barbares. Des placards affichés jusque sur les murs des factoreries ont souvent mentionné ce prétendu triomphe; les proclamations adressées à la population des campagnes Tout plus d’une fois rappelé avec orgueil, et il eût fallu une plus terrible leçon que celle du 3 avril 1847 pour en effacer le souvenir. On comprendra facilement combien cette confiance présomptueuse devait enhardir l’animosité du peuple de Canton et rendre plus difficile encore la tâche pacifique qu’avait acceptée le vice-roi Ki-ing. Ce malheureux vice-roi, assailli de mille réclamations par le gouverneur de Hong-kong, ne pouvait y faire droit qu’aux dépens de sa popularité. Chacune des concessions que lui arrachait le désir d’éviter une nouvelle collision irritait et soulevait contre lui les passions de cette populace qui haïssait plus les barbares qu’elle ne les redoutait.

Depuis notre arrivée à Macao, nous n’avions pu étendre nos observations au-delà des classes inférieures de la société chinoise; le jour était enfin venu où nous allions nous trouver en présence du gouverneur-général de Canton, l’homme d’état le plus éminent du Céleste Empire. Ki-ing n’aurait pu se permettre de recevoir dans son palais, situé au milieu de la cité tartare, l’envoyé d’une puissance étrangère. Le mandarin Potin-qua, fils d’un marchand qu’avait enrichi le fructueux commerce des hanistes, mit à sa disposition pour cette entrevue la maison de campagne qu’il possédait sur les bords du fleuve, et ce fut vers cette villa chinoise, qui déjà dans une occasion semblable avait reçu M. de Lagrené, que la marée montante emporta, le 19 janvier, dès huit heures du matin, la nouvelle légation de France et les officiers de la Bayonnaise. Le bateau-mandarin à bord duquel nous nous étions embarqués près du quai des factoreries nous eût conduits sans fatigue jusqu’aux sources du Chou-kiang. Ce bateau de plaisance portait sur sa large plate-forme un vaste édifice, aux cloisons capricieusement découpées, dont l’intérieur était partagé en deux salons ornés de délicates incrustations de rotin et d’ivoire. Circulant sur les bords extérieurs de la plate-forme, l’équipage, armé de longues perches, maintenait au milieu du fleuve ou dirigeait d’une rive à l’autre la lourde nef, qui dérivait entraînée par le courant. Au bout d’une heure, notre bateau s’engageait dans un canal creusé à travers les alluvions récentes de la rive gauche et nous déposait à l’entrée du parc de Po-tin-qua. Débarqués sur la berge vaseuse du canal, nous pénétrâmes dans un de ces jardins aimés des Chinois où, au-dessus des flaques d’eau verdâtres, serpentent les ponts aux lignes brisées qui unissent, par un double rang d’arcades, des îlots factices et des collines en miniature. Le ciel était gris et sombre; les arbres du parc se montraient pour la plupart dépouillés de leur feuillage; les intempéries de plusieurs hivers avaient effacé depuis long-temps les brillantes couleurs dont on pouvait apercevoir encore la trace sur les galeries vermoulues des ponts et sur la façade fanée du pavillon dans lequel nous attendait le vice-roi Ki-ing. Ce kiosque aux corniches retroussées, aux moulures bizarres, s’élevait, soutenu par huit piliers de granit, du sein d’un étang fétide, dont les eaux dormaient appesanties sous les larges feuilles des nénuphars. Il y avait je ne sais quelle apparence de déclin et de vétusté répandue sur tout ce paysage qui suffisait pour en détruire le charme et pour lui imprimer un cachet de maussade tristesse.

Le vice-roi nous reçut avec toutes les démonstrations empressées de la politesse chinoise, démonstrations imitées à l’envi par les nombreux mandarins dont le gouverneur-général de Canton était entouré. Il y a loin de la familiarité obséquieuse, de la curiosité impertinente dont les fonctionnaires chinois firent preuve dans cette entrevue, à la dignité naturelle, à la réserve si pleine de convenance et de bon goût qu’on rencontre d’ordinaire chez les officiers turcs. On a peine à prendre au sérieux ces hommes d’état qui jouent avec les revers de votre habit, en étudient les paremens brodés et ne voient dans les lettres de créance d’un ambassadeur qu’un parchemin curieusement illustré qu’il faut se hâter de soumettre à l’examen de tous ces familiers de bas étage qui assistent en Chine aux conférences les plus secrètes. Ki-ing, aussi peu sérieux, il faut en convenir, aussi peu grave dans ses allures que les mandarins subalternes qui s’empressaient auprès de ses hôtes, devait avoir alors environ soixante ans. Sa taille droite, sa démarche assurée, semblaient lui promettre une verte vieillesse, et sous les plis efféminés de sa longue robe chinoise on pouvait encore deviner l’intrépide Tartare qui avait plus d’une fois percé de son épieu les tigres ou les ours dans les forêts de la Mantchourie. La physionomie du vice-roi ne répondait point d’ailleurs à notre attente. On y pouvait reconnaître un caractère général de simplicité et de bienveillance; mais il eût été difficile d’y trouver l’expression d’une intelligence supérieure et de lire sur ce front peu développé, dans ce regard terne et indifférent, l’habileté politique dont Ki-ing avait donné tant de preuves pendant les négociations de 1842 et au milieu des complications qui avaient suivi le traité de Nan-king. Membre de la famille impériale, Ki-ing avait dû cependant, comme le plus humble des Chinois, conquérir par son mérite personnel le rang élevé qu’il occupait dans l’empire. Les emplois publics sont rarement dévolus en Chine aux parens de l’empereur. La plupart de ces princes, dont le nombre s’est considérablement accru depuis deux siècles, végètent dans l’oisiveté, souvent dans la misère, et n’ont d’autres ressources que la faible pension qui leur est accordée. Le despotisme courbe toutes les têtes sous le même niveau. Chacun, en Chine comme en Turquie, est le fils de ses œuvres et de la faveur impériale. Le mot de parvenu ne serait point compris des Chinois. Il existe, il est vrai, dans le Céleste Empire des titres de noblesse héréditaires qui, baissant d’un degré à chaque génération, ne sont complètement éteints qu’à la cinquième ; mais ces titres ne confèrent aucun privilège. Ils n’ont de valeur qu’autant que le souverain en confirme le lustre par une nouvelle investiture. Les membres de la famille impériale, les nobles chinois ont aussi peu d’influence sur les affaires de l’état que les riches particuliers qui obtiennent, par leurs libéralités envers le trésor public, le bouton et le rang de mandarin. Parmi les grands officiers de l’empire, il en est peu qui puissent se vanter d’une illustre origine. Le conseiller intime du vice-roi, le mandarin à l’influence duquel la rumeur publique attribuait en partie l’habileté diplomatique de Ki-ing, Houan, était né dans le Shan-tong de parens obscurs. Parvenu au rang de mandarin du second ordre, membre du collège impérial des Han-lin, il s’était vu accusé par ses ennemis de malversation et de partialité vénale dans les examens qu’il était chargé de présider. Une sentence rigoureuse l’avait précipité du faîte des honneurs au bas de l’échelle officielle. Avec cette patience résignée dont les Orientaux ont seuls le secret, Houan était occupé, quand il nous fut présenté par le vice-roi, à gravir de nouveau les nombreux degrés qu’il avait si brusquement descendus. Le bouton bleu décorait déjà son bonnet de feutre encore veuf de la plume de paon. On eût pu remarquer toutefois une certaine teinte de mélancolie empreinte sur ce front intelligent qui semblait garder la trace de la foudre impériale. Au milieu des figures basses et serviles qui entouraient le vice-roi, le regard expressif, la physionomie noble et régulière du conseiller intime inspiraient une sympathie si invincible, que chacun de nous se fût senti disposé à prendre parti pour le fonctionnaire dégradé contre ses accusateurs ou ses envieux. Ki-ing, il faut le dire à sa gloire, n’avait point abandonné son protégé dans sa disgrâce. À la confiance absolue qu’il ne craignait point de lui témoigner en public, on pouvait juger que le vice-roi protestait intérieurement contre un arrêt qui n’avait probablement frappé dans la personne de Houan qu’un des champions de cette cause modérée dont on n’osait encore attaquer le chef.

Il n’y a point en Chine de conférence diplomatique sans banquet. Un dîner de trente couverts nous attendait dans une salle basse précédée d’un péristyle à colonnes et mal éclairée par les rayons obliques qui tombaient d’en haut sur une cour intérieure. Bien enveloppés de leurs chaudes pelisses, les mandarins défiaient la température humide et froide dont nous préservait très imparfaitement le maigre tissu de nos habits d’uniforme. Un dîner chinois n’est plus une nouveauté; mais c’est toujours une affreuse chose, on pourrait ajouter un affreux souvenir pour des estomacs européens. Le dessert seul eût pu trouver grâce à nos yeux, et c’est par le dessert que nous débutâmes. Deux longues rangées de pyramides, hautes à peine de trois ou quatre pouces et composées d’amandes, de sucreries, de fruits secs et de fruits confits, nous offrirent au moment où nous entrâmes dans la salle du festin un coup d’œil gracieux qui eût fait bondir de joie une réunion de bambins parisiens ou une assemblée de jeunes magots de la Chine. Après cet innocent service apparurent les réchauds d’étain chargés d’alimens inconnus, les plats de métal tout fumans des nauséabondes vapeurs de l’huile de ricin et de la graisse fondue; puis, devant chaque convive, les domestiques déposèrent bientôt des bols remplis jusqu’au bord d’œufs de faisan ou de pigeon, de boules gélatineuses, de lambeaux d’holothuries, de filamens blanchâtres craquant sous la dent comme des cordes à violon. Il fallait arroser ces sinistres mélanges de tasses de thé sans sucre ou de tasses de sam-chou, boisson tiède et empyreumatique obtenue par la distillation du riz. De prétendus vins de Champagne et quelques vins de Portugal ou d’Espagne circulaient au milieu de cet affreux pêle-mêle et ajoutaient leur poison européen à tous ces poisons indigènes. Puis, quand ce supplice gastronomique semblait achevé, quand chacun de nous avait reçu de Ki-ing, de Houan, de Po-tin-qua ou d’un autre convive quelque fragment emprunté par ces aimables épicuriens à leur propre assiette, quand nous avions tous, bon gré mal gré, fait honneur à ces offrandes habilement transportées au bout des bâtonnets, il nous fallut reconnaître que le véritable dîner n’était point encore commencé. Un gros de marmitons venait de se précipiter dans la salle chargé comme un régiment qui reviendrait de la maraude de porcs et de moutons rôtis, de poules, d’oies, de canards, d’une basse-cour entière passée au fil de la broche. Ce fut en notre présence que les écuyers tranchans, appuyant la paume de leur sale main sur ces chairs saignantes, découpèrent les minces tranches de viande qu’ils vinrent nous offrir. Heureux les estomacs de fer qui purent résister à tant d’épreuves ! heureux les cœurs qui ne se soulevèrent point de dégoût! Enfin le vice-roi eut pitié de ses hôtes; les bols de riz se montrèrent sur la table, et après cet hommage rendu à l’épi nourricier de la Chine, nous pûmes nous lever, rendant grâces au ciel de n’avoir pas succombé à notre premier dîner chinois. De tous les convives assis à ce banquet, celui qui fut le plus impitoyablement sacrifié, ce fut notre malheureux interprète, obligé de servir d’intermédiaire à toutes les plaisanteries, à toutes les questions, à toutes les prévenances qui se croisaient sans cesse d’un bout à l’autre de la table. Il n’y eut si mince mandarin qui, élevant des deux mains sa tasse pleine de sam-chou à la hauteur de sa bouche et imprimant à sa tête un balancement saccadé, ne se crût obligé de formuler un toast complimenteur à l’adresse de l’un d’entre nous. Le beau Houan, le représentant du ti-mié (de la fashion en Chine), se distingua surtout par son urbanité louangeuse. Il but, le flatteur, à la barbe vénérable d’un des officiers de la Bayonnaise et attribua modestement soixante-dix ans à un homme qui en avait à peine trente; mais Houan connaissait le cœur humain, et son sourire plein de finesse et d’intention semblait dire à son interlocuteur : « Vous devinez que je vous flatte, mais je suis sûr que vous me le pardonnez ! »

Au milieu de ces gracieux échanges, la confiance ne pouvait manquer de s’établir entre les enfans de la terre des fleurs et les aimables Fa-lan-ça-is; mais le jour baissait, et nous dûmes bientôt prendre congé du vice-roi. Les effusions qui nous avaient accueillis au moment de notre arrivée nous accompagnèrent jusqu’au bateau, à bord duquel le vice-roi voulut lui-même nous voir monter. Le jusant nous servit aussi bien que nous avait le matin secondés la marée montante, et, avant le coucher du soleil, nous avions regagné les factoreries.

L’envoi d’un agent diplomatique en Chine était une nouvelle sanction donnée par le gouvernement français au traité de M. de Lagrené. Aussi, dès cette première entrevue avec le ministre de France, les autorités de Canton durent-elles abandonner tout espoir de nous voir jamais laisser échapper ou s’amoindrir cette précieuse conquête. C’est toujours une tâche ingrate que d’être obligé de négocier avec les hommes d’état de l’Orient. Le génie même des langues orientales sert admirablement ces diplomates de naissance à envelopper dans les nuages d’une métaphore continue la pensée à laquelle ils refusent à dessein la netteté et la précision. Plus d’une fois la patience des envoyés européens s’est épuisée dans ces pourparlers stériles; mais dans cette occasion le ferme et noble langage que les mandarins entendirent dut les convaincre que, si la France voulait rester fidèle au traité négocié en son nom par M. de Lagrené et n’y apporter aucune modification, elle entendait aussi imposer à la Chine la stricte exécution de cet engagement. M. Forth-Rouen ne voulut point dissimuler au vice-roi la sensation profonde qu’avaient causée en Europe les promesses de tolérance religieuse qui avaient suivi le traité de Wampoa. Il sut lui laisser comprendre combien dans notre pensée ce grand intérêt dominait tous les autres, et combien il importait au maintien des bonnes relations qui n’avaient jamais cessé d’exister entre les deux empires que ces promesses ne fussent pas rendues illusoires par le zèle exagéré des autorités secondaires.

A prendre comme sérieuses les assurances réitérées du vice-roi et des mandarins qui l’entouraient, toute idée de persécution eût été à jamais abandonnée vis-à-vis des chrétiens de la Chine. En aucun lieu, la liberté de conscience n’eût été plus complète, plus absolue qu’au sein du Céleste Empire. Malheureusement, c’est en Chine surtout que les faits sont loin de répondre aux paroles. Les conquérans tartares qui règnent à Pe-king ne se sentent point assez affermis sur un trône que les sociétés secrètes ont failli renverser il n’y a guère plus d’un demi- siècle, pour voir avec indifférence grossir cette secte nouvelle dont les progrès leur semblent un danger pour leur couronne. Il existe toujours en Chine contre les chrétiens une persécution sourde, latente, qui n’attend que son heure pour éclater. Signalez aux mandarins de Canton les excès de pouvoir, les vexations journalières des autorités provinciales : ils trouveront pour échapper à vos représentations de faciles issues. Les Chinois arrêtés ne seront pas des chrétiens que l’on poursuit à cause de leurs croyances ou de leurs pratiques religieuses. Il n’y aura plus dans les prisons que des criminels, des voleurs ou des assassins livrés régulièrement aux tribunaux et que la protection étrangère ne saurait essayer de couvrir. La tolérance du gouvernement chinois à l’égard des chrétiens du Céleste Empire ne saurait donc être entretenue que par une surveillance de tous les instans. Les réclamations incessantes des agens français sont aussi nécessaires au succès de la cause évangélique en ce pays que le zèle intrépide de nos missionnaires. Si la politique qui décida la création d’un poste diplomatique à Canton avait besoin d’être défendue, il suffirait, pour justifier cette mesure, de mentionner les succès obtenus par M. Forth-Rouen pendant sa longue et honorable gestion et de montrer cette sécurité croissante dont les chrétiens des parties les plus reculées de la Chine, les néophytes du Su-tchuen et du Kouei-tcheou, furent redevables à ses persévérans efforts.


III.

Quelques jours après l’entrevue du ministre de France et du vice-roi de Canton, la Bayonnaise vint reprendre son poste sur la rade de Macao. Nous avions pu apprécier à Wampoa le mouvement du commerce régulier de la Chine; il nous restait à étudier ce commerce interlope qui occupe le premier rang dans les échanges du Céleste Empire. A quinze milles du fort de San-Francisco, près du coude que forme l’île Hiang-shan à l’embouchure du Chou-kiang, l’île de Cum-singmoun abrite un mouillage aussi sûr et plus vaste que le port intérieur de Macao. C’est là que la contrebande a fait élection de domicile. Chaque maison de commerce anglaise ou américaine entretient dans cette baie un dépôt flottant d’opium armé de canons et prêt à repousser par la force les visites des mandarins ou les attaques des pirates. L’île de Cum-sing-moun n’est pas, comme la péninsule de Macao ou l’île de Hong-kong, une possession officiellement européenne : une sorte de concession tacite l’abandonne complètement aux contrebandiers et aux barbares.

Partis de Macao sur le charmant cutter de M. Forbes, le Gipsy, nous atteignîmes en moins de deux heures la baie de Cum-sing-moun et vînmes demander l’hospitalité au receving ship du capitaine Endicott C’est à bord de ce dépôt flottant que nous pûmes comparer les diverses sortes d’opium que l’Inde expédie dans les ports de Chine. Les Chinois savent distinguer du premier coup d’œil le Malwa, le Patna, le Bénarès, et l’opium de qualité inférieure que produit la Turquie. Depuis plus d’un siècle, l’espèce de pavot d’où s’extrait cette funeste drogue est cultivée dans la province de Malwa. La compagnie des Indes, en respectant la liberté de cette culture, d’où les rajahs tributaires tirent en grande partie leurs revenus, en a frappé les produits de droits énormes. Outre la contribution territoriale, elle perçoit pour chaque caisse de Malwa contenant 63 kilogrammes d’opium un droit de 400 roupies, environ 060 francs. La récolte de 1848, évaluée à 25,000 caisses, devait donc laisser entre les mains de la compagnie un revenu de 24 millions de francs. La province, de Bahar et un des districts de la présidence du Bengale produisent les deux qualités d’opium connues sous le nom de Patna et de Bénarès. Dans ces deux provinces, le cultivateur, soumis à la surveillance la plus rigoureuse, livre aux employés de la compagnie, à un prix fixé à l’avance, l’opium qu’il a pu recueillir. La caisse de 74 kilogrammes, qui se vend communément de 1,800 à 2,000 francs à Calcutta, ne revient pas au gouvernement de l’Inde, tous frais compris, à plus de 960 fr. En 1847, l’exportation avait été de 24,990 caisses : elle fut de 22,877 en 1848, et l’on prévoyait qu’elle atteindrait en 1849 le chiffre de 36,000 caisses. Cet immense accroissement dans la production de l’opium du Bengale devait tendre à étouffer, dès son origine, la fabrication des produits indigènes, si jamais le gouvernement chinois, mieux éclairé sur ses intérêts, se montrait disposé à tolérer la culture du pavot dans les provinces du Yun-nan et du Fo-kien. Depuis 1830, l’importation de l’opium en Chine avait plus que triplé. En 1847, on évaluait à 120 millions de francs les sommes perçues pour la vente annuelle d’environ 40,000 caisses. Les bénéfices seuls de la compagnie s’élevaient à plus de 50 millions.

Chaque caisse d’opium renferme une centaine de boules de la grosseur d’un œuf d’autruche. Les fumeurs font bouillir l’opium, afin de le dégager de toutes les impuretés qui pourraient en altérer la saveur, et le recueillent à l’état liquide dans un godet de porcelaine : à leur pipe de bambou se trouve adapté un fourneau dont l’orifice n’est guère plus large que la tête d’une épingle. C’est à cet orifice qu’une aiguille d’acier présente la petite boule d’opium allumée à la flamme d’une bougie. Deux ou trois aspirations épuisent ces doses de narcotique que le fumeur, couché sur un divan, renouvelle jusqu’au moment où sa félicité est complète. Si l’on en croit la plupart des négocians européens, c’est l’abus et non l’usage de l’opium qui produit cet amaigrissement effrayant que l’on observe chez les fumeurs invétérés; mais il ne paraît que trop certain qu’un attrait invincible ramène sans cesse vers ce fatal plaisir le malheureux qui l’a goûté une fois. Les fumeurs modérés sont rares. Ceux au contraire que cette impérieuse habitude conduit au crime ou au désordre en abrégeant leur existence sont en très grande majorité, surtout dans les provinces du littoral. Cet oubli de soi-même, cette intoxication que les peuples du Nord demandent aux liqueurs fortes, les Orientaux les ont cherchés dans la fumée de l’opium. La nature a créé des plaisirs et des goûts divers pour tous les climats; mais il faut confesser que le peuple qui a pu se laisser séduire par cette horrible saveur du laudanum était bien digne de trouver pour aiguiser son appétit l’affreux assaisonnement de l’huile de ricin.

Notre promenade à Cum-sing-moun nous réservait d’ailleurs un double intérêt sur lequel nous n’avions pas compté : nous n’avions eu en vue que d’étudier une station d’opium, et nous trouvâmes l’occasion d’observer les campagnes chinoises. Le capitaine Endicott nous engagea vivement à ne pas retourner à Macao sur le Gipsy, et nous offrit des chevaux pour regagner, en traversant l’île de Hiang-shan, la péninsule que nous avions quittée le matin même. Nous ne pûmes résister à une offre aussi séduisante. Quatre chevaux furent embarqués dans une chaloupe; nous prîmes terre sur la côte occidentale de la baie, et nous nous dirigeâmes au grand galop vers un village chinois, dont les habitans. loin de paraître offensés de notre audace, nous saluaient en passant d’un sourire de bonne humeur. L’île de Hiang-shan nous rappelait l’aspect des champs de la Provence dans les premiers jours du printemps. Les arbres ne se montraient qu’à de rares intervalles, mais presque toujours groupés en délicieux bouquets de verdure. Nous pénétrions avec ravissement sous ces dômes pleins de fraîcheur. Ce qui égayait surtout le paysage, c’était la quantité innombrable de petits ruisseaux qui descendaient de tous côtés des collines pour arroser les rizières. Le riz ne se plaît que dans une vase liquide. Il faut que chaque champ soit entouré d’un boulevard de terre qui retienne les eaux et divise le sol en terrasses superposées les unes au-dessus des autres. Dans un coin croissent les jeunes pousses qui, lorsqu’elles auront atteint neuf ou dix centimètres de hauteur, seront transplantées en petites touffes séparées par un intervalle de trente ou quarante centimètres. Il faut voir les femmes, les pieds dans la vase, se livrer du matin jusqu’au soir à ce pénil)le travail. La Providence a donné au cultivateur chinois deux infatigables auxiliaires : le buffle et la femme. Le buffle trace son sillon dans la fange la plus tenace; la femme suit par derrière, et plante, sans jamais se lasser, les touffes de riz sur l’arête du sillon.

Nous traversâmes plusieurs villages avant d’atteindre Macao : une apparence générale d’ordre et de prospérité annonçait des populations paisibles, et en effet nous ne fûmes nullement inquiétés par les nombreux Chinois que nous rencontrâmes sur notre route. Souvent, au milieu des étroits sentiers qui se croisaient dans tous les sens, ces paysans pacifiques nous indiquèrent avec bienveillance la direction que nous devions suivre. Le chemin de Cum-sing-moun à Macao est à peine tracé; plus d’une fois il nous fallut descendre de cheval. D’étroites vallées encaissées entre des montagnes ne communiquent entre elles que par des escaliers pareils aux échelles de Jacob. Nos chevaux cependant, enfans de la Nouvelle-Galles du Sud, vinrent à bout de ces difficultés. Avant le coucher du soleil, nous passâmes sous la voûte de la porte chinoise, et nous nous retrouvâmes sur le territoire portugais.

La Chine dévoilait insensiblement ses mystères à nos regards curieux. Après Macao et Canton, nous avions hâte de visiter cette île de Hong-kong que le traité de Nan-king avait ajoutée aux immenses possessions de l’Angleterre. Dans les premiers jours de février, la Bayonnaise appareilla de Macao, franchit en quelques heures les trente-sept milles qui séparent la ville portugaise de l’établissement anglais, et vint jeter l’ancre au milieu des nombreux navires mouillés sur la rade de Hong-kong. Nous avions trouvé à Macao une rade déserte, un port attristé par les souvenirs partout présens d’une grandeur qu’on ne verra point renaître; à Wampoa, le spectacle d’une ingénieuse activité avait frappé nos regards : nous devions admirer dans Hong-kong la puissance créatrice et la ténacité du génie britannique.

Quand on songe à ce qu’était cette île au moment où les Anglais y arborèrent leur pavillon, quand on considère ce qu’elle est devenue entre leurs mains, on cesse de s’étonner de la position que l’Angleterre occupe dans le monde. Le traité de Nan-king n’avait cédé aux barbares qu’une île inculte et inhabitée, qu’un bloc informe de granit. Ce bloc, dégrossi à l’aide de la mine et de la bêche, taillé, pour ainsi dire, au ciseau, l’œil des mandarins hésiterait aujourd’hui à le reconnaître. La brusque déclivité de la montagne obligea les premiers colons à bâtir leurs maisons sur le bord de la mer. Pendant quelques années, la ville anglaise ne se composa que d’une seule rue adossée à des escarpemens inaccessibles. Le quartier chinois, tout trébuchant sur ses pilotis enfoncés dans la vase, occupait l’extrémité occidentale de cette rue unique; du côté opposé, au-delà d’une vallée marécageuse et malsaine, la seule vallée qui existât dans l’île, un vaste édifice semblait protester par son isolement contre la position assignée à la ville nouvelle. C’est là qu’une de ces familles princières de marchands qui rappellent encore l’opulente aristocratie de Venise ou de Gènes, les Jardine et les Matheson entreprirent de bâtir une ville à part, ville qui prit le nom de ses fondateurs, pendant que la cité commune recevait le nom de la reine. Celle-ci, au lieu d’aller rejoindre la ville des Matheson, tendit plutôt à se concentrer en gravissant les hauteurs. On avait une si grande confiance dans l’avenir de Hong-kong, que la concurrence s’arracha ces lots de terrain scabreux et en fit monter l’adjudication à des taux énormes. La situation géographique de la colonie pouvait d’ailleurs expliquer cet enthousiasme. Placée à l’entrée du canal des Lemma, à soixante-dix milles de Canton, Hong-kong commande complètement l’embouchure du Chou-kiang. Le détroit sinueux qui circule entre l’île et la terre ferme offre aux navires mouillés sur la rade une issue vers la haute mer et deux débouchés vers le fleuve. Le gouvernement de la reine ne pouvait choisir une meilleure position militaire; ce n’est pas de ce côté que vinrent les déceptions; mais on avait cru que le centre des affaires ne tarderait point à se déplacer et que l’influence des capitaux anglais attirerait forcément le mouvement commercial à Hong-kong : il fallut renoncer à cet espoir. Aucun Chinois respectable ne voulut transporter sa famille, ses magasins, ses manufactures sur le territoire britannique. L’appât d’une absolue liberté ne séduisit que la lie de la population chinoise, et les affaires se firent, comme par le passé, à Canton.

Ce désappointement ne fut pas pour la colonie l’épreuve la plus cruelle. La ville de Victoria, bâtie sur la côte septentrionale de Hong-kong, se trouve par sa position abritée des vents du large, qui, pendant la mousson de sud-ouest, purifient la péninsule de Macao. Les miasmes qu’y développent les chaleurs de l’été y restent concentrés et vicient l’atmosphère. Aussi, dès qu’on fouilla le sol, les fièvres typhoïdes vinrent-elles répandre le deuil dans la colonie : la mortalité fut affreuse, et la consternation générale. L’hiver cependant ranima les courages. Il n’est guère de colonie anglaise qui ne se soit fondée au prix de grands sacrifices, et la persévérance est une vertu essentiellement britannique. On ne se dissimula point qu’il faudrait probablement payer un nouveau tribut à la mousson prochaine; mais on espéra diminuer, par de sages précautions, l’intensité du fléau. Pour atteindre ce but, le gouvernement et les particuliers unirent leurs efforts : des hôpitaux flot- tans furent établis sur la rade, des fondrières furent comblées, des terrains marécageux desséchés; l’eau des ravins, contenue par des digues, ne vint plus inonder la ville basse, et s’écoula entre deux murailles vers la mer. Un redoublement d’activité se manifesta dans cette colonie, qui semblait marquée du sceau de la destruction. Chaque hiver vit ainsi de nouvelles améliorations se réaliser, et chaque été vit diminuer la mortalité. La ville de Victoria, au moment où nous la visitâmes, présentait encore dans sa partie supérieure la véritable image du chaos. Partout des gouffres béans se montraient à côté des plus fastueux ou des plus élégans édifices : on eût dit que le trident de Neptune venait de fendre le sein de la terre pour en faire jaillir cette cité industrieuse, et que l’abîme n’avait pas eu le temps de se refermer. Quelques rues cependant se dessinaient déjà au milieu des éboulemens et des précipices; les quartiers de roches épars se transformaient en piliers de granit ou s’équarrissaient sous l’infatigable marteau des Chinois. Ici se développaient les vastes portiques d’une caserne, là s’élevaient lentement les massives murailles d’un temple. Les pierres semblaient se mouvoir comme aux jours fabuleux de la Grèce : la lyre d’Amphion était retrouvée.

L’admiration que nous inspirait le spectacle de tant d’activité ne pouvait nous faire oublier cependant l’intérêt qui s’attachait au dénoûment de la grave question d’où pouvait sortir une nouvelle guerre entre l’Angleterre et la Chine. Les navires anglais dispersés sur les côtes du Céleste Empire se concentraient depuis un mois à Hong-kong. Quatre navires à vapeur, deux frégates, une corvette et trois bricks allaient s’y trouver réunis. Ces forces navales, suffisantes pour enlever les forts du Bogue et bloquer l’entrée du Chou-kiang, ne pouvaient se passer, si l’on voulait entreprendre une campagne plus sérieuse, du concours des troupes demandées à Poulo-Penang et à Calcutta. La garnison de Hong-kong ne se composait que de douze cents hommes, et dans le cas d’une expédition, il n’eût point été prudent d’affecter moins de quatre cents soldats à la garde de la colonie. Sir John Davis avait donc un prétexte très plausible pour ne point brusquer l’ouverture des hostilités. Pendant ces délais inévitables, il avait mesuré d’un regard plus calme l’immense responsabilité qu’il allait encourir. Quel serait le but de sa nouvelle campagne ? Il n’y avait plus de canons à enclouer sur les bords du fleuve, l’expédition du mois d’avril s’était chargée de cette ridicule dévastation. Faudrait-il occuper les forts du Bogue? Mais cette occupation ne pouvait avoir d’autre objet que le blocus de Canton, et la guerre de 1840 avait démontré combien cette mesure serait impolitique, si elle n’était impraticable. Le Céleste Empire se suffit à lui-même; nous ne pouvons au contraire nous passer de ses produits. Voilà pourquoi la Chine peut braver des blocus qui n’auraient d’autre effet que d’assurer aux navires des États-Unis le bénéfice des transports effectués en temps ordinaire sur les bâtimens anglais. Aussi n’était-ce point là le plan suggéré au plénipotentiaire par la presse de Hong-kong. Les journaux de la colonie, échos des opinions les plus passionnées et les plus extrêmes, ne se contentaient point de formuler des exigences inadmissibles; ils voulaient avant tout mettre à feu et à sang les quarante-deux villages qui se trouvent groupés autour de Canton. Il fallait, disaient-ils, faire justice de l’insolent mépris que ces populations turbulentes affichaient depuis deux siècles pour les barbares, inscrire dans ces mémoires rebelles le respect des traités et du droit des gens avec la pointe de la baïonnette, sceller, en un mot, par une copieuse saignée, — a copious blood letting, — la nouvelle alliance des deux peuples.

Ces sauvages déclamations ne pouvaient qu’épouvanter l’esprit modéré de sir John Davis et le ramener aux tendances naturelles de sa politique. Élevé dans les doctrines conciliantes de la compagnie des Indes, nourri de cet axiome : « Il faut que l’Angleterre vive en paix avec le Céleste Empire, » le plénipotentiaire, en tirant son épée, n’en avait point jeté le fourreau. Il avait toujours conservé le secret espoir d’une transaction qui épargnerait à son pays la nécessité de ces faciles et sanglans triomphes dont les conséquences auraient pu trahir encore une fois les prévisions des terroristes de Hong-kong. Le vice-roi, de son côté, se montrait prêt à seconder le retour de sir John Davis à des dispositions plus pacifiques. Depuis l’exécution des quatre criminels présentés aux Anglais comme les principaux coupables, onze autres Chinois avaient été arrêtés à Houang-chou-ki. Traduits devant les autorités compétentes, ces nouveaux accusés furent reconnus complices à divers degrés du meurtre des Européens assassinés le 6 décembre. L’un d’eux fut condamné à être décapité, un second à être étranglé. Une sentence de bannissement perpétuel ou temporaire fut portée contre les neuf autres. Malgré l’apparente condescendance de ces condamnations, l’équité des juges n’avait point cessé de prendre pour base le grand principe de la législation chinoise : l’exacte compensation du sang versé. Si la peine capitale n’atteignait que deux des prévenus, c’est que pour six Anglais victimes d’un guet-apens suivant sir John Davis, d’une querelle si l’on en croyait les autorités de Canton, le glaive de la loi ne pouvait frapper que six criminels. Accorder davantage, c’eût été renverser toutes les traditions du Céleste Empire. Il faut ajouter que le tribunal n’avait entendu rendre cette fois que des sentences provisoires auxquelles le wang-ming n’était point applicable, et qui ne devaient être exécutées qu’après la confirmation de ces divers arrêts par le conseil suprême siégeant à Pe-king; mais Ki-ing offrait aux Anglais un gage de sécurité plus certain et plus efficace que reflet moral qu’on pouvait se promettre de ces rigoureuses sentences. Il proposait de tenir constamment à la disposition du consul britannique résidant à Canton vingt agens de police qui seraient chargés d’accompagner les habitans des factoreries, dès que ces étrangers sortiraient de la ville pour se promener dans la campagne ou pour débarquer sur les bords du fleuve. Cette proposition avait soulevé à Hong-kong les objections les plus vives. Accepter une pareille escorte, c’était, disait-on, admettre implicitement les hypocrites protestations du vice-roi, c’était reconnaître qu’impuissant à contenir les populations de la campagne, il ne pouvait être considéré comme responsable des délits qui se commettaient en dehors du cercle restreint dans lequel s’exerçait l’intervention des agens officiels. Trop heureux de trouver l’occasion de sortir de la voie dangereuse où son imprudence l’avait engagé, sir John Davis ne se laissa point arrêter cette fois par les clameurs qui accueillirent les premiers bruits de pacification. Il accepta l’arrangement proposé par le vice-roi, non point comme une satisfaction complète, mais comme la base d’un armistice qui lui laisserait le temps de renvoyer à lord Palmerston la responsabilité d’une rupture définitive. Prévenus de cette résolution, les négocians anglais furent invités, malgré les questions qui demeuraient encore en suspens, à reprendre le cours de leurs affaires et à occuper de nouveau les factoreries. Un bateau à vapeur, le Vulture, fut immédiatement expédié à Singapore pour contremander l’envoi des troupes qui devaient venir de l’Inde. Déjà un des steamers de la compagnie, l’Auckland, avait quitté Poulo-Penang avec un détachement de l’artillerie de Ceylan, et ce premier renfort arriva le 20 février à Hong-kong. Sir John Davis voulut prouver que sa confiance dans l’arrangement qu’il venait de conclure n’avait pu être ébranlée par les plaintes amères dirigées contre sa conduite : il donna l’ordre à l’Auckland de rapporter sans délai à Poulo-Penang les artilleurs qui avaient été distraits de la garnison de cette île. Ce fut le dernier acte de sir John Davis. Le paquebot du mois de février lui annonça la prochaine arrivée de son successeur, M. Bonham, long-temps chargé du gouvernement de Singapore, et le mois de mars le vit quitter Hong-kong pour rentrer en Europe.

Il est peu d’administrations qui aient été plus sévèrement blâmées que celle de sir John Davis. Les négocians de Hong-kong ont des exigences qu’il est malaisé de satisfaire, et le gouverneur qui veut récuser leur tutelle doit se résigner à leur hostilité. Ces marchands fastueux sentent que la colonie de Hong-kong est leur ouvrage bien plus que celui du gouvernement. Si cet établissement n’a pas été étouffé dès sa naissance, si le pavillon anglais flotte encore à l’embouchure du Chou-kiang, c’est en effet au commerce britannique, à son admirable persévérance, à ses inépuisables ressources qu’il en faut rapporter l’honneur. L’irrésistible élan des spéculations privées, le téméraire et opiniâtre emploi de capitaux immenses enchaînèrent le gouvernement à cette entreprise et lui imposèrent l’obligation de lutter, par des travaux considérables, contre les influences délétères du climat[5]. La communauté de Hong-kong peut à bon droit être fière de son œuvre sans pousser ce légitime orgueil jusqu’à se montrer acerbe et injuste vis-à-vis des hommes investis de la difficile mission de traiter avec le gouvernement chinois. En admettant que, dans les derniers actes de son administration, sir John Davis dût encourir quelque reproche, le blâme devrait porter aussi sur la précipitation qui l’avait placé dans l’alternative d’une folie ou d’une apparente faiblesse. Comment au mois de février 1848 le plénipotentiaire eût-il pu persister dans ses exigences? Après les meurtres de Houang-chou-ki une prompte réparation avait été offerte à l’Angleterre; de nouveaux arrêts promettaient de rendre cette expiation plus complète. Était-ce aux dépens des auteurs réels de l’attentat que cette satisfaction était accordée? On pouvait conserver quelques doutes à cet égard; mais les traités qui avaient soustrait les Européens aux tribunaux du Céleste Empire et à la jurisprudence chinoise avaient établi, pour les Chinois, le droit incontesté de n’être justiciables que des tribunaux et des lois de leur pays. La recherche des coupables, l’examen de la procédure auraient donc constitué, de la part des autorités anglaises, une véritable infraction au traité de Nan-king. Il fallait accepter, pour l’identité des criminels, la garantie du vice-roi, puisqu’il était impossible de constater cette identité d’une façon plus régulière. Ce qui était profondément regrettable, c’étaient ces menaces sans effet, cette agitation sans résultat. L’Angleterre elle-même se vit forcée de ratifier d’un accord presque unanime la solution de ces difficultés, si incomplète qu’elle parût. Pour ouvrir une nouvelle campagne, il était sage d’attendre une saison plus favorable aux opérations militaires que l’époque des grandes chaleurs et de la mousson de sud-ouest. Les projets de lord Palmerston lurent donc ajournés au mois de novembre, et les événemens qui survinrent bientôt en Europe rendirent cet ajournement indéfini.

Quant aux mandarins chinois, en voyant le plénipotentiaire abandonner si brusquement ses velléités belliqueuses, ils ne firent point donneur de ce changement à sa modération. Ils se demandèrent quelles considérations avaient pu retenir le bras de l’Angleterre, déjà levé sur le Céleste Empire. De vagues rumeurs leur apprirent l’état de division des grandes puissances européennes, la question des mariages espagnols, les inquiétudes hautement manifestées par lord Wellington, les projets que l’expérience ombrageuse du vieux duc prêtait à la France, les progrès de l’Union américaine dans le Nouveau-Monde, la crise financière qui venait d’éclater dans l’Inde. Ils espérèrent que les rivalités de l’Occident feraient long-temps encore la sécurité de la Chine. On ne peut douter qu’à partir de cette époque la cour de Pe-king n’ait conçu la pensée d’échapper insensiblement à la pression européenne et de reconquérir par la ruse tout ce que lui avait enlevé la force des armes. Le 22 février, le jour même où l’Auckland reprenait le chemin de Poulo-Penang, Ki-ing et Houan quittaient Canton pour se rendre à Pe-king. Bien que ces deux mandarins fussent comblés de distinctions flatteuses et d’honneurs, leur départ n’en fut pas moins considéré par la populace de Canton comme une victoire obtenue sur les intérêts étrangers. La province du Kouang-tong ne peut être gouvernée que par des concessions constantes aux préjugés populaires. Il n’est donc point impossible que la cour de Pe-king se soit alarmée de l’impopularité croissante du vice-roi et ait voulu calmer par son rappel l’agitation séditieuse du peuple. On donna pour successeur à Ki-ing le Fou-yuen de Canton, le mandarin Sé-ou, homme dur et austère que la voix publique avait toujours représenté comme opposé aux dispositions conciliantes du vice-roi. C’est avec ce Chinois entièrement dévoué à la faction des Pouan-sé-gan[6] et des Lin, les Reouf et les Kosrew-Pacha de la Chine, que les Européens eurent désormais à traiter.

Nous étions revenus à Macao, quand le départ de Ki-ing nous fut annoncé par les négocians de Canton. Le gouverneur portugais ne se méprit point sur la gravité de cet événement. Malgré la vivacité de sa nature, Amaral n’avait pas approuvé les préparatifs belliqueux de sir John Davis et ce projet d’expédition dont il n’entrevoyait pas bien clairement la portée. Fermer par un blocus rigoureux le port de Canton, anéantir pour de longues années le commerce de la Chine méridionale, afin de se rejeter complètement sur les marchés plus pacifiques des provinces du nord, occuper l’île de Chou-san et sacrifier l’établissement de Hong-kong, tel eût pu être, dans sa pensée, le plan audacieux d’une politique décidée à sortir à tout prix d’une situation fausse et sans issue. Il eût compris ce dessein sans y souscrire; mais ces démonstrations militaires, ces stériles humiliations imposées à la Chine, ne pouvaient, suivant lui, qu’irriter inutilement les populations et le gouvernement de l’empereur. Amaral ne se dissimulait pas que la cause de l’Angleterre en Chine était la cause de l’Europe. Chaque faute de cette puissance était une défaite pour les intérêts européens, et le prestige des victoires anglaises ne pouvait s’affaiblir sans que la force morale de tous les gouvernemens étrangers en fût ébranlée. Plût à Dieu qu’attentif à observer cette décroissance de l’influence européenne, Amaral eût provoqué avec moins d’audace la perfidie des mandarins chinois, et se fût montré, à dater de ce moment, moins confiant dans ses allures et plus circonspect dans ses réformes! Mais la crainte était inconnue à ce cœur généreux, et Amaral ne pouvait échapper à la fatalité de son courage.

Les partis cependant se dessinaient avec plus de vigueur au sein du Céleste Empire. D’un côté, Ki-ing, admis dans les conseils de la couronne, y avait fortifié son influence par l’adjonction de Ki-shan, qu’il avait enlevé au gouvernement du Su-tchuen, et Houan lui prêtait, en qualité de conseiller intime, le secours de son insinuante habileté. De l’autre, le vieux Lin, toujours opiniâtre, soutenait, du fond du Yun-nan, les préjugés invétérés des Chinois et prêchait encore la haine des barbares. Rassemblant toutes les notions éparses dans le Céleste Empire, y joignant ce qu’il avait pu apprendre lui-même dans son gouvernement de Canton, il publiait une géographie politique en dix-neuf volumes. Cet ouvrage n’était pas moins hostile au culte catholique qu’à l’Angleterre; « mais il faut, disait l’astucieux mandarin, ménager les Français, nous assurer leur concours et apprendre enfin à combattre les barbares par les barbares. » Quand il s’exprimait ainsi au mois de février 1848, le vieux Lin ne se doutait pas de la grande surprise qu’en ce moment même les Français préparaient au monde.


E. JURIEN DE LA GRAVIERE.

  1. Voyez les livraisons du 1er septembre et du 15 octobre 1851.
  2. Littéralement plat à calculs.
  3. Le chef des douanes chinoises.
  4. Je ne veux citer qu’un seul échantillon de ce dernier-né des dialectes modernes. Nous demandions un jour à notre pilote, pendant un voyage que nous fîmes à Chou-san, si le vent, qui depuis plusieurs jours nous retenait au mouillage, ne deviendrait pas bientôt plus favorable. Voici sa curieuse réponse : Pilot nocan sabee. — Joss makee pigeon; ce que vous prononcerez ainsi : Pailot ne can sabi. — Djos méki pidgeon, et ce que je me permettrai de traduire en mauvais anglais par ces mots : Pilots cannot know. — God makes that business. — Qu’en peut savoir le pilote? — C’est l’affaire du bon Dieu.
  5. Le budget de Hong-kong avait pris dans les premières années d’assez fortes proportions; en 1845, par exemple, les recettes s’étaient élevées à 556,050 Ir., les dépenses à 1,668,150 fr. Ce budget a été successivement réduit, et la différence entre les recettes et les dépenses n’est plus aujourd’hui que de 387,500 fr. Les travaux publics figurent dans le total des budgets de Hong-kong, de 1845 à 1850, pour une somme de 2 millions 59,525 francs.
  6. Mandarin octogénaire et premier ministre de l’empereur Tao-kouang.