La Cochinchine en 1859
LA COCHINCHINE
EN 1859.
… Vous voulez avoir une idée de ce pays, du peuple qui l’habite, et de son gouvernement ? Eh bien, figurez-vous la Chine en petit, un peu plus étriquée, un peu plus étranglée, réduite à 360 000 kilomètres carrés, à 20, ou peut-être à 25 millions d’habitants, une Chine dont les principaux cours d’eau coulent parallèlement au méridien, du nord au sud, au lieu de couler en latitude, de l’ouest à l’est, et vous aurez, sauf le climat, une idée assez exacte de la Cochinchine. Les îles Philippines lui tiennent lieu de Japon. La frontière septentrionale est limitrophe de la Chine, comme la Chine l’est de la Russie. L’Annam est tributaire de la Chine ; la Chine ne l’est pas encore de la Russie, mais à la manière dont s’y prend le général Mouravieff, cela ne peut certainement beaucoup tarder.
L’empire annamite se compose de trois parties principales, le Tonkin au nord, le Cambodje au sud, la Cochinchine entre les deux. Autrefois le Cambodje était indépendant et formait même un État assez puissant. Les Cochinchinois lui ont enlevé la meilleure partie de ses provinces maritimes, à peu près comme les Anglais ont fait à la Birmanie. Pour ce qui lui reste, le roi de ce petit État est tributaire des souverains de Siam.
Le gouvernement de l’empire d’Annam paraît calqué sur le gouvernement chinois ; à ce titre, il avait quelque droit aux sympathies de certains sinologues qui, soit dit en passant, autant que je les connais, sont bien capables de prendre fait et cause pour l’empereur Tu-Duc contre nous, comme ils le font sans vergogne pour l’empereur Hien-Foung contre MM. Bruce et de Bourboulon. Un seul voyage en Chine les guérirait bientôt de tout leur enthousiasme.
L’empereur d’Annam est le père de ses sujets, mais le père comme l’entendaient les anciens lorsqu’ils recommandaient au citoyen d’aimer énergiquement ses enfants, amare fortiter liberos. La sollicitude du monarque se traduit le plus souvent par des coups de fouet et de rotin, de rotin surtout, l’instrument essentiel de la politique asiatique. Cela commence par le premier ministre, qui, bâtonné, bâtonne à son tour, et ainsi de suite jusqu’au dernier échelon de l’échelle sociale. Il serait difficile de calculer combien un instant de mauvaise humeur impériale peut représenter de coups de bâton.
Comme, avant tout, les enfants se doivent à leur père, rien d’étonnant à ce qu’ils fournissent à ses besoins et même à ses caprices. En conséquence, S. M. Annamite puise assez largement dans l’escarcelle de son bon peuple. C’est d’ailleurs un honnête et saint homme, un disciple fervent de Confucius et de Fo, qui connaît par cœur toutes les maximes de l’antiquité, et qui, lorsqu’il coupe des têtes, ce qui lui arrive assez souvent, coupe de préférence celle des chrétiens.
Au-dessous de l’empereur, on trouve les mandarins, qui passent une moitié de leur vie à apprendre à lire, pour arriver aux emplois, et une autre moitié à rançonner leurs subalternes, pour tirer quelque fruit de leurs études. Néanmoins tous ne font pas fortune, car s’ils rançonnent, ils sont rançonnés, et à côté des coups de bâton qui descendent l’échelle sociale, il y a la corruption qui la monte. Avec ce système, aucune réclamation n’est possible, malgré les lois protectrices dont on parle toujours, sauf à n’en jamais tenir compte. Vous le voyez, c’est à s’y tromper : on se croirait dans l’empire du milieu. Enfin quant aux dimensions, aux traditions, aux mœurs publiques, aux habitudes privées et à la religion d’État, la Cochinchine est à la Chine ce que la Belgique est à la France.
Le climat est loin d’être sain, notamment sur les côtes et pendant la saison des pluies. J’en sais quelque chose. Mais il convient merveilleusement à une foule de petits animaux qui s’y développent avec une rapidité incroyable et qui font preuve d’une activité peu commune. Les moustiques surtout sont dévorants. J’ai souvent vu de mes camarades se réveiller méconnaissables, les yeux hors de la tête, horriblement boursouflés. Ils se fussent rencontrés sans se reconnaître. Nos cousins ne sauraient vous donner une idée de ce fléau ; c’est quelque chose d’impossible et d’inimaginable, qui vous poursuit, qui vous tourmente, qui ne vous laisse ni repos ni trêve. Pour fermer l’œil pendant la nuit, il faut absolument des moustiquaires ; et encore !… Dans certains villages, m’a-t-on dit, il n’y a pas jusqu’aux porcs qui n’aient la leur. Autrement ils périraient en une nuit.
COUP D’ŒIL RÉTROSPECTIF.
… C’est au xviiie siècle qu’ont commencé nos rapports avec le royaume d’Annam. M. Poivre, homme d’un grand talent, l’ami et le protecteur de Bernardin de Saint-Pierre, aborde vers 1749 en Cochinchine, où il était envoyé par la Compagnie des Indes. Il devait essayer d’entrer en rapport avec l’empereur d’alors, qui montra d’abord une bienveillance qui ne fut pas de longue durée, et, en somme, il résulta de la mission de M. Poivre la découverte de quelques plantes utiles, qu’il naturalisa dans nos colonies.
Peu de temps après, l’Annam fut troublée par une grande insurrection, assez semblable, sauf l’esprit moderne, à celle qui, depuis dix ans, met la Chine en feu. Cette insurrection se développa très-rapidement et parvint à détrôner Nguyen-Anh, plus tard l’empereur Gia-Long ; c’était vers 1786. Louis XVI, comprenant l’intérêt que la France avait à se créer un point d’appui dans les mers de Chine, prit fait et cause pour le souverain déchu, comme, il y a quelques années, nous aurions dû prendre fait et cause pour la grande insurrection chinoise contre la dynastie Mantchoue, qui nous joue de si mauvais tours. Un traité fut conclu, le 28 novembre 1787, entre Gia-Long et la France. Aux termes de ce traité, dont vous serez peut-être bien aise de connaître les stipulations principales, on devait mettre à la disposition du monarque cochinchinois sept régiments français, vingt bâtiments de guerre et cinq millions, dont cinq cent mille francs en espèces, le reste en artillerie, mousquets, etc. En revanche, le port et le territoire de Tourane (Han-San), les îles adjacentes de Faï-Fo au midi, et de Haï-Wen au nord, étaient cédés à la France. Dans le cas où quelque puissance eût attaqué le nouvel établissement, le roi de Cochinchine devait fournir au moins soixante mille hommes de troupes, habillés et entretenus à ses frais, pour coopérer à la défense du territoire concédé.
La Révolution qui couvait en France paralysa tous les projets de Louis XVI. On ne put envoyer les forces qui devaient agir en faveur de Gia-Long, mais plusieurs officiers français partirent pour la Cochinchine ; dans le nombre étaient MM. Chaigneau, Dayot, Vannier et Olivier. Un fils de M. Chaigneau habite Paris en ce moment, et même il a élucidé dans les journaux la question cochinchinoise par plusieurs articles pleins de détails intéressants sur les hommes de cœur qui nous ont devancés dans ces mers lointaines. Toujours est-il qu’ils furent parfaitement reçus par le souverain légitime, qu’ils disciplinèrent son armée, et qu’ils le replacèrent sur son trône.
La forteresse de Saïgon, dont je vous envoie le plan (voy. p. 55), est l’œuvre de ces intelligents officiers.
Gia-Long mourut le 25 janvier 1820. Son fils Minh-Mang lui succéda, aussi intraitable, aussi hostile aux Européens que Gia-Long avait été bienveillant. Son règne fut celui de la vieille barbarie asiatique, le triomphe de tous les mauvais instincts particuliers aux dynasties chinoises. Cela dura jusqu’en 1841, époque de la mort de Minh-Mang. Une chute de cheval en débarrassa le monde. Thien-Tri, monté sur le trône après lui, fut un peu moins cruel que son père, un peu moins persécuteur, ce qui n’empêcha pas le guet-apens dont la frégate la Gloire et la corvette la Capricieuse, qui se trouvaient dans la baie de Tourane, faillirent être victimes en 1847. Le commandant Lapierre et son état-major avaient été invités à dîner à terre ; ils se disposaient à s’y rendre, quand une lettre interceptée leur apprit qu’au ne projetait rien moins que de les massacrer. Thien-Tri y perdit sa flotte, qui fut immédiatement attaquée et coulée bas, sans compter mille ou douze cents hommes. De notre côté, nous n’eûmes qu’un matelot tué. À cette nouvelle, telle fut la colère de l’empereur qu’il en étouffa, paraît-il, car il mourut très-peu de temps après, laissant à Tu-Duc, son fils cadet, le bonnet qui, en ces régions, tient lieu de sceptre et de couronne.
Tu-Duc règne aujourd’hui. Un missionnaire qui a long-temps séjourné à Hué m’a communiqué le portrait de ce souverain et des principaux personnages de sa cour. C’est un homme de trente-six ans, de la trempe de Minh-Mang, son grand-père et de Hien-Foung, son suzerain. Il hait les Européens et a étendu sur nos missionnaires la plus sanglante persécution dont les annales de la Cochinchine aient conservé le souvenir. Dans le courant d’une seule année, l’année dernière, il y a eu dans ses États, pour faits de religion : soixante et un blocus de villes et de villages, accompagnés de destructions de couvents et d’églises, de pillage souvent et de confiscation toujours ; six cent soixante-cinq arrestations de missionnaires, de religieuses ou de néophytes ; trois cents condamnations à la prison ou à l’exil, et enfin quatre-vingts suppliciés, parmi lesquels douze prêtres indigènes et deux évêques européens.
Si cet échantillon de la manière dont Tu-Duc entend la liberté de conscience ne vous aide pas à comprendre comment il entend la liberté commerciale, vous le comprendrez mieux peut-être par ce fragment d’édit publié en 1845, et qui a toujours force de loi.
« … Il convient d’apprendre aux habitants du royaume de France, s’il y en a qui veulent trafiquer ici, qu’ils ne peuvent aborder qu’au port de Tourane. Faire le commerce, vendre, acheter, tout cela leur est permis, mais ils ne peuvent venir de Macao pour parcourir toutes les provinces, se répandre parmi le peuple, le tromper et violer les lois. Le mandarin devrait en ce cas recourir aux plus sévères pénalités, et, en cas de récidive, il serait impossible de faire grâce. »
Malgré les avantages géographiques et autres qu’offrait le port de Tourane, les tracasseries humiliantes auxquelles les navires étrangers étaient soumis formaient un obstacle invincible aux transactions commerciales.
Tout navire européen venant en ce pays ne pouvait vendre sa cargaison qu’au roi ; car la population est ou se dit trop pauvre pour rien acheter ; redoutant l’avidité des mandarins, tous les indigènes se font pauvres ou enfouissent leur argent, s’ils en ont. Ensuite, pour traiter avec le roi, seul trafiquant de son royaume, le capitaine ne pouvait aller à Hué-fou, l’édit royal, ci-dessus relaté, lui interdisant, sous peine de mort, de pénétrer dans l’intérieur des terres. Il lui fallait donc accepter comme intermédiaires les mandarins, qui le rançonnaient sans conscience et sans merci. Lorsqu’enfin, à force de peines et d’humiliations, il avait fini par placer sa cargaison, venaient des contestations sans fin pour le payement, puis d’autres difficultés pour le chargement de son navire. Sous ce rapport, en effet, il lui fallait encore traiter avec le roi, seul vendeur comme seul acquéreur possible, et toujours passer par le médium de ses honnêtes agents. En cas de dol ou d’erreurs, à quoi lui servait de réclamer ? Rebuté par tant d’obstacles, le commerce européen avait cessé de paraître à Tourane.
M. de Montigny, lors de sa mission de Siam, voulut essayer une dernière réclamation diplomatique auprès de Tu-Duc et échoua complètement dans cette tentative. De là l’expédition que nous venons de faire de concert avec l’Espagne.
LA DERNIÈRE EXPÉDITION.
Les forts de Tourane, des ouvrages construits à l’européenne, qui défendaient la baie et qui de loin paraissaient quelque chose, furent enlevés le 1er septembre de l’année dernière (1858), en un tour de main, par moins de deux mille hommes, dont moitié français, moitié officiers espagnols et soldats Tagals de Luçon.
En entrant dans le fort de l’observatoire, nous fûmes très-surpris de trouver les artilleurs annamites, assis sur leurs canons, tranquillement, les bras croisés. S’ils se fussent enfuis, on leur eût tout bonnement coupé la tête ; s’ils eussent prolongé la défense, ils se fussent inutilement fatigués ; dans le doute, ils s’abstenaient, se laissant d’ailleurs sabrer avec la plus incroyable insouciance. C’est la consigne comme l’entendent les soldats de Tu-Duc, et, sous ce rapport, ils n’ont de pareils que leurs amis les Chinois. Beaucoup de ces braves gens n’avaient pas d’uniforme ; ils étaient en haillons, comme tous les habitants du pays. La plupart étaient armés de fusils à pierre, de la fabrique de Saint-Étienne, ce qui nous a fort étonnés. J’ai trouvé sur le terrain plusieurs petites poires à poudre en bois, mais je n’affirmerais pas que cet engin fût réglementaire dans l’armée cochinchinoise. Pendant ce temps, le fort de l’est sautait ; le lendemain le fort de l’ouest sauta de même. Si les ouvrages étaient assez médiocrement défendus, ils étaient en revanche merveilleusement armés. J’y ai vu des pièces de bronze magnifiques, pourvues de hausses seulement appliquées. Le fort de l’ouest contenait en outre un parc d’artillerie de campagne, de jolies pièces de 6 et de 9 ; presque semblables aux nôtres, seulement montées sur d’immenses roues, comme les buggy américains. Le même jour, nous étions définitivement établis à terre, en mesure d’attendre l’armée annamite, si l’envie lui prenait de paraître. Mais elle ne vint pas. Il faisait une chaleur accablante, comme j’en ai rarement vu de ma vie. C’était une fournaise. Deux ou trois de mes hommes succombèrent à l’action du soleil et de la fatigue. Rien de beau du reste comme cette baie de Tourane échancrée en croissant, avec ses deux caps montagneux prolongés sur l’océan, tandis que nos deux escadres à l’ancre, le va-et-vient des embarcations, le mouvement des hommes à terre, les uniformes si variés de notre infanterie, de nos marins, des troupes coloniales des Philippines, et les pavillons des deux nations flottant au-dessus des forts éteints, rappellent l’activité de l’Europe, venant enfin secouer la léthargie séculaire du vieil Orient.
Je vous épargne le récit de nos menus combats quotidiens, de nos prodiges d’installation, de nos plaisirs et de nos misères, le plus souvent sous une pluie battante, car la saison sèche ne commence qu’en décembre, pour vous parler de notre expédition de Saïgon, à quelque deux cents lieues vers le sud.
Si vous jetez les yeux sur la carte et que vous suiviez le cours du fleuve Cambodje, qui là-bas s’appelle le Mé-Khom, vous remarquerez à son embouchure une multitude de bras, se faisant jour au travers d’un nombre infini d’atterrissements de toute grandeur, quelque chose que je ne saurais comparer qu’au delta du Gange, ou à la Zélande hollandaise. De ces atterrissements, les uns sont fournis par ce fleuve immense, l’un des plus considérables de l’Asie, les autres par un autre cours d’eau très-important qui se jette dans la mer à quelque distance, comme l’Escaut par rapport à la Meuse. En continuant ma comparaison, Saïgon serait à peu près dans la position d’Anvers. Figurez-vous un pays parfaitement plat, coupé de magnifiques rivières, extrêmement boisé, mais boisé de ficus, de tecks, de palmiers et de bananiers entre-croisant de toutes les manières possibles leurs branches et leurs feuillages ; placez de loin en loin, sous ces berceaux de verdure, des cases de clayonnage et de bambous, aux abords desquels circulent, grouillent ou pataugent, en bonne intelligence les uns avec les autres, d’abord des échantillons, tous plus ou moins sales et laids, de la race d’Adam, puis des buffles noirs et doux, des cochons dont le ventre balaye la terre, et enfin des poules de cette variété que l’Exposition de 1855 a popularisée en Europe, et vous connaîtrez aussi bien que moi cette partie de la basse Cochinchine. Les vues (p. 53 et 56), dont l’une est prise d’une des embouchures de la rivière de Saïgon, vous représenteront l’aspect général de ce pays mieux que ne le ferait une description détaillée.
PRISE DE SAÏGON.
Nous étions le 9 février dernier à l’embouchure du fleuve de Saïgon, avec le Phlégéton, portant le pavillon du vice-amiral Rigault de Genouilly, le Primauguet, trois canonnières, autant de transports mixtes et un aviso à vapeur espagnol, l’El Cano, si je me souviens bien. Nous nous avançons résolûment au milieu de ce dédale de rivières, enchevêtrées de la manière la plus bizarre, trouvant d’ailleurs partout 5 ou 6 brasses de profondeur, le beaupré dans les arbres. Le bras principal n’avait guère moins de cent mètres de largeur. Il était défendu par une douzaine de forts en bois, bien armés, et par trois estacades. Tout cela fut enlevé assez rapidement ; les deux derniers, ceux qui se trouvaient le plus rapprochés de la ville, tinrent seuls assez longtemps. Ils nous prenaient d’écharpe, et nos canonnières, serrées les unes contre les autres, ne pouvaient riposter que des deux pièces de l’avant. Il ne nous fallut cependant pas plus d’une heure pour en venir à bout. Nous étions à Saïgon.
Tâchez maintenant de vous représenter, je ne dis pas une ville comme nous l’entendons en Europe, mais une forêt tropicale du sein de laquelle surgiraient de distance en distance des habitations presque confortables ; tout cela vert, tout cela frais, tout cela coupé de ruisseaux qui vont, qui viennent, qui se croisent, et qui se perdent dans le fourré ; au milieu de cette végétation, masqué par les arbres, un grand fort, carré, bastionné, en belles pierres de tailles : voilà Saïgon et sa citadelle. La première était à nous, la seconde le fut bientôt, quoiqu’on ne la vît pas de la rivière et que nous fussions obligés de tirer au jugé. Après avoir éteint son feu, nous l’escaladâmes avec de grandes échelles de bambou, nous attendant à trouver les canonniers à cheval sur leurs pièces, comme à Tourane ; mais, cette fois-ci, ils avaient disparu.
Nous y trouvâmes en revanche un matériel immense, un arsenal complet, 85 000 kilogrammes de poudre en caisses ou en baril, du salpêtre, du soufre, du plomb, des équipements militaires, du riz pour nourrir 8 000 hommes et 130 000 fr. en monnaie du pays, c’est-à-dire en sapèques. Il en faut 3000 pour faire 5 fr., ce qui porte à 78 millions le nombre des petits morceaux de zinc qui composaient la caisse militaire.
Je m’installai dans une pagode pour y passer la nuit, et j’en ai rarement passé de meilleure. La pagode, c’est l’hôtellerie de la Chine et de l’Indo-Chine ; on y mange, on y boit, on y dort quand on peut, on y signe même des traités comme à Tien-Tsin, sans aucune profanation ; le bouddhisme est tolérant. C’est un peu comme les églises grecques du Caire, où le prêtre vit en famille, avec ses enfants qui jouent devant l’autel et sa femme qui fait la cuisine dans une chapelle. En somme, on y est infiniment mieux que dans certains hôtels de ma connaissance, l’hôtel du prince de Galles, à Aden, par exemple, tout anglais qu’il soit. Et je m’endormis, en pensant à cette carrière d’aventures qui me conduisait si loin de la France, quoique dans un pays tout plein de la France, dans ce fort construit par des Français et que des Français venaient de prendre ; tant il est vrai que nous sommes partout et que l’Asie n’est plus chez elle.
Le lendemain, je m’éveillai avec cette nature merveilleuse qui nous entourait comme un océan de verdure. Sur les 7 heures du matin, je vis venir deux de mes hommes qui m’amenaient un pauvre diable assez bizarrement accoutré. La veille, pendant l’action, il s’était réfugié sur un figuier ; il y était resté toute la nuit, et ce n’est qu’aux premières lueurs du jour que nos marins l’avaient aperçu. Ce fut une affaire que de le décider à descendre. Jugez de mon étonnement, quand je l’entendis s’écrier du ton le plus piteux, mais aussi avec une élégance que Cicéron n’eût pas démentie : Parce, Domine ! Non hostis sum, christianus Cambodjanus ! À ma honte, je dois l’avouer, mon prisonnier en savait plus long que moi ; mais le bon docteur D*** vint à mon aide, et bientôt nous-nous entendîmes.
Il s’appelait Li-Kouan. C’était un garçon de 27 à 28 ans, petit, le nez court et écrasé, les pommettes saillantes, la figure plate, les cheveux noirs, le teint d’un blanc sale tirant sur le jaune, d’un embonpoint prématuré. Il portait un large pantalon, un peu avarié par son ascension, et une espèce de petite blouse qui lui descendait jusqu’aux genoux. Comme il me l’avait si bien dit, il était chrétien et établi au Cambodje, quoique d’origine chinoise. Deux jours auparavant, il avait vainement tenté de rejoindre l’escadre, dans la rivière, avec l’évêque de Saïgon, Mgr Lefebvre, et le lendemain il avait vu massacrer un missionnaire.
Li-Kouan et moi, nous fûmes bientôt les meilleurs amis du monde. Il m’apprit qu’il y avait environ 500 000 chrétiens en Cochinchine, et me donna d’assez curieux détails sur le petit royaume de Cambodje. Je vous ai dit que les provinces maritimes seules avaient été conquises par les Annamites. La frontière est à une vingtaine de lieues de Saïgon, tout au plus. Au delà commence la juridiction de l’illustre roi Duong, illustris rex Duong, comme l’appelait mon néophyte, un souverain qui a connu l’adversité. Longtemps prisonnier des Siamois, il fut obligé, pour vivre, de se faire horloger. On le dit petit et gros, très-marqué de la petite vérole, fanatique des Européens. Il se pique aussi de latinité, s’il faut en croire Li-Kouan, et il aurait décoré sa salle à manger d’inscriptions dans le genre de celle-ci : domus manducare bibere que. Son premier eunuque est aussi son premier cuisinier, et j’imagine que le grand maître de l’artillerie cambodgienne, dont mon prisonnier ne me parlait qu’avec le plus profond respect, doit remplir, en dehors de sa charge, quelques fonctions domestiques du même genre. Duong n’a de la royauté qu’un jupon en soie jaune, attaché par une ceinture d’or ; pour le reste c’est un bon bourgeois de Paris ou de Londres, égaré dans les plaines de l’Asie, vous donnant de cordiales poignées de mains et vous offrant de l’eau de Cologne à la fin des repas, faute de pouvoir vous servir du vin de Champagne.
Que pensez-vous de Li-Kouan et de son souverain ! J’avoue, que le premier compte aujourd’hui dans mes souvenirs et que le second a fort égayé mes loisirs de Saïgon. Quel singulier pays que l’Asie, où l’on trouve de pareils contrastes ! Allez donc aux extrémités de l’Orient, au bivouac, sur la brèche de Saïgon, pour y entendre parler latin, et pour retrouver des souvenirs de collége dans ces mystérieuses et lointaines régions ! Quelle action bizarre de notre jeune Europe sur ces vieux mondes, et que de révolutions en perspective, aujourd’hui que la vapeur a supprimé les distances, semblable à un pont mobile qui relierait les extrémités du globe !
Saïgon offre d’ailleurs d’immenses avantages commerciaux ; sous ce rapport, c’est le point le plus important de la Cochinchine. La rivière est navigable pour les plus grands navires, même pour les vaisseaux, et nulle part je n’ai rencontré un fleuve aussi sûr et aussi facile. Il suffit d’une marée — elles sont ici de douze heures — pour remonter jusqu’à la ville, avec une petite brise favorable. Le pays est plat, le riz abondant, beaucoup plus beau que celui de Siam. J’ai vu de fort joli sucre terré presque blanc, ainsi qu’une espèce de sucre candi. Les bois de teinture abondent, la cire est magnifique et, quant à la cannelle, elle m’a paru d’une qualité bien supérieure à celle de la Chine et du reste de la Cochinchine. Je ne doute pas, en un mot, qu’avec un peu de persévérance et d’esprit de suite, nous ne fassions de ce port privilégié, l’un des plus beaux établissements du monde. La population est indo-chinoise et, quoique peu sympathique, elle est certainement moins hostile que celle de Canton. D’ailleurs, quelques lieues à peine séparent Saïgon du Cambodje proprement dit, et là se trouve une race toute différente, très-facile à assimiler. Vous en jugerez par ce que je vous ai raconté du roi Duong. Si singuliers qu’ils puissent paraître, tous ces détails sont très-exacts. Ils m’ont été confirmés depuis par un missionnaire, qui a passé trois ans dans le pays. Ajoutez, enfin, qu’au point de vue militaire, la position peut être considérée comme absolument inexpugnable. En établissant quelques batteries le long de cette rivière contournée, je ne connais pas de flotte qui puisse songer à y pénétrer, pour peu qu’elle ait à faire à des Européens.
Li-Kouan est reparti pour Phnompenk, en cochinchinois Namwang, sa résidence habituelle, à quelques lieues d’Udong, la capitale du Cambodje. Il devait remonter le fleuve Mé-Khom, caché dans la jonque d’un chrétien de ses amis. La citadelle de Saïgon, bâtie pour Gialong par un colonel du génie français, n’existe plus ; on l’a fait sauter. Nous n’avons conservé que les forts voisins de la rivière, qui restent confiés à la garde du commandant Jaurreguiberry. Ils sont entre bonnes mains. Soyez certain que le joyau de l’Annam, comme on appelle ici Saïgon et sa province, doué comme il l’est, par le sol, le climat et les eaux, pourrait être appelé à un grand avenir sous la domination française. Déjà les catholiques, très-nombreux dans le voisinage, accourent à nous de toutes parts. Grâce à leur concours dévoué, M. Lefebvre, évêque d’Isaroopolis et premier vicaire apostolique de ces régions, vient de jeter les fondations d’une école, d’un hôpital et même d’une église qui sera, sans doute, de longtemps encore, la plus belle de l’Indo-Chine.
J’oubliais de vous dire qu’au moment où nos navires furent signalés sur les côtes du Cambodje, une division de la marine annamite qui y stationnait, comme jadis la flotte romaine au cap Misène, se réfugia dans un des mille chenaux qui découpent le double delta des fleuves Mé-Khom et Saïgon. Nous ne pûmes l’y suivre faute de fond, mais le canal fut bloqué et les navires cochinchinois, après un blocus de trois mois, furent réduits à une telle extrémité que le mandarin Kiemsin, qui les commandait, les fit brûler et congédia les matelots. Ces malheureux, après avoir erré pendant plus de dix jours, arrivèrent, dans un dénûment affreux, à Saïgon, où, comme de pauvres diables qu’ils étaient, ils furent recueillis et secourus par nous, à leur grande joie et à leur grand étonnement.
La flotte ainsi détruite se composait de huit jonques de guerre de premier rang et de cinq jonques de second rang. L’amiral cochinchinois s’est réfugié d’abord à Campot, sur le golfe de Siam. Mais là, craignant la colère de l’empereur, il s’est ouvert le ventre en présence des officiers de son état-major, comme n’eût pas manqué de faire, en pareil cas, et pour la plus grande gloire de Néron ou de Domitien, l’amiral romain du cap Misène.
Ne croyez cependant pas que tous les fonctionnaires annamites soient ainsi décidés à se sacrifier classiquement sur l’autel de l’héroïsme ou plutôt de la peur. Quelques semaines après j’ai été assez heureux pour voir, de mes propres yeux, arriver à Saïgon un mandarin de terre doué de plus de philosophie pratique que son collègue maritime. Ce n’était pas moins que le préfet indigène de la province. L’époque des semailles approchant, ce digne homme, en vrai disciple de Triptolème, avait saisi le prétexte des intérêts agricoles pour entrer en pourparler avec nous et s’assurer par lui-même de l’état des choses et de la physionomie des hommes qui tenaient sa place dans son ancienne résidence.
Conduit en présence de notre commandant, il se prosterna devant lui, ni plus ni moins que s’il eût eu affaire à une idole et lui adressa un discours que notre interprète a rendu à peu près en ces termes caractéristiques :
« Vous n’êtes pas de ces pirates comme il en vient trop souvent dans nos rivières pour piller les villes et insulter les femmes : vous êtes sages, puisque vous êtes sortis de cette grande nation de l’Occident qui, sous le règne de Nguyen-Anh, lui envoya un homme vertueux qui fut son ami, et vous êtes forts, puisque vous êtes du même pays que ceux qui lui ont rendu le trône de son père, dont l’avait dépouillé Tayson. Nul ne saurait vous résister quand vous combattez, mais vous êtes désarmés devant le faible. Laissez-nous donc ensemencer nos terres, et donnez-nous l’assurance que vous ne nous retirerez pas votre protection à l’époque de la récolte. »
Qu’il fût sincère ou non dans sa requête, elle lui fut accordée, et il fut reconduit aux avant-postes avec des honneurs militaires dont il paraissait aussi étonné que reconnaissant.
Vêtu d’une longue robe de damas broché et d’un pantalon de soie rouge, qui ne couvrait pas ses pieds noirs fort imparfaitement chaussés de babouches, cet auguste dignitaire était coiffé d’une calotte noire, décorée sur le devant, comme un chapeau de cantonnier, d’un large écusson de métal, au nom et aux armes de S. M. Tu-Duc, et munie sur les côtés de deux appendices en gaze noire, ne figurant pas mal deux ailes de papillon de nuit, de neuf pouces de longueur. Cet étrange couvre-chef est l’insigne distinctif des mandarins civils ; à lui seul il eût mérité les honneurs du burin, lors même qu’il n’eût pas surmonté la tête et le corps les plus typiques qu’un heureux hasard m’ait offerts : visage carré, teint jaune, œil injecté et clignotant sous des paupières évidemment trop grandes pour l’organe qu’elles recouvrent, bouche trop fendue, lèvres pendantes, dents noires et corrodées par le bétel, un corps tout à la fois maigre et trapu, puis enfin des membres grêles, tel est le signalement de l’ex-mandarin de Saïgon, et avec quelques variantes il peut convenir à tous ses compatriotes. Il faut seulement remplacer, quand il s’agit du peuple, par un air d’abattement et de tristesse, l’expression de fausseté et de ruse qui domine en général chez les grands.
Il est donc bien entendu que les Cochinchinois ne sont pas beaux ; s’ils sont les frères cadets des Chinois, ils sont bien dégénérés de leurs aînés, qui, sans être des Apollons, ont en général en partage cette force physique qui dérive de la carrure de la taille et des membres. Ils ont, de plus, une qualité que leurs voisins du sud ignorent complétement, la propreté.
Ce que nous appelons chez nous le beau sexe ne fait pas exception ici à la règle générale. En dépit d’un regard doux et bienveillant, d’un buste assez bien modelé dans la jeunesse, de pieds et de mains qu’envierait une Parisienne et de longs cheveux noirs toujours mal peignés et relevés avec peu de soin sur le derrière de la tête, la femme cochinchinoise ne laisse pas d’elle, au premier regard, une impression plus agréable que son seigneur et maître. Chez l’une comme chez l’autre, ce sont les mêmes traits de figure, la même forme de vêtements, la même denture détériorée, la même bouche suintant constamment la salive sanguinolente que provoque le bétel, et enfin, partout et toujours, la même malpropreté de corps et de vêtements. On assure même que ceux-ci, qui doivent toujours tomber de vétusté avant d’être remplacés, entrent dans les calculs gastronomiques de leurs propriétaires, grands ou petits, riches ou pauvres, pour les myriades d’insectes auxquels ils donnent asile et dont les femmes ne sont pas moins avides que les hommes.
À part ce goût extraordinaire, commun à toutes les classes de la société, même celles du plus haut parage, le peuple de l’Annam me paraît plus sobre encore que celui du Céleste-Empire. Il ignore toutes les délicatesses culinaires. Il mange peu, ne se nourrit que de poisson, de riz, d’ignames, d’une espèce de pois particulière à ce pays, et ce n’est guère qu’à la fête du renouvellement de l’année, fête à la fois religieuse et civile en Cochinchine, que la tempérance ordinaire est mise de côté, et que, suivant une expression locale, mais facile à comprendre dans tous les foyers gaulois, chaque famille fait son cochon, c’est-à-dire égorge un porc gras, tue ses canards, met au pillage ses provisions d’œufs couveux et fermentés (en Cochinchine on a horreur des œufs frais), et dévore en un ou deux repas ses économies de toute l’année. Mais, même dans cette débauche annuelle, au milieu des vapeurs passagères du vin et de l’eau-de-vie de riz (camchou et rack), le Cochinchinois ne se départ pas d’une sorte de tristesse qui lui est habituelle. Ses plus grands écarts de gaieté ne l’entraînent jamais jusqu’à danser, et je ne crois pas en avoir jamais entendu chanter un seul. Peu bruyant, peu verbeux dans la conversation, qu’il maintient, en toute occasion, sur une sorte de mode cadencé et nasillard, si un tel peuple possède des chants nationaux, ils doivent être de ceux que, nous autres occidentaux, nous choisirions pour porter le diable en terre. Somme toute, l’impression générale que nous font les Cochinchinois de tout sexe et de tout âge, est qu’ils forment avant tout une réunion d’êtres mélancoliques ; peut-être est-ce parce que de génération en génération ils ont vieilli sans jamais connaître la liberté.
RETOUR à TOURANE.
Notre retour au quartier général a été marqué par deux événements de genres très-différents ; le premier, qui nous a tous très-vivement intéressés a été la rencontre d’une jonque de guerre siamoise qui a croisé notre steamer dans le bas de la rivière de Saïgon et l’a salué de onze coups de canon, salut que nous nous sommes empressés de lui rendre. Nous n’avons pas tardé à apprendre qu’un neveu du premier roi de Siam se trouvait à bord et qu’il faisait un voyage d’instruction. Ce jeune homme passe dans le pays pour un savant distingué.
Notre commandant a été à son bord lui rendre une visite ; le prince a paru très-sensible à cette attention. Il est venu ensuite visiter notre bâtiment, l’a examiné avec beaucoup de soin, surtout la machine à vapeur, et a fait avec nous une promenade de deux heures qui a paru avoir pour lui un intérêt tout nouveau.
Le lendemain, la jonque a levé l’ancre et s’est dirigée vers Saïgon. Les rapports entre le Cambodje et le golfe de Siam étaient autrefois très-fréquents, et ils ne tarderont sans doute pas à se rétablir comme par le passé.
La seconde rencontre de notre traversée, moins agréable que la première, a été celle d’un typhon, ou dragon de mer, comme on appelle ici les perturbations atmosphériques qui règnent dans les mers de la Chine lors des changements de moussons. Or, les parages qui s’étendent entre Saïgon et Tourane se trouvant sur la limite même de deux régions climatologiques, qui éprouvent alternativement et en sens inverse l’une de l’autre le chaud et le froid, le sec et l’humide, ces parages, dis-je, sont spécialement hantés par ces phénomènes redoutés des marins. Sur les proportions, la puissance et les effets d’un typhon, je vous renvoie d’abord au témoignage d’un voyageur moderne qui a résidé pendant de longues années dans l’Asie. « Un tremblement de terre, ou l’éruption d’un volcan, dit le révérend docteur Gutzlaff, cause peut-être de plus grands désastres ; cependant, si quelqu’un voulait contempler l’image du dernier jour où le ciel et la terre passeront, c’est au milieu d’un typhon qu’il devrait l’aller chercher. On dirait, lors de ces terribles phénomènes, que tout est voué à la destruction, et que le monde va être de nouveau replongé dans le chaos. Nulle parole humaine ne peut peindre cette crise affreuse, ni la violence de la tempête, dans laquelle l’homme n’est qu’un atome. »
Maintenant, cette citation étant bien gravée dans votre imagination effrayée, je me hâte de vous dire, et sans vouloir accuser le révérend Gutzlaff de n’avoir pas le pied marin, que le typhon qui s’abattit sur nous à la hauteur du cap Saint-James, n’était probablement pas de la pire espèce ; car il se contenta, après nous avoir rudement secoués, de nous jeter hors de notre route jusque dans les eaux de Bornéo.
Cet écart démesuré ne nous empêcha pas d’arriver à Tourane assez à temps pour prendre part à une nouvelle et brillante affaire contre les Cochinchinois.
À vrai dire, un succès un peu marqué était devenu indispensable à la sûreté même de notre position à Tourane ; car pendant que des négociations de paix, sollicitées par le gouvernement annamite, s’échangeaient ostensiblement entre notre quartier général et la cour de Hué, celle-ci faisait sournoisement circuler parmi ses sujets le bruit que les barbares de l’Occident, vaincus et chassés, allaient purger de leur présence le sol sacré de l’Annam ; puis subsidiairement elle appuyait ces rumeurs en fortifiant d’hommes, de canons et de retranchements les lignes occupées par son armée en face de nous.
Grâce aux milliers de bras dont peut disposer un gouvernement absolu, toujours muni du rotin, de la hache, et de tous les capitaux du pays, les positions de l’armée annamite, de défensives qu’elles étaient d’abord, étaient peu à peu devenues agressives, et, vers la fin de l’été dernier, bloquaient hermétiquement les nôtres, du côté de la terre du moins.
Jetez un coup d’œil sur le plan de la baie que je vous ai envoyé (voy. p. 61) : depuis le premier jour nous sommes maîtres de la presqu’île du sud, celle de Thien-Tcha, à laquelle l’intérieur de la baie doit surtout l’excellence de son mouillage. Là sont nos établissements militaires, nos magasins, nos ambulances et nos promenades incontestées. Nous pouvons aller et venir sur l’isthme étroit et sablonneux qui descend de la presqu’île vers la rivière de Tourane ; nous occupons les deux forts qui commandent l’entrée de ce cours d’eau, et nos avant-postes couvrent et protégent l’amas de chétives cases de terre et de paille dont il a emprunté le nom. Au delà et sur tout le reste du pourtour de la baie, jusqu’à l’extrémité, nos possessions se bornent à la bande étroite du littoral que nos canonnières toujours croisant, toujours alertes, comme des sentinelles aux aguets, peuvent couvrir de leurs boulets.
Reportons-nous ensuite au nord de la baie. Là est encore une presqu’île, mais formée d’un entassement de montagnes dont les sommets aigus et les flancs boisés, inaccessibles à tous autres visiteurs qu’aux bêtes fauves, se perdent dans les nuages une partie de l’année. Un éperon avancé de la grande chaîne qui parcourt du sud au nord toute la Cochinchine, vient rejoindre ce massif gigantesque à trois lieues au plus du village de Tourane, et, projetant ses contre-forts en arrière de celui ci jusque sur les bords du fleuve, présente à qui veut pénétrer dans l’intérieur un obstacle infranchissable partout ailleurs que par la grande route de Tourane à Hué. Or, cette route, qui suit le bord de la mer et pénètre ensuite dans un ravin que vous pouvez apercevoir au point d’attache des montagnes de l’intérieur avec la presqu’île de Callao, était fermée, dès avant notre venue, dans sa partie la plus élevée, par une forte muraille gardée de nombreux soldats, et que nul indigène même ne pouvait franchir sans un bon passe-port. En outre, si cette route pouvait être balayée par les boulets de nos croiseurs depuis Tourane jusqu’au ravin, elle l’était aussi journellement depuis le ravin jusqu’à Tourane par les batteries que les Cochinchinois avaient installées à force de bras et de ténacité sur la ligne de hauteurs parallèles au rivage.
C’est cet état de choses que l’amiral Rigault de Genouilly et son brave lieutenant, le commandant Saint-Elme Reynaud (aujourd’hui contre-amiral), voulurent faire cesser avant de rentrer en France.
Dans la nuit du 14 au 15 septembre, l’amiral fit ses dispositions, divisa en trois colonnes d’attaque les faibles forces dont il pouvait disposer, plaça les Français sur les ailes, les troupes des Philippines au centre, et nous mena, au point du jour, à l’attaque des montagnes parallèles à la route de Hué. En dépit des obstacles accumulés de longue date par la main de l’homme sur un sol qui déjà se défendait de lui-même ; en dépit des fossés multipliés avec un incroyable luxe au milieu d’escarpements à pic et de pentes hérissées de bambous dont la hache avait fait autant de chevaux de frise ; en dépit, enfin, du feu assez bien nourri de l’ennemi, notre petite troupe ne tarda pas à couronner les hauteurs, et vers le milieu du jour, une ligne de retranchements d’une demi lieue de longueur, s’appuyant sur huit forts, armés de 46 bouches à feu et défendus par 8000 hommes, était enlevée à la baïonnette par moins de 1500 Européens ou Tagals. La réserve de l’ennemi, massée sur les bords du fameux ravin, fit mine un instant de vouloir recommencer la lutte, mais, toutes réflexions faites, se contenta de faire parader quelques éléphants de guerre, puis se replia avec eux vers le haut de la route de Hué, nous laissant incendier et détruire les ouvrages conquis, raser les retranchements et faire éclater les canons cochinchinois en les chargeant jusqu’à la gueule avec des éclisses ; parmi ces pièces, sorties des fonderies de Hué, il y en avait de magnifiques. Toutes étaient très-régulièrement établies et d’un fort bon métal.
Le lendemain, il ne restait de ces lignes formidables, qu’une longue traînée de ruines fumantes, témoignant une fois de plus de l’éternelle suprématie de l’Europe sur les peuples dégénérés de l’extrême Orient.
À défaut de la route de Hué dont nous avons encore à conquérir les crêtes, cette journée nous a valu du moins la possession incontestable de la plaine de Tourane. Plusieurs de nous, moins prudents qu’impatients, en ont profité pour étendre le cercle de leurs excursions et visiter, en chasseurs, en artistes, en naturalistes ou même en simples curieux, l’espace compris entre Tourane et les montagnes, et la bande de dunes et de sable qui court entre le fleuve et la mer. Quelques-uns ont poussé dans cette direction jusqu’aux Montagnes de marbre, ces rochers consacrés par la superstition locale et dont le gouvernement, dans ces derniers temps, interdisait l’abord, même aux indigènes. On se rappelle encore ici ce qu’il en coûta, voila bientôt 30 ans, au mandarin de Tourane, pour s’être laissé entraîner par les fumées du champagne, à y conduire les officiers de la Favorite. Cinquante coups de bambou bien et dûment reçus par lui en présence de son auguste et débonnaire souverain, lui imprimèrent profondément dans le derme, le respect des ordonnances impériales.
Du reste, la description et le dessin que l’amiral Laplace a pu nous donner des Montagnes de marbre et de leurs temples souterrains, étant les plus complets que nous possédions en ce moment, les amateurs du pittoresque et les artistes (ces gens sont sans pitié) ne trouveront peut-être pas qu’ils étaient trop payés par le châtiment du magistrat cochinchinois.
Les Montagnes de marbre sont au milieu des sables, et à deux heures de Tourane ; elles ont le fleuve au nord, au midi l’Océan. À mesure qu’on en approche, on remarque de pauvres cabanes accroupies sous ces rochers et de petites pagodes construites dans de jolies grottes dont le courant vient baigner l’entrée. Les cinq rochers de marbre, qui semblent des sommets de montagnes englouties dans les sables, ou des cathédrales effondrées, sont séparés les uns des autres par des passages couverts d’arbrisseaux, de plantes grimpantes, ou obstrués de blocs noircis par les pluies et le vent de la mer… Un de ces sentiers, que des arbustes voilent de leur épais feuillage, aboutit à un long couloir taillé dans le roc et dont quelques marches largement espacées adoucissent la déclivité. Après quelques secondes passées au milieu de l’obscurité la plus complète, ce couloir conduit devant un souterrain dont l’aspect saisissant est d’un effet magique.
Cette excavation, à laquelle la main de l’homme semble avoir fait éprouver de grands changements, peut avoir cinquante pieds de long sur quarante de large, et à peu près quarante-cinq de hauteur. De la porte, que flanquent de chaque côté deux statues de pierre colossales, représentant un être humain au costume bizarre et un animal fabuleux, on descend par un escalier rapide au fond de la grotte qui reçoit le jour par une ouverture naturelle placée au milieu de la voûte, d’où pendent en festons des lianes couvertes de feuilles et de fleurs, dont l’éclat contraste admirablement avec les teintes variées et brillantes des rochers. Vis-à-vis l’entrée et dans un enfoncement élevé, auquel mène un petit chemin de brique terminé par quelques marches, est placé le grand autel orné de chandeliers rouges et de cierges de même couleur. Quelques autres ornements aussi simples entourent une statue de bois de trois pieds de haut et représentant un homme assis. Ses traits, ses vêtements qui n’ont rien du style chinois, ses pieds joints et posés à plat, ses mains étendues le désignent assez pour une idole du culte de Bouddha, culte qui a fourni aux Cochinchinois une grande partie de leurs superstitions et dont on retrouve dans toute leur contrée des monuments d’une antiquité fort reculée (voy. p. 57).
On ne sait si cette religion est venue en ce pays de la Chine, ou s’il n’y a pas été déposé par des missionnaires indous ou cingalais, à l’époque de la grande prédication bouddhiste. Toujours est-il que les dogmes moraux de Sakhia-Mouni ne sont connus dans l’Annam que d’une minorité imperceptible, et que la plupart des grands de l’État, aussi ignorants que la masse populaire, croient aux sorciers, au diable, aux bons et aux mauvais génies des quatre éléments. Pour un Cochinchinois, les os de tigre réduits en poudre, la cendre de cornes de cerf, et la cervelle d’éléphant sont doués d’admirables propriétés. Celle-là rend léger à la course le lourdaud le plus épais, celle-ci donne du cœur au plus lâche gredin, enfin la dernière, plus précieuse encore, peut faire d’un imbécile un mandarin lettré. Bien d’autres recettes aussi infaillibles ont cours parmi les pauvres Annamites ; ils les tiennent sans doute de leurs voisins les Chinois, qui pourraient très-bien les avoir transmises à des populations moins éloignées de la Seine et de la Tamise.
Au moment de fermer mon courrier, j’ai à vous rendre compte d’un succès significatif pour nos armes. Depuis l’affaire du 15 septembre, les Cochinchinois, repliés au nord du ravin, concentraient leurs forces et élevaient de nouveaux retranchements sur un mont élevé qui domine à la fois la route de Hué à son entrée dans les montagnes, et les abords de la presqu’île de Callao. Cette position leur permettait de se maintenir en face de nous dans une situation toujours menaçante, de recevoir des vivres, des munitions et des renforts de toute sorte. Le contre-amiral Page comprit qu’avant de reporter la majeure partie des forces dont il dispose dans le nord de la Chine, il lui fallait rejeter les Cochinchinois au delà de la ligne de faîte des montagnes ; en conséquence, le 18, à quatre heures du matin, la frégate Némésis, le Phlégéton, deux canonnières, un transport et une corvette espagnole quittaient le mouillage, se rendaient de l’autre côté de la baie de Tourane, à trois lieues environ, et s’embossaient devant des fortifications de l’ennemi, qui ouvrit immédiatement un feu aussi soutenu que meurtrier. La frégate Némésis, portant le pavillon de l’amiral, fut particulièrement le point de mire des pièces ennemies, et a eu fort à souffrir durant les premiers moments de l’attaque : un timonnier a eu la tête emportée aux côtés de l’amiral ; quelques moments après, un chef de bataillon du génie, auquel il donnait un ordre, a été coupé en deux ; le commandant de la frégate recevait en même temps une blessure à la tête ; un enseigne de vaisseau, M. de Fitzjames, était atteint par un éclat de bois ; un élève était blessé au bras. Cependant le feu plus précis de nos marins ne tarda pas à prendre le dessus ; une immense colonne de feu et de fumée s’élevant dans les airs, nous apprit qu’un de nos boulets avait donné en plein dans un magasin à poudre, et l’amiral chargea son chef d’état-major, M. de Saulx, d’opérer la descente à terre et de s’emparer du fort principal. À la tête d’une colonne de 300 hommes, cet officier exécuta cet ordre avec entrain et promptitude, et, malgré la vive résistance des Annamites et les difficultés du terrain, enleva son détachement avec vigueur, pénétra le premier dans l’ouvrage, et bientôt de tous les points de la baie on put voir le pavillon français flotter sur le point culminant. L’affaire avait duré trois quarts d’heure, nous avait coûté des pertes sensibles, mais avait amené un important résultat en nous rendant maîtres de la route de Hué, la seule voie ouverte à nos ennemis, et par où ils tiraient toutes leurs ressources. Désormais toutes les pentes extérieures et les crêtes des montagnes qui entourent la baie sont à nous, et nous pourrons descendre sur les revers opposés dès que nos chefs le jugeront opportun.
(Toute la partie descriptive de cet article paraît très-exacte : mais peut-être convient-il de n’admettre qu’avec réserve quelques-unes des appréciations relatives à la population cochinchinoise et aux conséquences de notre expédition : nous reviendrons sur ce sujet.)