La Civilisation en Italie au temps de la Renaissance/I/3

La Civilisation en Italie au temps de la Renaissance. Tome 1
Traduction par Louis Schmitt.
Plon (p. 18-33).

CHAPITRE III
LA TYRANNIE AU QUINZIÈME SIÈCLE

La tyrannie au quinzième siècle présente un tout autre caractère. Un grand nombre de petits tyrans, et même quelques-uns des plus considérables, tels que les Scala et les Carrara, ont cessé d’exister ; les puissants se sont arrondis et ont donné à leurs États une organisation plus savante ; sous la main de la nouvelle dynastie aragonaise, Naples obéit à une direction plus éaergique. Mais ce qui caractérise surtout ce siècle, ce sont les efforts des condottieri pour arriver à la souveraineté indépendante, et même à la couronne : c’est un nouveau pas vers le triomphe de la forcé ; en même temps c’est une prime élevée, qui peut tenter le talent aussi bien que la scélératesse. Pour se ménager un appui, les petits tyrans entrent volontiers au service des États puissants et deviennent leurs condottieri, ce qui leur procure un peu d’argent et, d’autre part, leur assure l’impunité de plus d’un méfait, peut-être même l’agrandissement de leur territoire. En somme, grands et petits sont désormais obligés de se donner plus de peine, de joindre l’intelligence et le calcul à la force, et de s’abstenir de cruautés inutiles ; ils ne peuvent plus commettre d’autres méfaits que ceux qui leur permettent d’arriver à leur but ; ceux-là, les juges désintéressés dans la question les leur pardonnent. Ici l’on ne trouve point de trace de cet amour, de ce respect qui faisait la force des princes légitimes de l’Occident ; le souverain italien a, tout au plus, une sorte de popularité qui se borne à sa capitale ; ce qu’il lui faut pour réussir, c’est le talent, la prudence, le calcul. Un caractère comme celui de Charles le Téméraire, qui se lance avec une passion furieuse dans des entreprises qui n’ont aucun caractère pratique, était pour les Italiens une véritable énigme. « Mais les Suisses ne sont que des paysans, et, quand même on les tuerait tous, leur mort ne constituerait pas une réparation pour tous les seigneurs bourguignons qui pourraient périr dans la lutte ! Lors même que le due posséderait la Suisse sans avoir à la conquérir, il n’y gagnerait pas cinq mille ducats de revenu annuel, etc.[1]. » Ce qui, dans Charles le Téméraire, rappelait le moyen âge, c’est-à-dire ses fantaisies ou ses idées chevaleresques, l’Italie depuis longtemps ne le comprenait plus[2]. Le prince qui allait jusqu’à donner des soufflets à ses lieutenants, et qui pourtant les gardait à son service ; le prince qui maltraitait ses troupes pour les punir d’un échec subi, et qu’on voyait ensuite blâmer ses conseillers intimes en présence des soldats, devait être, pour les diplomates du Sud, un homme condamné. Quant à Louis XI, cet habile politique qui, en matière d’astuce, en aurait remontré aux princes italiens, et qui se posait en grand admirateur de François Sforza, sa nature vulgaire le place, sous le rapport de la culture de l’esprit, bien au-dessous de ses modèles.

Dans les différents États italiens du quinzième siècle, le bien et le mal se trouvent mélangés dans une bien singulière proportion. La personnalité des princes devient si remarquable, souvent si imposante, si caractéristique[3] pour la situation qu’ils ont et pour le rôle qu’ils doivent remplir, qu’il est difficile de les juger d’après les règles d’une morale inflexible.

L’illégitimité est le vice originel dont le pouvoir des princes est entaché ; il s’y attache une sorte de malédiction contre laquelle rien ne peut prévaloir. Leur reconnaissance ou leur investiture par l’Empereur n’y peut rien, parce que le peuple ne tient nul compte du morceau de parchemin que les souverains sont allés chercher dans quelque pays lointain ou qu’ils ont acheté à un étranger de passage dans leurs États[4]. Si les Empereurs avaient été bons à quelque chose, ils auraient empêché l’avénement des tyrans ; voilà ce que disait la logique du simple bon sens. Depuis le voyage de Charles IV à Rome, les Empereurs n’ont plus fait que sanctionner en Italie l’état violent qui s’était formé sans eux, sans toutefois pouvoir le garantir autrement que par des chartes sans valeur. La conduite tenue par Charles en Italie, les deux fois qu’il y a séjourné (1354 et 1368), est une des plus honteuses comédies politiques qu’on ait jamais vues. On peut lire dans Matteo Villani[5] comment les Visconti l’ont promené sur leur territoire et l’en ont fait sortir finalement, l’escortant toujours et partout ; comme il se démène, vrai marchand forain, pour se faire payer sa marchandise, c’est-à-dire les privilèges qu’il vend à ses clients ; quelle pitoyable figure il fait à Rome, et comment il repasse enfin les Alpes avec son escarcelle pleine, sans avoir donné un coup d’épée ! Malgré cela, des patriotes exaltés, des poëtes, qui révalent le rétablissement de l’ancienne grandeur de l’Italie, fondaient sur son apparition de grandes espérances, qui naturellement furent ruinées par sa déplorable conduite, Pétrarque avait, dans mainte lettre, engagé l’Empereur à passer les Alpes pour rendre à Home son ancienne splendeur et pour restaurer l’empire de l’univers. Quand Charles IV fut venu ea Italie, naturelleraeat sans penser le moins du monde à d’aussi grands projets, il espéra voir ses rêves se réaliser et ne se lassa point d’entretenir le prince de ses idées ambitieuses, soit par ses discours, soit par ses lettres ; mais il finit par se détourner de lui quand il crut voir l’autorité humiliée par la soumission de Charles IV au Saint-Siège[6].

Du moins, lors de son premier voyage (1414), Sigisraond avait la bonne intention de chercher à intéresser le pape Jean XXIII à son concile ; ce fut dans cette circonstance que, l’Empereur et le Pape étant sur la grande tour de Crémone pour admirer le panorama de la Lombardie, le tyran local Gabrino Fondolo, leur hôte, eut envie de les jeter tous deux en bas. La seconde fois, Sigismond apparut tout à fait en aventurier : il ne fit acte d’Empereur qu’en couronnant le poète Beccadelli ; pendant plus de six mois il resta à Sienne comme dans une prison pour dettes, et ensuite il ne put qu’à grand-peine arriver à se faire couronner à Rome.

Que faut-il enfin penser de Frédéric III ? Ses visites en Italie ont le caractère de voyages de vacances ou de parties de plaisir effectuées aux dépens de princes qui voulaient avoir leurs droits confirmés par lui, ou qui étaient fiers de recevoir somptueusement un Empereur. Tel fut le cas d’Alphonse de Naples, à qui la visite impériale coûta jusqu’à cent cinquante mille florins d’or[7]. Lors de son deuxième retour de Rome (1469), Frédéric passa une journée entière dans sa chambre, à Ferrare[8], occupé à distribuer et à contre-signer des promotions. Il alla jusqu’au chiffre de quatre-vingts : il nomma des cavalieri, des dortoir, des conti, des notaires ; il créa des conti de différentes nuances, par exemple ; un conte palatino, un conte avec le droit de nommer des dottori jusqu’à concurrence de cinq ; un conte avec le droit de légitimer des bâtards, de créer des notaires, de réhabiliter des notaires déclarés indignes, etc. Seulement son chancelier demanda, pour l’expédition des brevets dont il s’agit, des honoraires qui furent trouvés un peu exagérés à Ferrare[9]. On ne parle pas des réflexions auxquelles se livra le seigneur Borso, qui se fit nommer, à cette occasion, duc de Modène et de Reggio, moyennant une redevance annuelle de quatre mille florins d’or, lorsqu’il vit son protecteur impérial signer des brevets avec un tel entrain, et toute sa petite cour se pourvoir de titres. Les humanistes, dont la parole faisait autorité à cette époque, étaient divisés selon leurs intérêts. Tandis que les uns[10] célèbrent l’Empereur avec l’enthousiasme conventionnel de la Rome impériale, le Pogge[11] ne sait plus du tout ce que signifie le couronnement ; chez les anciens, dit-il, on ne couronnait qu’un général victorieux, et c’était une couronne de laurier qu’on lui posait sur la tête[12].

Avec Maximilien Ier commence une nouvelle politique impériale à l’égard de l’Italie, Une politique qui se rattache à l’intervention de peuples étrangers. Son début, l’iuvestiiure de Ludovic le More avec suppression de son malheureux neveu, n’était pas de ceux qui portent de bons fruits. D’après la théorie moderne de l’intervention, quand deux compétiteurs se disputent un pays, un troisième peut venir prendre sa part du butin, et c’est ainsi que l’Empire pouvait aussi demander sa part. Mais il ne fallait plus parler de droit et d’autres considérations de ce genre. Lorsqu’on 1502 on attendait Louis XII à Gênes, qu’on détruisait la grande salle du palais des doges, et que partout on peignait des fleurs de lys, l’historien Senarega[13] allait demandant de tous côtés ce que signifiait cette aigle qu’on avait toujours épargnée au milieu de tant de révolutions, et quels droits l’Empire avait sur Gênes. Personne ne savait lui répondre autre chose que la phrase sacramentelle ; Gênes est une camera imperii. En général, personne en Italie n’était capable de répondre pertinemment à de pareilles questions. Ce n’est que lorsque Charles-Quint fut à la fois maître de l’Espagne et de l’Empire qu’il put, avec les ressources que lui fournissait l’Espagne, faire prévaloir aussi ses droits d’Empereur. Mais ce qu’il gagna ainsi profita, comme on le sait, non pas à l’Empire, mais à la puissance espagnole.

À l’illégitimité politique des princes du quinzième siècle se rattachait l’indifférence à l’égard de la légitimité de la naissance, indifférence qui choquait tant les étrangers, Commines, par exemple. L’un était en quelque sorte la conséquence naturelle de l’autre. Pendant que dans le Nord, notamment dans la maison de Bourgogne, on attribuait aux bâtards des apanages particuliers, nettement délimités, des évêchés, etc., pendant que dans le Portugal une ligne bâtarde ne se maintenait sur le trône qu’au prix des plus grands efforts, il n’y avait plus en Italie une seule maison princière qui n’eût eu et qui n’eût supporté tranquillement dans la ligne principale quelque descendance illégitime. Les Aragonais de Naples étaient la branche bâtarde de la maison, car ce fut le frère d’Alphonse Ier qui hérita de l’Aragon lui-même. Peut-être le grand Frédéric d’Urbiu n’était-il pas un vrai Montefeltro. Lorsque Roi|Pie|II}} se rendit au Congrès de Mantoue (1459), huit bâtards de la maison d’Este vinrent à sa rencontre[14], et parmi eux se trouvaient Borso, le duc régnant lui-même, et deux fils illégitimes de son frère et prédécesseur Leonello, également illégitime. Il y a plus : ce dernier avait eu une épouse légitime ; c’était une fille illégilime d’Alphonse Ier et d’une Africaine[15]. Souvent aussi l’on reconnaissait des droits aux bâtards, notamment quand les fils légitimes étaient mineurs et que la vacance du trône créait de sérieux dangers ; on admettait une sorte de droit d’aînesse, sans examiner si la naissance du prince qui prenait la couronne était légitime ou non. Partout, en Italie, l’intérêt direct de l’État, la valeur de l’individu et la mesure de son talent sont plus puissants que les lois et les coutumes du reste de l’Occident. N’était-ce pas le temps où les fils des papes se taillaient des principautés dans la Péninsule ?

Au seizième siècle, grâce à l’influence des étrangers et de la réaction politique qui commençait à se faire sentir, la question de la légitimité fut traitée moins légèrement ; Varchi trouve que la succession des fils légitimes est « commandée par la raison et qu’elle a été, de toute éternité, conforme à la volonté du ciel[16] ». Le cardinal Hippolyte Médicis fondait son droit à régner sur Florence sur le fait qu’il était issu d’une union peut-être légitime, ou du moins qu’il était fils d’une femme noble et non d’une servante[17] (comme le duc Alexandre). À cette époque commencent aussi les mariages de sentiment ou mariages morganatiques, qui, pour des raisons morales et politiques, n’auraient guère eu de sens au quinzième siècle.

La plus haute expression, la forme la plus admirée de l’illégitimité au quinzième siècle, c’est le condottiere, qui devient prince souverain, quelle que soit d’ailleurs son origine. Au fond, la prise de possession de l’Italie inférieure par les Normands au onzième siècle n’avait pas été autre chose ; mais, à l’époque dont nous parlons, des projets de ce genre commençaient à entretenir la Péninsule dans un état d’agitation qui allait devenir permanent.

Un condottiere pouvait s’élever au rang de souverain même sans usurpation, quand, par exemple, celui qui le payait lui donnait des terres à défaut d’argent et d’hommes[18] ; du reste, même quand un chef de mercenaires renvoyait momentanément la plupart de ses soldats, il avait besoin d’un lieu sûr où il pût prendre ses quartiers d’hiver et cacher les provisions indispensables. Le premier exemple d’un chef de bande indemnisé de la sorte, c’est John Hawkwood, qui reçut du pape Grégoire IX les villes de Bagnacavallo et de Cotiguola[19]. Mais quand avec Albéric da Barbiano des armées italiennes et des chefs italiens entrèrent en scène, il devint bien plus facile de gagner des principautés, ou, si le condottiere était déjà souverain quelque part, d’agrandir ses possessions. L’ambition effrénée des condottieri éclata pour la première fois dans le duché de Milan, après la mort de Jean Galéas (1402) ; les deux fils de ce prince (p. 16) ruinèrent surtout leur puissance en cherchant à détruire ces tyrans militaires ; aussi le plus grand d’entre eux, Facino Cane, légua-t-il en mourant à la maison régnante sa veuve future, un grand nombre de villes et quatre cent mille florins d’or ; de plus, Béatrice de Tende (p. 17) entraîna à sa suite les soldats de son premier mari [20]. C’est de cette époque que datent ces rapports, immoraux au delà de toute mesure, entre les gouvernements et leurs condottieri, qui donnent au quinzième siècle un caractère si étrange. Une vieille anecdote[21], une de ces anecdotes qui sont vraies partout et nulle part, peint ces rapports à peu près de la manière suivante : les citoyens d’une ville (c’est de Sienne qu’il s’agit probablement) avaient un général qui les avait délivrés dune incursion ennemie ; tous les jours ils se demaiidaient quelle récompense on devait lui décerner ; ils finirent par déclarer qu’ils ne pourraient jamais le récompenser assez, même s’ils l’investissaient de l’autorité suprème. Alors l’un d’eux prit la parole et dit : Tuons-le, ensuite nous l’adorerons comme un patron de la ville. Et il fut traité peu après comme le sénat de Rome traita Romulus. En effet, les condottieri avaient surtout à se défier de ceux qu’ils servaient ; quand ils combattaient avec succès, ils devenaient dangereux, et on les faisait disparaître comme Robert Malatesta, qui fut dépêché dans l’autre monde aussitôt après la victoire qu’il avait remportée pour le compte de Sixte IV (1482) ; mais parfois, au premier revers, on les punissait comme les Vénitiens avaient puni Carmagnola (1432) [22]. Ce qui caractérise la situation au point de vue moral, c’est que souvent les condottieri étaient obligés de livrer comme otages leurs femmes et leurs enfants, et que, malgré cela, ils n’inspiraient ni ne ressentaient la confiance. Il aurait fallu qu’ils fussent des héros d’abnégation, des caractères comme Bélisaire, pour ne pas amasser dans leur cœur des trésors de baine ; il aurait fallu qu’ils fussent foncièrement bons pour ne pas devenir de francs scélérats. Et c’est sous cet aspect que nous apprenons à connaître beaucoup d’entre eux ; nous trouvons chez eux le mépris le plus profond des choses les plus sacrées, la cruauté et la trahison poussées à leurs dernières limites ; ils sont presque tous gens à mourir en se riant des foudres de l’Église. Mais en même temps, chez plus d’un, la personnalité, le talent se développent à un degré merveilleux, et leurs soldats reconnaissent et admirent cette supériorité. On trouve ainsi les premières armées des temps modernes où ia valeur personnelle du chef, indépendamment de toute autre considération, est le principal, le tout-puissant ressort. La vie de François Sforza[23] est une preuve éclatante de ce fait ; il n’y a pas de préjugé de caste qui eût pu l’empêcher de devenir l’idole de tous et de se servir de cette popularité dans les moments difficiles. On a vu parfois les ennemis déposer les armes à son aspect, se découvrir et le saluer respectueusement, parce que chacun le regardait comme le « père commun des soldats ».

Cette famille Sforza est surtout inléressante parce qu’on croit la voir, dès l’origine, s’acheminer vers le trône[24]. C’est sa grande fécondité qui fut la cause première de sa brillante fortune : le père de François, Jacques Sforza, qui était déjà très-célèbre, avait vingt frères et sœurs, qui tous avaient été élevés à la dure dans la ville de Cotignola près de Faenza, et qui avaient grandi sous l’impression d’une de ces éternelles vendettas romagnoles qui armait leur famille contre les Pasolini. Toute la maison n’était qu’un arsenal et qu’un corps de garde ; la mère et les filles elles-mêmes étaient dc véritables guerrières. Jacques n’avait que treize ans lorsqu’il partit secrètement à cheval pour aller rejoindre, tout près de Panicale, le condottiere pontifical Boldrino. C’était celui qui, tout mort qu’il était, commandait encore jnsqu’à ce qu’il trouvât un successeur digne de lui ; en effet, le mot d’ordre sortait d’une tente toute garnie de drapeaux, dans laquelle on conservait le corps embaumé de l’illustre chef. Lorsque, grâce à ses exploits de condottiere, Jacques fut arrivé à une haute situation, il associa les membres de sa famille à sa fortune et s’assura ainsi les avantages que vaut à un prince une nombreuse dynastie. Ce sont ses parents qui empêchent l’armée de se disperser, pendant qu’il est enfermé dans le Castel Nuovo à Naples, et c’est sa sœur en personne qui s’empare des négociateurs du roi et qui, en détenant ces otages, le sauve de la mort.

Ce qui prouve que Jacques Sforza se croyait assuré d’un avenir sérieux et durable, c’est qu’en matière pécuniaire il respectait scrupuleusement les engagements qu’il avait pris, ce qui lui faisait trouver du crédit chez les banquiers, même après la défaite ; c’est que partout il protégeait les paysans contre la licence des soldats, et qu’il ne permettait pas de détruire les villes conquises ; mais ce qui le montre mieux que tout le reste, c’est qu’il maria sa célèbre concubine (Lucie, mère de François) à un autre, afin de rester libre de s’allier à une famille princière. Le mariage de ses proches était subordonné à des calculs dn même genre. Il ne donna jamais dans l’impiété ni dans la vie désordonnée des autres condottieri ; les trois maximes qu’il recommanda à son fils François lorsqu’il le lança dans le monde, étaient celles-ci : Ne touche jamais à la femme d’autrui ; ne frappe aucun de tes gens, ou, si cela t’arrive, envoie-le bien loin ; enfin, ne monte jamais un cheval ayant la bouche dure ou sujet à perdre ses fers. Mais avant tout il avait pour lui la personnalité, sinon d’un grand capitaine, du moins d’un grand soldat, un corps robuste, rompu à tous les exercices, une figure de paysan bien populaire, une mémoire remarquable grâce à laquelle il connaissait et retenait ce qui avait rapport à tous ses soldats, à tous leurs chevaux, à tous les détails de leur vie de mercenaires. Le cercle de ses connaissances ne s’étendait pas au delà de l’Italie ; mais il consacrait tous ses loisirs à l’étude de l’histoire et faisait traduire pour son usage des auteurs grecs et latins.

François, son fils, qui surpassa encore la gloire de son père, a travaillé dès l’origine à fonder une grande domination ; aussi a-t-il gagné le puissant duché de Milan, grâce à l’éclat avec lequel il a conduit ses armées et à sa mauvaise foi, qui ne connaissait point de scrupules (1447-1450).

Son exemple fut contagieux. Sylvius Énéas[25] écrivait à cette époque : « Dans notre Italie amoureuse de changements, où rien n’est solide et où il n’y a pas une puissance séculaire, les valets peuvent facilement devenir rois. » Un individu, qui se nommait lui-même « l’homme de la fortune », occupait alors plus qu’aucun autre l’imagination de tout le pays : c’était Giacomo Piccinino, le fils de Nicolo. Tout le monde se posait cette question brûlante, si lui aussi réussirait ou non à fonder une principauté. Les États considérables avaient un intérêt évident à l’empêcher, et François Sforza trouvait aussi qu’il y avait avantage pour lui à clore la liste des condottieri devenus souverains. Mais les troupes et les chefs qu’on envoya contre lui, lorsqu’il avait voulu, par exemple, s’emparer de Sienne, reconnurent que leur intérêt était de le soutenir[26]. » S’il tombait, se disaient-ils, il nous faudrait retourner à la charrue. Tout en le tenant enfermé dans Orbitello, ils lui firent passer des provisions, et il parvint à sortir avec honneur de ce mauvais pas. Mais il ne put toujours échapper à son destin. Toute l’Italie était attentive à ce qu’il allait faire lorsqu’en 1465 revenant de voir Sforza à Milan, il se rendit à Naples, auprès du roi Ferrante. Malgré toutes les garanties, malgré les engagements les plus solennels, ce prince le fit assassiner dans le Castel Nuovo[27]. Même les condottieri qui possédaient des États obtenus par voie de succession ne se sentaient jamais en sûreté ; lorsque Robert Malatesta et Frédéric d’Urbin moururent le même jour, l’un à Rome, l’autre à Bologne (1482), il se trouva que chacun en mourant faisait recommander ses États à l’autre[28]. Tout semblait permis contre une classe de gens qui se permettait tant de choses. Tout jeune encore, François Sforza avait été marié à une riche héritière de Calabre, Polyxène Ruffa, comtesse de Montalto, qui lui donna une fille ; une tante empoisonna la femme et l’enfant, et s’empara de la succession[29].

À partir de la mort de Piccinino, la formation de nouveaux États de condottieri fut manifestement considérée comme un scandale qu’on ne devait plus tolérer ; les quatre « grands États » de Naples, de Milan, les États de l’Église et Venise semblèrent organiser un système d’équilibre qui ne comportait plus ces corps politiques irréguliers. Dans les États de l’Église ou fourmillaient de petits tyrans qui avaient été condottieri ou qui l’étaient encore, les princes neveux s’arrogèrent, à partir de Sixte IV, le droit exclusif de se livrer à de telles entreprises. Mais à la moindre perturbation les condottieri reparaissaient. Sous le triste règne d’innocent Vlll, un certain capitaine Boccalino, qui avait été autrefois au service delà Bourgogne, fut sur le point de se donner aux Turcs avec la ville d’Osimo, dont il s’était emparé[30] ; on fut trop heureux de pouvoir se débarrasser de lui en lui donnant une grosse somme d’argent, que lui fit accepter Laurent le Magnifique. En 1495, lors de la perturbation générale qui suivit la campagne de Charles VIII, un condottiere du nom de Vidovero de Brescia[31] essaya de se rendre souverain ; déjà antérieurement il s’était emparé de la ville de Cesène, en mettant à mort un grand nombre de seigneurs et de bourgeois ; mais le château tint bon, et il dut renoncer à son dessein ; en revanche, suivi d’une bande que lui avait cédée un autre sacripant, Pandolphe Malatesta de Rimini, fils de ce Robert dont il a été question plus haut et condottiere an service de Venise, il enleva la ville de Castelnuovo à l’archevêque de Ravenne. Les Vénitiens qui craignaient pis et qui d’ailleurs étaient pressés par le Pape, ordonnèrent à Pandolphe, « dans une bonne intention », de se saisir de son bon ami à l’occasion ; celui-ci s’empara en effet de sa personne, « bien qu’avec douleur » ; il reçut l’ordre de le faire mourir au gibet. Pandolphe eut la délicatesse de le faire étrangler d’abord dans sa prison et de le montrer ensuite au peuple. — Le dernier exemple remarquable d’usurpations de ce genre est fourni par le célèbre Castellan de Musso, qui, lors des désordres qui éclatèrent dans le Milanais après la bataille de Pavie (1525), se tailla une principauté sur les bords du lac de Côme.

    été à la tête d’une armée de 60, 000 soldats. Les Vénitiens ont-ils aussi empoisonné Alviano (1516), parce que, comme le dit Prato dans les Archiv. Stor., III, p. 348, il a secondé les Français avec trop d’ardeur à la bataille de S. Donato ? — La république se fit léguer par Colleoni toute sa succession, et, après sa mort (1475), elle se l’adjugea en vertu d’une confiscation en règle. Compar. Malipiero, Annali Veneti, dans les Archiv. Stor. VII, I, p. 244. Elle aimait à voir les condottieri placer leur argent à Venise. Ibid., p. 351.

  1. De Gingins, Dépêches des ambassadeurs milanais, Paris et Genève 1858, II, p. 200 ss. (N. 213.) Comp. II, 3 (n. 144), et II, 212 ss. (n. 218).
  2. Paul Jove, Elogia, p. 156 ss. Carolus Burgundiæ dux.
  3. C’est ce mélange de force et de talent que Machiavel appelle virtù et qu’on peut aussi concevoir comme étant compatible avec la sceleratezza, p. ex., Discorsi, I, 10, à propos de Sept. Sévcre.
  4. Voir sur ce sujet Franc. Vettori, Arch. stor., VI, p. 293. « L’investiture faite par un homme qui réside en Allemagne et qui d’un empereur romain n’a que le nom, ne saurait faire d’un scélérat le vrai seigneur d’une ville. »
  5. M. Villani, IV, 38, 39, 44. 56, 74, 76, 92 ; V, I, 2, 14-16, 21, 22, 36, 51, 54. Sans doute il reste à examiner si, par suite de l’antipathie qu’inspiraient les Visconti à cet historien, il n’a pas raconté bien des faits en les présentant sous des couleurs plus sombres que ne l’était la réalité. Dans un certain passage (IV, 74), il donne de grands éloges à Charles IV.
  6. Voir Appendice no 1 à la fin du volume.
  7. On trouveva de plus amples détails dans Vespasiano Fiorentino, éd. Mai, Spicilegium Romanum, vol. I, p. 54. Comp. 150 et Panormita, De dictis et factis Alphonsi, lib, IV, no 4.
  8. Diario Ferrarese, dans Murat., XXIV, col. 217 ss.
  9. Haveria voluto scortigare la brigata, Jean-Marie Filelfo, qui vivait en ce temps-là à Bergame, écrivit une violente satire in vulgus equitum auro notatorum. Comp. la Biographie de Filelfo, dans Favre, Mélanges d'histoire littéraire, 1856, I, p, 10.
  10. Annales Estenses, dans Murat., XX, col. 41.
  11. Poggi, Hist. Florent. pop., lib, VII, dans Murat., XX, Col. 381. Cette manière de voir se rattache aux sentiments antimonarchiques de beaucoup d’humanistes de cette époque. Comp. les renseignements précieux donnés par Bezold, la théorie de la souveraineté populaire pendant le moyen âge, Hist., t. XXXVI, p. 365.
  12. Un certain nombre d’années après, le Vénitien Léonard Giustiniani critiquait le terme d’imperator comme n’étant pas classique ; par suite, il déclarait qu’il ue pouvait s’appliquer aux empereurs d’Allemagne, et traitait les Allemands de barbares à cause de leur ignorance des usages et de la langue de l’antiquité. L’humaniste H. Bebel défendit les Allemands contre ces accusations. Gomp. L. Geiger, dans la Biogr. génér., II, 196.
  13. Senarega, De reb. Gemens., dans Murat., XXIV, col. 575,
  14. Ils sont énumérés dans le Diario Ferrarese ; voir Murat., XXIV, col. 203, Compar. Pii IV Commentarii, ed. Rom. 1854, II, p. 102.
  15. Maria Sanudo, Vita de duchi di Venezza, dans Murat., XXII, col. 1113.
  16. Varchi, Stor. Fiorent., I, p. 8
  17. Soriano, Relaz. di Roma, 1553, chez Tommaso Gar, Relazioni della Corte di Roma (dans Alberi, Relation déglinguée ambasciatori venait, II, ser, t. III, p. 281).
  18. Pour ce qui suit, compar. Canestrini, dans l’introduction du t. XV des Archiv. stor.
  19. Voir sur ce personnage Shepherd-Tonelli, Vita di Poggio, App., pp. 8-16.
  20. Cagnola, Archiv. stor., III, p. 28 ; et (Filippo Maria) da lei (Beatr.) ebbe molto tesoro e dinari e tutto la gente d’arme del dito Facino, che obedivano a lei.
  21. Infessura, dans Eccard, Scriptores, II, col. 1911. Machiavel (Discorsi, I, 30) pose au condottiere victorieux l’alternative de l’armée au maître qui le paye, ou de gagner les soldats, de s’emparer des places fortes et de punir le prince di quella ingratitudine, che esso gli userebbe.
  22. Compar. Barth. Facius, De vir. ill., p. 64, qui rapporte que C. a
  23. Cagnola dans les Archiv. stor., III, p. 121 ss.
  24. C’est, du moins, ce que dit Paul Jove, dans sa Vita magne Sfortiæ (Rome, 1539. Livre dédié au cardinal Ascanio Sforza), une des plus intéressantes de ses biographies.
  25. Æn. Sylvius, Commentar. de dictes et factis Alphonsi, Opera ed, 1538, p. 251. Notiate gaudens Italia nihil habet stabile, nullum in ea vetus regnum, facile hic ex servis reges videmus.
  26. Pii II, Comment., I, 46. Compar. 69
  27. Sismondi, X, p. 258. — Corio, fol. 412, où Sforza est considéré comme complice du meurtre parce que la popularité et le renom militaire de Piccinino lui avaient fait craindre des dangers pour ses propres fils. Storia Bresciana, dans Murat., XXI, col. 902. — Comme le raconte Malipiero, Ann. veneti archiv. stor., VII, I, p. 210 des exilés florentins tentèrent Colleoni, le grand condottiere vénitien, en lui offrant de le faire duc de Milan, s’il chassait de Florence leur ennemi Piero de Médicis.
  28. Allegretti, Diarii Sanesi, dans Murat., XVIII, p. 811.
  29. Orationes Philadelphi, ed. Venez. 1492, fol. 9, dans l’oraison funèbre de François.
  30. Marin Sanudo, Vite de duchi de Ven. dans Murat., XXII, col 1241. Compar. Reumont, Laurent de Médicis (Leipzig, 1874), II, pp. 324-327, et les passages qui y sont cités.
  31. Malipiero, Ann. Veneti, Archiv. stor., VII, I, p. 407.