La Cité des Hommes
La Cité des Hommes
I
Le règne est arrivé de leur sagesse impie ;
Ils ont touché le sol de leur chère utopie.
Pour fonder à leur gré la cité de la chair,
Le Seigneur leur livra la mer, la terre et l’air.
Libres du joug des mœurs, libres des lois divines,
Seuls maîtres, seuls debout sur toutes les ruines,
Ils promènent partout le stupide niveau,
Règle unique à leurs yeux et du juste et du beau.
Ils sont égaux ! Nul front, dans leur Babel énorme,
Ne dépasse des fronts la bassesse uniforme.
Tout est conquis : richesse, épargnes du passé,
Puissance du savoir longuement amassé,
Champs, outils, greniers pleins, troupeaux, maisons prospères
Attestant les sueurs, les vertus de nos pères…
Sur la terre et ses fruits ils ont domaine entier ;
Mais c’est peu, quand jouir reste le seul métier ;
C’est trop peu ! pour grossir les profits du partage,
Ils mettent follement l’avenir au pillage.
La dernière forêt, tombant sous leur viol,
Des sommets décharnés s’écroule avec le sol.
Ils dévorent le sein de la mère nourrice ;
Après eux, s’il le faut, que tout son lait tarisse.
L’œuvre du peuple est faite ! Il va fêter en paix
Le bien-être, seul dieu de leurs rêves épais.
Voyez-la s’élever la cité de l’orgie !
Des fleurs couvrent le sang dont sa base est rougie ;
L’édifice, enrichi des dépouilles du temps, ’
Convie aux longs festins ses impurs habitants.
Écoutez ! c’est la chair qui chante sa victoire
Et des sottes vertus nargue la vieille histoire.
Un regard aux splendeurs de ces autels sans dieu !
Car l’éternelle nuit va descendre avant peu.
En vouant aux plaisirs cette ville rebelle,
Oublieux de la mort, l’homme a bâti pour elle ;
C’est elle qui s’avance à pas sûrs et sans bruit ;
Vous semez pour jouir, elle cueille ce fruit.
Ces ans comptés par Dieu, que l’homme à Dieu refuse,
Voilà que dans un jour la volupté les use.
L’heure presse ! Écoutez, de ce monde aux abois,
Sur le seuil du néant monter les folles voix.
CHŒUR DES HOMMES
Jouissons ! le bonheur est un droit de nature.
La vie est un festin ;
Arrière qui l’ajourne à la moisson future ;
Ce jour seul est certain !
L’espoir d’un autre monde est un mensonge austère ;
Cette vie a son miel.
Jouissons ! Ils voulaient nous dérober la terre
Ceux qui parlaient d’un ciel.
« Ce globe, disaient-ils aux crédules ancêtres,
Et ses fruits sont maudits. »
Mais nous en ferons bien, quand nous serons les maîtres,
Le seul vrai paradis.
Changer enfin la terre en séjour de délices,
Ce n’est pour nous qu’un jeu ;
Il suffît d’abolir ces trois fléaux complices :
Le roi, le prêtre et Dieu !
De renverser les lois, ces injustes barrières
Faites pour les petits ;
Et d’ouvrir, sans remords, de plus vastes carrières
A tous les appétits.
Rien de pur, rien d’impur ! Que le plaisir gouverne
En maître souverain.
Malheur à qui dira qu’à la chair subalterne
L’âme doit mettre un frein !
Le désir est sacré ; l’esprit n’est qu’un organe
Créé pour le servir.
L’homme est bon, lorsqu’il suit ces instincts que l’on damne
Et qu’il doit assouvir.
Pour fonder nos cités, pour trouver, sans miracles
Notre ciel toujours prêt,
Autour des passions écartons les obstacles :
C’est là tout le secret.
Vieux mots sur qui vivaient les antiques familles :
Abstinence et travail !
Croulez sous les débris des dernières bastilles,
Indigne épouvantail.
A d’autres les labeurs, l’épargne misérable !
Chaque jour se suffit.
La nature est pour tous un fonds inépuisable ;
Tout plaisir est profit.
Qui desséchait le sein de la bonne déesse ?
Les prêtres et les rois.
Brisons à tout jamais leur sceptre qui nous blesse,
Et rentrons dans nos droits !
A nous donc la nature et pressons sa mamelle
Sans labeurs superflus !
Elle porte la vie et nos plaisirs en elle,
Et ne tarira plus.
II
Dans les cités sans lois, hormis les lois infâmes
Des libres appétits qui gouvernent les âmes,
Tout à sa folle orgie, un peuple insoucieux
Mange les derniers grains du grenier des aïeux ;
Sans savoir, l’insensé ! qu’en sa longue révolte,
Il use le sol même avec chaque récolte.
Car le sol nourricier, domaine des humains,
Comme il peut s’enrichir s’épuise entre nos mains.
Hélas ! les pleurs de l’homme et sa sueur austère
Sont le sel nécessaire aux vertus de la terre.
L’homme n’obtient son pain, éternel indigent,
Qu’en vouant à la terre un culte intelligent ;
Elle n’a de bonté, de vertu productive,
Que la vertu de l’âme et du bras qui cultive.
Quand l’esprit est aveugle et quand les reins sont mous,
Toute vigueur du sol se tourne contre nous ;
Et, de ces mêmes flancs, pleins de moissons fertiles,
La terre fait jaillir la ronce et les reptiles.
Quand de son front touffu les bois sont respectés,
Elle en verse l’eau pure et l’ombrage aux étés.
Mais dès qu’un soc impie a fait les cimes chauves,
Du squelette des monts, du crâne des rocs fauves,
Les torrents descendus, comme des dieux vengeurs,
Détruisent la vallée et ses peuples rongeurs,
Brillant de nos vertus, ou terni par nos fautes,
Ce globe est le miroir de l’âme de ses hôtes.
La nature avec nous subit, incessamment,
Des chutes de l’orgueil l’antique châtiment.
Homme ! tu peux, au sein de la mère nourrice,
Du sang originel inoculer le vice ;
Ou bien, comme ton cœur transformant chaque lieu,
Refaire tout un monde à l’image de Dieu.
Mais le peuple, en ces jours insensés et cupides,
Décharné les sommets et les coteaux rapides,
Et, comme aux saints autels, fait la guerre aux forêts
Où les vertus du globe ont leurs germes secrets.
Les monts, les fronts humains portent les traces viles
Du niveau promené par les haines serviles.
Le rocher nu succède aux bois, aux prés fleuris.
Les vallons, encombrés d’infertiles débris,
Après quelques saisons de récoltes prodigues,
Sont des lits de cailloux où roule une eau sans digues.
Sur la plaine et les champs, à jamais recouverts,
Les fétides marais étendent leurs flots verts.
Les reptiles fangeux, les fièvres et les pestes
Éclosent par milliers des miasmes funestes.
Or, pour dompter encor les fléaux souverains,
Les peuples ont perdu la force de leurs reins ;
Leur chair, ivre toujours, dans sa lourde fumée
Éteint cette science à l’orgueil allumée.
Le sang est appauvri, bu par les passions ;
Le flot va décroissant des générations.
Toute raison pâlit ; toute beauté s’efface.
Le seul pouvoir du mal survit chez cette race.
Plus faibles sont les corps, plus les cœurs vicieux
De forfaits inconnus épouvantent les cieux.
Alors, dans notre monde, où le soleil s’éclipse,
Commencera des temps la sombre Apocalypse ;
Ces prodiges sans nom, ce déluge de maux
A Jean le bien-aimé révélés dans Patmos.
Sept Anges ont versé sur les eaux et les plantes
Des colères de Dieu les sept coupes sanglantes.
Sur la terre maudite à ses quatre horizons
Toute sève tarit, excepté les poisons ;
Et, contre l’homme, issus des marais et des sables,
Surgissent tout à coup des monstres innombrables.
La chair, comme l’esprit, n’a, dans ce temps fatal,
Conservé de fécond que les germes du mal.
Alors, comme aux vieux jours que le crime ramène,
Les bêtes prévaudront contre la race humaine.
Les hommes ne sont plus ces vigoureux enfants
Qui disputaient la proie aux lions triomphants,
Et, même après Éden, sur tout ce qui respire
De l’être intelligent rétablissaient l’empire.
Tant de siècles sans Dieu, dans la chair accroupis,
Ont fait des nations de vieillards décrépits :
L’homme éteint, sans ressort, incapable de lutte,
Tombe, de race en race, au-dessous de la brute.
Je le vois, je le vois, l’Adam des derniers jours !
Il rampe sur ses mains, il se traîne à pas lourds,
Et promène au niveau de la fange et de l’herbe
Ce front que notre orgueil relevait si superbe.
Ce n’est plus l’Ange, hélas ! même l’Ange exilé,
A qui, dès son berceau, le Seigneur a parlé ;
Et qui, malgré sa chute et dans l’ombre charnelle,
Garde encor de son Dieu l’empreinte originelle ;
C’est l’animal pensant, tel que vous l’avez fait ;
Mûri par vos leçons, voilà l’homme en effet !
O sophistes, voyez ! c’est bien la bête immonde
Éclose lentement de l’œuf grossier du monde ;
En qui l’esprit, issu des besoins de la chair,
Ne survit pas aux sens et meurt comme un éclair.
Triomphez ! le voilà tel que dans votre rêve :
L’homme naquit ainsi rampant sur une grève ;
Avant de s’adorer, quand sa raison grandit,
Il procéda du ver, c’est vous qui l’avez dit !
Or, pour dernière fin, ce fils de la matière
Restitue au limon son âme tout entière ;
Il rend tout à la terre, il en a tout reçu ;
Voilà le genre humain que vous avez conçu !
Mais la mort ne tient pas vos promesses infâmes ;
Le néant désiré n’engloutit pas vos âmes ;
Vous le saurez trop tard, ô prophètes pervers,
Non ! tout ne finit pas avec l’œuvre des vers.
La tombe, où vous rêvez un éternel refuge,
Nous livrera vivants aux bras de notre juge.
Comme en tremblant, alors, vous, cyniques railleurs,
Vous porterez envie aux hommes des douleurs,
Combien, devant ce Dieu qu’un seul remords désarme,
Vous sentirez le prix d’une pieuse larme !
Mais rien ne coulera de vos yeux éperdus,
Hors vos venins sur terre aujourd’hui répandus.
Ravalant le poison qu’ont vomi vos blasphèmes,
Vous ne pourrez maudire et haïr que vous-mêmes ;
Et, du feu qui vous ronge irritant la fureur,
Vos âmes se verront, et se feront horreur.
Qu’ai-je dit ? ô mon Dieu, pitié pour mon audace !
Moi, pécheur, j’ose prendre une voix qui menace ;
Moi qui n’aurais, dans l’ombre admis à supplier,
Qu’à frapper ma poitrine et qu’à m’humilier,
Avant que votre appel ici ne retentisse,
J’ose aller au-devant du jour de la justice ;
J’ose, en mon sens étroit, sonder vos jugements
Et, criminel aussi, parler de châtiments !
Mon Dieu, puisque entre tous, j’ai besoin de clémence,
Laissez-moi ne rien voir que votre amour immense ;
Mes yeux n’embrassent pas, Seigneur, l’éternité ;
Je ne sens l’infini que dans votre bonté.
J’ignore tout, mon Dieu ; ma misère est profonde !
Mais je crois à ton fils né pour sauver le monde,
Et j’invoque, en serrant sa croix entre mes mains,
Le sang de Jésus-Christ mort pour tous les humains.