La Cité de Dieu (Augustin)/Livre XXII/Chapitre XX

Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 534-535).
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CHAPITRE XX.

AU JOUR DE LA RÉSURRECTION, LA SUBSTANCE DE NOTRE CORPS, DE QUELQUE MANIÈRE QU’ELLE AIT ÉTÉ DISSIPÉE, SERA RÉUNIE INTÉGRALEMENT.

Loin de nous la crainte que la toute-puissance du Créateur ne puisse rappeler, pour ressusciter les corps, toutes les parties qui ont été dévorées par les bêtes, ou consumées par le feu, ou changées en poussière, ou dissipées dans l’air ! Loin de nous la pensée que rien soit tellement caché dans le sein de la nature, qu’il puisse se dérober à la connaissance ou au pouvoir du Créateur ! Cicéron, dont l’autorité est si grande pour nos adversaires, voulant définir Dieu autant qu’il en est capable : « C’est, dit-il, un esprit libre et indépendant, dégagé de toute composition mortelle, qui connaît et meut toutes choses, et qui a lui-même un mouvement éternel[1] », Cicéron s’inspire ici des plus grands philosophes[2]. Hé bien ! pour parler selon leur sentiment, peut-il y avoir une chose qui reste inconnue à celui qui connaît tout, ou qui se dérobe pour jamais à celui qui meut tout ? Ceci me conduit â répondre à cette question qui paraît plus difficile que toutes les autres : à qui, lors de la résurrection, appartiendra la chair d’un homme mort, devenue celle d’un homme vivant ? Supposez, en effet, qu’un malheureux, pressé par la faim, mange de la chair d’un homme mort, et c’est là une extrémité que nous rencontrons quelquefois dans l’histoire et dont nos misérables temps[3] fournissent aussi plus d’un exemple, peut-on soutenir avec quelque raison que toute cette substance ait disparu par les sécrétions et qu’il ne s’en soit assimilé aucune partie à la chair de celui qui s’en est nourri, alors que l’embonpoint qu’il a recouvré montre assez quelles ruines il a réparées par ce triste secours ? Mais j’ai déjà indiqué plus haut le moyen de résoudre cette difficulté ; car toutes les chairs que la faim a consommées se sont évaporées dans l’air, et nous avons reconnu que la toute-puissance de Dieu en peut rappeler tout ce qui s’y est évanoui. Cette chair mangée sera donc rendue à celui en qui elle a d’abord commencé d’être une chair humaine, puisque l’autre ne l’a que d’emprunt, et c’est comme un argent prêté qu’il doit rendre. La sienne, que la faim avait amaigrie, lui sera rendue par celui qui peut rappeler à son gré tout ce qui a disparu ; et alors même qu’elle serait tout à fait anéantie et qu’il n’en serait rien resté dans les plus secrets replis de la nature, le Dieu tout-puissant saurait bien y suppléer par quelque moyen. La Vérité ayant déclaré que « pas un cheveu de votre tête ne périra », il serait absurde de penser qu’un cheveu ne puisse se perdre, et que tant de chairs dévorées ou consumées par la faim pussent périr.

De toutes ces questions que nous avons traitées et examinées selon notre faible pouvoir, il résulte que les corps auront, à la résurrection, la même taille qu’ils avaient dans leur jeunesse, avec la beauté et la proportion de tous leurs membres. Il est assez vraisemblable que, pour garder cette proportion, Dieu distribuera dans toute la masse du corps ce qui, placé en un seul endroit, serait disgracieux, et qu’ainsi il pourra même ajouter quelque chose à notre stature. Que si l’on prétend que chacun ressuscitera dans la même stature qu’il avait à la mort, à la bonne heure, pourvu qu’on bannisse toute difformité, toute faiblesse, toute pesanteur, toute corruption, et enfin tout autre défaut contraire à la beauté de ce royaume, où les enfants de la résurrection et de la promesse seront égaux aux anges de Dieu, sinon pour le corps et pour l’âge, au moins pour la félicité.


  1. Tuscul. Lib. I, cap. 27.
  2. La définition de Cicéron peut, en effet, s’appliquer à merveille au dieu d’Anaxagore et de Platon, et même au dieu d’Aristote, pourvu qu’on entende par le mouvement éternel qu’elle attribue au Moteur suprême, non pas un mouvement sensible et matériel, mais l’invisible mouvement de la Pensée éternelle se repliant éternellement sur elle-même pour contempler sa propre essence.
  3. Allusion à la famine qui désola Rome, quand elle fut assiégée en 409 par Alaric. Voyez les affreux détails rapportés par Sozomène ( Hist. eccles., lib. IX, cap. 8) et par saint Jérôme (Epist. XVI ad Principiam).