La Cité de Dieu (Augustin)/Livre XXII/Chapitre XI

Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 527-528).
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CHAPITRE XI.

CONTRE LES PLATONICIENS QUI PRÉTENDENT PROU-VER, PAR LE POIDS DES ÉLÉMENTS, QU’UN CORPS TERRESTRE NE PEUT DEMEURER DANS LE CIEL.

A cette grâce signalée de Dieu, qu’opposent ces raisonneurs dont Dieu sait que les pensées sont vaines[1] ? Ils argumentent sur le poids des éléments. Platon, leur maître, leur a enseigné en effet que deux des grands éléments du monde, et les plus éloignés l’un de l’autre, le feu et la terre, sont joints et unis par deux éléments intermédiaires, c’est-à-dire par l’air et par l’eau[2]. Ainsi, disent-ils, puisque la terre est le premier corps en remontant la série, l’eau le second, l’air le troisième, et le ciel le quatrième, un corps terrestre ne peut pas être dans le ciel. Chaque élément, pour tenir sa place, est tenu en équilibre par son propre poids[3]. Voilà les arguments dont la faiblesse présomptueuse des hommes se sert pour combattre la toute-puissance de Dieu. Que font donc tant de corps terrestres dans l’air, qui est le troisième élément au-dessus de la terre ? à moins qu’on ne veuille dire que celui qui a donné aux corps terrestres des oiseaux la faculté de s’élever en l’air par la légèreté de leurs plumes ne pourra donner aux hommes, devenus immortels, la vertu de résider même au plus haut des cieux ! A ce compte, les animaux terrestres qui ne peuvent voler, comme sont les hommes, devraient vivre sous la terre comme les poissons, qui sont des animaux aquatiques et vivent sous l’eau. Pourquoi un animal terrestre ne tire-t-il pas au moins sa vie du second élément, qui est l’eau, et ne peut-il y séjourner sans être suffoqué ; et pourquoi faut-il qu’il vive dans le troisième ? Y a-t-il donc erreur ici dans l’ordre des éléments, ou plutôt n’est-ce pas leur raisonnement, et non la nature, qui est en défaut ? Je ne reviendrai pas ici sur ce que j’ai déjà dit au troisième livre[4], comme par exemple qu’il y a beaucoup de corps terrestres pesants, tels que le plomb, auxquels l’art peut donner une certaine figure qui leur permet de nager sur l’eau. Et l’on refusera au souverain artisan le pouvoir de donner au corps humain une qualité qui l’élève et le retienne dans le ciel !

Il y a plus, et ces philosophes ne peuvent pas même se servir, pour me combattre, de l’ordre prétendu des éléments. Car si la terre occupe par son poids la première région, si l’eau vient ensuite, puis l’air, puis le ciel, l’âme est au-dessus de tout cela. Aristote en fait un cinquième corps[5], et Platon nie qu’elle soit un corps. Or, si elle est un cinquième corps, assurément ce corps est au-dessus de tous les autres; et si elle n’est point un corps, elle les surpasse tous à un titre encore plus élevé. Que fait-elle donc dans un corps terrestre ? que fait la chose la plus subtile, la plus légère, la plus active de toutes, dans une masse si grossière, si pesante et si inerte ? Une nature à ce point excellente ne pourra-t-elle pas élever son corps dans le ciel ? Et si maintenant des corps terrestres ont la vertu de retenir les âmes en bas, les âmes ne pourront-elles pas un jour élever en haut des corps terrestres?

Passons à ces miracles de leurs dieux qu’ils opposent à ceux de nos martyrs, et nous verrons qu’ils nous justifient. Certes, si jamais les dieux païens ont fait quelque chose d’extraordinaire, c’est ce que rapporte Varron d’une vestale qui, accusée d’avoir violé son vœu de chasteté, puisa de l’eau du Tibre dans un crible et la porta à ses juges, sans qu’il s’en répandît une seule goutte[6]. Qui soutenait sur le crible le poids de l’eau? qui l’empêchait de fuir à travers tant d’ouvertures? Ils répondront que c’est quelque dieu ou quelque démon. Si c’est un dieu, en est-il un plus puissant que celui qui a créé le monde? et si c’est un démon, est-il plus puissant qu’un ange soumis au Dieu créateur du monde? Si donc un dieu inférieur, ange ou démon, a pu tenir suspendu un élément pesant et liquide, en sorte qu’on eût dit que l’eau avait changé de nature, le Dieu tout-puissant, qui a créé tous les éléments, ne pourra-t-il ôter à un corps terrestre sa pesanteur, pour qu’il habite, renaissant et vivifié. Où il plaira à l’esprit qui le vivifie ?

D’ailleurs, puisque ces philosophes- veulent que l’air soit entre le feu et l’eau, au-dessous de l’un et au-dessus de l’autre, d’où vient que nous le trouvons souvent entre l’eau et l’eau, ou entre l’eau et la terre ? Qu’est-ce que les nuées, selon eux ? de l’eau, sans doute; et cependant, ne trouve-t-on pas l’air entre elles et les mers ? Par quel poids et quel ordre des éléments, des torrents d’eau, très-impétueux et très-abondants, sont-ils suspendus dans les nues, au-dessus de l’air, avant de courir au-dessous de l’air sur la terre ? Et enfin, pourquoi l’air est-il entre le ciel et la terre dans toutes les parties du monde, si sa place est entre le ciel et l’eau, comme celle de l’eau est entre l’air et la terre?

Bien plus, si l’ordre des éléments veut, comme le dit Platon, que les deux extrêmes, c’est-à-dire le feu et la terre, soient unis par les deux autres qui sont au milieu, c’est-à-dire l’eau et le feu, et que le feu occupe le plus haut du ciel, et la terre la plus basse partie du monde comme une sorte de fondement, de telle sorte que la terre ne puisse être dans le ciel, pourquoi le feu est-il sur la terre? Car enfin, dans leur système, ces deux éléments, la terre et le feu, le plus bas et le plus haut, doivent se tenir si bien, chacun à sa place, que ni celui qui doit être en bas ne puisse monter en haut, ni celui qui est en haut descendre en bas. Ainsi, puisqu’à leur avis il ne peut y avoir la moindre parcelle de feu dans le ciel, nous ne devrions pas voir non plus la moindre parcelle de feu sur la terre. Cependant le feu est si réellement sur la terre, et même sous la terre, que les sommets des montagnes le vomissent; outre qu’il sert sur la terre aux différents usages des hommes, et qu’il naît même dans la terre, puisque nous le voyons jaillir du bois et du caillou, qui sont sans doute des corps terrestres. Mais le feu d’en liant, disent-ils, est un feu tranquille, pur, inoffensif et éternel, tandis que celui-ci est violent, chargé de vapeur, corruptible et corrompant[7]. Il ne corrompt pourtant pas les montagnes et les cavernes, où il brûle continuellement. Mais je veux qu’il soit différent de l’autre, afin de pouvoir servir à nos besoins. Pourquoi donc ne veulent-ils pas que la nature des corps terrestres, devenue un jour incorruptible, puisse un jour se mettre en harmonie avec celle du ciel, comme aujourd’hui le feu corruptible s’unit avec la terre? Ils ne sauraient donc tirer aucun avantage ni du poids, ni de l’ordre des éléments, pour montrer qu’il est impossible au Dieu tout-puissant de modifier nos corps de telle sorte qu’ils puissent demeurer dans le ciel.

  1. Psaumes, XCIII, 11.
  2. Platon, Timée, trad. fr., tome XI
  3. Voyez Pline, Hist. nat., livre II, ch. 4
  4. Chap. 18
  5. C’est sans doute sur la foi de Cicéron que saint Augustin attribue à Aristote cette étrange doctrine. Nous trouvons en effet dans les Tusculanes un passage d’où il est naturel de conclure que l’âme n’était pour Aristote qu’un élément plus pur que les autres (Tusc. Qu., lib. s, cap. 10). La vérité est qu’Aristote admettait en effet au-dessous des quatre éléments, reconnus par tonte la physique ancienne, une cinquième substance dont les astres sont formés. Maie jamais ce grand esprit n’a fait de l’âme humaine une substance corporelle. Suivant sa définition si précise et toute sa doctrine si amplement développée dans le beau traité De anima, l’âme est pour lui la forme ou l’énergie du corps, c’est-à-dire son essence et sa vie
  6. Voyez plus haut, livre X, ch. 16
  7. Voyez Plotin, Ennead., II, lib. I, capp. 7, 8; lib. II, cap. 11 et alibi