La Cité de Dieu (Augustin)/Livre XIII/Chapitre XIX

Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 277-278).

CHAPITRE XIX.

contre le système de ceux qui prétendent que les premiers hommes seraient morts, quand même ils n’auraient point péché.

Je reprends maintenant ce que j’ai dit plus haut du corps des premiers hommes, et j’affirme que la mort, par où j’entends cette mort dont l’idée est familière à tous et qui consiste dans la séparation du corps et de l’âme, ne leur serait point arrivée, s’ils n’eussent péché. Car bien qu’il ne soit pas permis de douter que les âmes des justes après la mort ne vivent en repos, c’est pourtant une chose manifeste qu’il leur serait plus avantageux de vivre avec leurs corps sains et vigoureux, et cela est si vrai que ceux qui regardent comme une condition de parfait bonheur de n’avoir point de corps condamnent eux-mêmes cette doctrine par leurs propres sentiments. Qui d’entre eux, en effet, oserait placer les hommes les plus sages au-dessus des dieux immortels ? et cependant le Dieu souverain, chez Platon, promet à ces dieux, comme une faveur signalée, qu’ils ne mourront point, c’est-à-dire que leur âme sera toujours unie à leur corps.Or, ce même Platon croit que les hommes qui ont bien vécu en ce monde auront pour récompense de quitter leur corps pour être reçus dans Le sein des dieux (qui pourtant ne quittent jamais le leur). C’est de là que plus tard : « Ces âmes reviennent aux régions terrestres, libres de leur souvenir et désirant entrer dans des corps nouveaux » ; comme parle Virgile d’après Platon ; car Platon estime, d’une part, que les âmes des hommes ne peuvent pas être toujours dans leur corps et qu’elles en sont nécessairement séparées par la mort, et, d’autre part, qu’elles ne peuvent pas demeurer toujours sans corps, mais qu’elles les quittent et les reprennent par de continuelles révolutions. Ainsi il y a cette différence, selon lui, entre les sages et le reste des hommes, que les premiers sont portés dans le ciel après leur mort pour y reposer quelque temps, chacun dans son astre, d’où, ensuite, oubliant leurs misères passées, et entraînées par l’impérieux désir d’avoir un corps, ils retournent aux travaux et aux souffrances de cette vie, au lieu que ceux qui ont mal vécu rentrent aussitôt dans des corps d’hommes ou de bêtes suivant leurs démérites. Platon a donc assujéti à cette dure condition de vivre sans cesse les âmes mêmes des gens de bien : sentiment si étrange que Porphyre, comme nous l’avons dit aux livres précédents, Porphyre en a eu honte et a pris le parti non-seulement d’exclure les âmes des hommes du corps des bêtes, mais d’assigner aux âmes des gens de bien, une fois délivrées du corps, une demeure éternelle au sein du Père. De cette façon, pour n’en pas dire moins que Jésus-Christ, qui promet une vie éternelle aux saints, il établit dans une éternelle félicité les âmes purifiées de leurs souillures, sans les faire retourner désormais à leurs anciennes misères, et, pour contredire Jésus-Christ, il nie la résurrection des corps et assure que les âmes vivront éternellement d’une vie incorporelle.Et cependant il ne leur défend point d’adorer les dieux, qui ont des corps, ce qui fait voir qu’il n’a pas cru ces âmes d’élite, toutes dégagées du corps qu’elles soient, plus excellentes que les dieux. Pourquoi donc trouver absurde ce que notre religion enseigne, savoir : que les premiers hommes n’auraient point été séparés de leur corps par la mort s’ils n’eussent péché, et que les bienheureux reprendront dans la résurrection les mêmes corps qu’ils ont eus en cette vie, mais tels néanmoins qu’ils ne leur causeront plus aucune peine et ne seront d’aucun obstacle à leur pleine félicité.