La Cité de Dieu (Augustin)/Livre XII/Chapitre XII

La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 254-255).
CHAPITRE XII.
CE QU’IL FAUT RÉPONDRE À CEUX QUI DEMANDENT POURQUOI L’HOMME N’A PAS ÉTÉ CRÉÉ PLUS TÔT.

À l’égard de ceux qui demandent pourquoi l’homme n’a point été créé pendant les temps infinis qui ont précédé sa création, et pour quelle raison Dieu a attendu si tard que, selon l’Écriture, le genre humain ne compte pas encore six mille ans d’existence, je leur ferai la même réponse qu’à ces philosophes qui élèvent la même difficulté touchant la création du monde, et ne veulent pas croire qu’il n’a pas toujours été, bien que cette vérité ait été incontestablement reconnue par leur maître Platon ; mais ils prétendent qu’il a dit cela contre son propre sentiment[1]. S’ils ne sont choqués que de la brièveté du temps qui s’est écoulé depuis la création de l’homme, qu’ils considèrent que tout ce qui finit est court, et que tous les siècles ne sont rien en comparaison de l’éternité. Ainsi, quand il y aurait, je ne dis pas six mille ans, mais six cents fois cent mille ans et plus que Dieu a fait l’homme, on pourrait toujours demander pourquoi il ne l’a pas fait plus tôt. À considérer cette éternité de repos où Dieu est demeuré sans créer l’homme, on trouvera qu’elle a plus de disproportion avec quelque nombre d’années imaginable qu’une goutte d’eau n’en a avec l’Océan, parce qu’au moins l’Océan et une goutte d’eau ont cela de commun qu’ils sont tous deux finis. Ainsi, ce que nous demandons après cinq mille ans et un peu plus, nos descendants pourraient le demander de même après six cents fois cent mille ans, si les hommes allaient jusque-là, et qu’ils fussent aussi faibles et aussi ignorants que nous. Ceux qui ont été avant nous vers les premiers temps de la création de l’homme pouvaient faire la même question. Enfin, le premier homme lui-même pouvait demander aussi pourquoi il n’avait pas été créé auparavant, sans que cette difficulté en fût moindre ou plus grande, en quelque temps qu’il eût pu être créé.

  1. Pour bien entendre ce passage, sur lequel plusieurs se sont mépris, il faut remarquer deux choses : la première, c’est que Platon, dans le Timée (celui de ses dialogues que saint Augustin connaissait le mieux), Platon, dis-je, se montre favorable, au moins dans son langage, au système d’un monde qui a commencé d’exister par la volonté libre du Créateur ; en second lieu, il faut se souvenir que les Platoniciens d’Alexandrie, que saint Augustin a ici en vue, interprétaient Platon et le Timée dans le sens de l’éternité du monde. Saint Augustin s’arme contre les Platoniciens du texte de Platon.