La Cité de Dieu (Augustin)/Livre X/Chapitre XXX

La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 219-220).
CHAPITRE XXX.
SUR COMBIEN DE POINTS PORPHYRE A RÉFUTÉ ET CORRIGÉ LA DOCTRINE DE PLATON.

Si l’on croit qu’après Platon il n’y a rien à changer en philosophie, d’où vient que sa doctrine a été modifiée par Porphyre en plusieurs points qui ne sont pas de peu de conséquence ? Par exemple, Platon a écrit, cela est certain, que les âmes des hommes reviennent après la mort sur la terre, et jusque dans le corps des bêtes[1]. Cette opinion a été adoptée par Plotin[2], le maître de Porphyre. Eh bien ! Porphyre l’a condamnée, et non sans raison. Il a cru avec Platon que les âmes humaines retournent dans de nouveaux corps, mais dans des corps humains, de peur, sans doute, qu’il n’arrivât à une mère devenue mule de servir de monture à son enfant. Porphyre oublie par malheur que dans son système une mère devenue jeune fille est exposée à rendre son fils incestueux. Combien est-il plus honnête de croire ce qu’ont enseigné les saints anges, les prophètes inspirés du Saint-Esprit et les Apôtres envoyés par toute la terre : que les âmes, au lieu de retourner tant de fois dans des corps différents, ne reviennent qu’une seule fois et dans leur propre corps ? Il est vrai cependant que Porphyre a très-fortement corrigé l’opinion de Platon, en admettant seulement la transmigration des âmes humaines dans des corps humains, et en refusant nettement de les emprisonner dans des corps de bêtes. Il dit encore que Dieu a mis l’âme dans le monde pour que, voyant les maux dont la matière est le principe, elle retournât au Père et fût affranchie pour jamais d’une semblable contagion. Encore qu’il y ait quelque chose à reprendre dans cette opinion (car l’âme a été mise dans le corps pour faire le bien, et elle ne connaîtrait point le mal, si elle ne le faisait pas). Porphyre a néanmoins amendé sur un point considérable la doctrine des autres Platoniciens, quand il a reconnu que l’âme purifiée de tout mal et réunie au Père serait éternellement à l’abri des maux d’ici-bas. Par là, il a renversé ce dogme éminemment platonicien, que les vivants naissent toujours des morts, comme les morts des vivants[3] ; par là il a convaincu de fausseté cette tradition, empruntée, à ce qu’il semble, par Virgile au platonisme, que les âmes devenues pures sont envoyées aux Champs-Elysées (symbole des joies des bienheureux), après avoir bu dans les eaux du Léthé[4] l’oubli du passé : « Afin, dit le poëte, que dégagées de tout souvenir elles consentent à revoir la voûte céleste et à recommencer dans des corps une vie nouvelle[5] ».

Porphyre a justement répudié cette doctrine ; car il est vraiment absurde que les âmes désirent quitter une vie où elles ne pourraient être bienheureuses qu’avec la certitude d’y persévérer toujours, et cela pour retourner en ce monde et rentrer dans des corps corruptibles, comme si leur suprême purification ne faisait que rendre nécessaire une nouvelle souillure. Dire que la purification efface réellement de leur mémoire tous les maux passés, et ajouter que cet oubli les porte à désirer de nouvelles épreuves, c’est dire que la félicité suprême est cause de l’infélicité, la perfection de la sagesse cause de la folie, et la pureté la plus haute cause de l’impureté. De plus, ce bonheur de l’âme pendant son séjour dans l’autre monde ne sera pas fondé sur la vérité, si elle ne peut le posséder qu’en étant trompée. Or, elle ne peut avoir le bonheur qu’avec la sécurité, et elle ne peut avoir la sécurité qu’en se croyant heureuse pour toujours, sécurité fausse, puisqu’elle redeviendra bientôt misérable. Comment donc sera-t-elle heureuse dans la vérité, si la cause de sa joie est une fausseté ? Voilà ce qui n’a pas échappé à Porphyre, et c’est pourquoi il a soutenu que l’âme purifiée retourne au Père, pour y être affranchie à jamais de la contagion du mal. D’où il faut conclure que cette doctrine de quelques Platoniciens sur la révolution nécessaire qui emporte les âmes hors du monde et les y ramène est une erreur. Au surplus, alors même que la transmigration serait vraie, à quoi servirait de le savoir ? Les Platoniciens chercheraient-ils à prendre avantage sur nous de ce que nous ne saurions pas en cette vie ce qu’ils ignoreraient eux-mêmes dans une vie meilleure, où, malgré toute leur pureté et toute leur sagesse, ils ne seraient bienheureux qu’en étant trompés ? Mais quoi de plus absurde et de plus insensé ! Il est donc hors de doute que le sentiment de Porphyre est préférable à cette théorie d’un cercle dans la destinée des âmes, alternative éternelle de misère et de félicité. Voilà donc un platonicien qui se sépare de Platon pour penser mieux que lui, qui a vu ce que Platon ne voyait pas, et qui n’a pas hésité à corriger un si grand maître, préférant à Platon la vérité.

  1. Voyez le Phèdre, le Phédon et le Timée.
  2. Ennéad., III, lib. iv, cap. 2.
  3. Ce dogme est plus encore pythagoricien que platonicien. Voyez le Phédon.
  4. Voyez Républ., livre x.
  5. Virgile, Enéide, livre vi, vers 750, 751.