La Cité de Dieu (Augustin)/Livre VIII/Chapitre XI

La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 164).
CHAPITRE XI.
COMMENT PLATON A PU AUTANT APPROCHER DE LA DOCTRINE CHRÉTIENNE.

Parmi ceux qui nous sont unis dans la grâce de Jésus-Christ, quelques-uns s’étonnent d’entendre attribuer à Platon ces idées sur la Divinité, qu’ils trouvent singulièrement conformes à la véritable religion. Aussi cette ressemblance a-t-elle fait croire à plus d’un chrétien que Platon, lors de son voyage en Égypte, avait entendu le prophète Jérémie ou lu les livres des Prophètes[1]. J’ai moi-même admis cette opinion dans quelques-uns de mes ouvrages[2] ; mais une étude approfondie de la chronologie démontre que la naissance de Platon est postérieure d’environ cent ans à l’époque où prophétisa Jérémie[3] ; et Platon ayant vécu quatre-vingt-un ans, entre le moment de sa mort et celui de la traduction des Écritures demandée par Ptolémée, roi d’Égypte, à soixante-dix Juifs versés dans la langue grecque, il s’est écoulé environ soixante années[4]. Platon, par conséquent, n’a pu, pendant son voyage, ni voir Jérémie, mort depuis si longtemps, ni lire en cette langue grecque, où il excellait, une version des Écritures qui n’était pas encore faite ; à moins que, poussé par sa passion de savoir, il n’ait connu les livres hébreux comme il avait fait les livres égyptiens, à l’aide d’un interprète, non sans doute en se les faisant traduire, ce qui n’appartient qu’à un roi puissant comme Ptolémée par les bienfaits et par la crainte, mais en mettant à profit la conversation de quelques Juifs pour comprendre autant que possible la doctrine contenue dans l’Ancien Testament. Ce qui favorise cette conjecture, c’est le début de la Genèse : « Au commencement Dieu fit le ciel et la terre. Et la terre était une masse confuse et informe, et les ténèbres couvraient la surface de l’abîme, et l’esprit de Dieu était porté sur les eaux ». Or, Platon, dans le Timée, où il décrit la formation du monde, dit que Dieu a commencé son ouvrage en unissant la terre avec le feu[5] ; et comme il est manifeste que le feu tient ici la place du ciel, cette opinion a quelque analogie avec la parole de l’Écriture : « Au commencement Dieu fit le ciel et la terre ». — Platon ajoute que l’eau et l’air furent les deux moyens de jonction qui servirent à unir les deux extrêmes, la terre et le feu ; on a vu là une interprétation de ce passage de l’Écriture : « Et l’esprit de Dieu était porté sur les eaux ». Platon ne prenant pas garde au sens du mot esprit de Dieu dans l’Écriture, où l’air est souvent appelé esprit, semble avoir cru qu’il est question dans ce passage des quatre éléments. Quant à cette doctrine de Platon, que le philosophe est celui qui aime Dieu, les saintes Écritures ne respirent pas autre chose. Mais ce qui me fait surtout pencher de ce côté, ce qui me déciderait presque à affirmer que Platon n’a pas été étranger aux livres saints, c’est la réponse faite à Moïse, quand il demande à l’ange le nom de celui qui lui ordonne de délivrer le peuple hébreux captif en Égypte : « Je suis Celui qui suis », dit la Bible, « et vous direz aux enfants d’Israël : Celui qui est m’a envoyé vers vous[6] ». Par où il faut entendre que les choses créées et changeantes sont comme si elles n’étaient pas, au prix de Celui qui est véritablement, parce qu’il est immuable. Or, voilà ce que Platon a soutenu avec force, et ce qu’il s’est attaché soigneusement à inculquer à ses disciples. Je ne sais si on trouverait cette pensée dans aucun monument antérieur à Platon, excepté le livre où il est écrit : « Je suis Celui qui suis ; et vous leur direz : Celui qui est m’envoie vers vous ».

  1. Les auteurs dont veut parler saint Augustin sont surtout : Justin (Orat. paran. ad gentes), Origène (Contra Cels., lib. vi), Clément d’Alexandrie (Strom., lib. i, et Orat. exhort. ad gent.), Eusèbe (Præpar. evang., lib. ii), saint Ambroise (Serm. 18 in Psalm. 118). Ces Pères croient que Platon a connu l’Écriture sainte. L’opinion contraire a été soutenue par Lactance (Inst. div., livre iv, ch. 2).
  2. Saint Augustin fait ici particulièrement allusion à son traité De doct. christ., lib. ii, 43. Comp. les Rétractations, livre ii, ch. 4, n. 2.
  3. La chronique d’Eusèbe place les prophéties de Jérémie à la 37e et à la 38e olympiade, et la naissance de Platon à la 88e olympiade, quatrième année. Il y a donc un intervalle de plus de 170 ans.
  4. Platon mourut la première année de la 103e olympiade, et ce ne fut que pendant la 121e olympiade que Ptolémée Philadelphe fit faire la version des Septante.
  5. Platon dit à la vérité, dans un endroit du Timée, que Dieu commença par composer le corps de l’univers de feu et de terre (voyez Bekker, 318) ; mais, à prendre l’ensemble du dialogue, il est indubitable que la première œuvre de Dieu, ce n’est pas le corps, mais l’âme (Bekker, 310), ce qui achève de détruire la faible analogie indiquée par saint Augustin. Le Timée est cependant celui des dialogues de Platon que saint Augustin parait connaître le mieux. L’avait-il sous les yeux en écrivant la Cité de Dieu ? il est permis d’en douter.
  6. Exode, iii, 14.