La Cité de Dieu (Augustin)/Livre VIII/Chapitre VI

La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 160-161).
CHAPITRE VI.
SENTIMENTS DES PLATONICIENS TOUCHANT LA PHYSIQUE.

Ces philosophes, si justement supérieurs aux autres en gloire et en renommée, ont compris que nul corps n’est Dieu, et c’est pourquoi ils ont cherché Dieu au-dessus de tous les corps. Ils ont également compris que tout ce qui est muable n’est pas le Dieu suprême, et c’est pourquoi ils ont cherché le Dieu suprême au-dessus de toute âme et de tout esprit sujet au changement. Ils ont compris enfin qu’en tout être muable, la forme qui le fait ce qu’il est, quels que soient sa nature et ses modes, ne peut venir que de Celui qui est en vérité, parce qu’il est immuablement. Si donc vous considérez tour à tour le corps du monde entier avec ses figures, ses qualités, ses mouvements réguliers et ses éléments qui embrassent dans leur harmonie le ciel, la terre et tous les êtres corporels, puis l’âme en général, tant celle qui maintient les parties du corps et le nourrit, comme dans les arbres, que celles qui donnent en outre le sentiment, comme dans les animaux, et celle qui ajoute au sentiment la pensée, comme dans les hommes, et celle enfin qui n’a pas besoin de la faculté nutritive et se borne à maintenir, sentir et penser, comme chez les anges, rien de tout cela, corps ou âme, ne peut tenir l’être que de Celui qui est ; car, en lui, être n’est pas une chose, et vivre, une autre, comme s’il pouvait être sans être vivant ; et de même, la vie en lui n’est pas une chose et la pensée une autre, comme s’il pouvait vivre et vivre sans penser, et enfin la pensée en lui n’est pas une chose et le bonheur une autre, comme s’il pouvait penser et ne pas être heureux ; mais, pour lui, vivre, penser, être heureux, c’est simplement être. Or, ayant compris cette immutabilité et cette simplicité parfaites, les Platoniciens ont vu que toutes choses tiennent l’être de Dieu, et que Dieu ne le tient d’aucun. Tout ce qui est, en effet, est corps ou âme, et il vaut mieux être âme que corps ; de plus, la forme du corps est sensible, celle de l’âme est intelligible ; d’où ils ont conclu que la forme intelligible est supérieure à la forme sensible. Il faut entendre par sensible ce qui peut être saisi par la vue et le tact corporel, par intelligible ce qui peut être atteint par le regard de l’âme. La beauté corporelle, en effet, soit qu’elle consiste dans l’état extérieur d’un corps, dans sa figure, par exemple, soit dans son mouvement, comme cela se rencontre en musique, a pour véritable juge l’esprit. Or, cela serait impossible s’il n’y avait point dans l’esprit une forme supérieure, indépendante de la grandeur, de la masse, du bruit des sons, de l’espace et du temps. Admettez maintenant que cette forme ne soit pas muable, comment tel homme jugerait-il mieux que tel autre des choses sensibles, le plus vif d’esprit mieux que le plus lent, le savant mieux que l’ignorant, l’homme exercé mieux que l’inculte, la même personne une fois cultivée mieux qu’avant de l’être ? Or, ce qui est susceptible de plus et de moins est muable ; d’où ces savants et pénétrants philosophes, qui avaient fort approfondi ces matières, ont conclu avec raison que la forme première ne pouvait se rencontrer dans des êtres convaincus de mutabilité. Voyant donc que le corps et l’âme ont des formes plus ou moins belles et excellentes, et que, s’ils n’avaient point de forme, ils n’auraient point d’être, ils ont compris qu’il y a un être où se trouve la forme première et immuable, laquelle à ce titre n’est comparable avec aucune autre ; par suite, que là est le principe des choses, qui n’est fait par rien et par qui tout est fait. Et c’est ainsi que ce qui est connu de Dieu, Dieu lui-même l’a manifesté à ces philosophes, depuis que les profondeurs invisibles de son essence, sa vertu créatrice et sa divinité éternelle, sont devenues visibles par ses ouvrages[1]. J’en ai dit assez sur cette partie de la philosophie qu’ils appellent physique, c’est-à-dire relative à la nature.

  1. Rom. i, 19, 20.