La Cité de Dieu (Augustin)/Livre VI/Chapitre V

La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 122-123).
CHAPITRE V.
DES TROIS ESPÈCES DE THÉOLOGIES DISTINGUÉES PAR VARRON, L’UNE MYTHIQUE, L’AUTRE NATURELLE, ET L’AUTRE CIVILE.

Que signifie cette division de la théologie ou science des dieux en trois espèces : l’une mythique, l’autre physique, et l’autre civile ? Le nom de théologie fabuleuse conviendrait assez à la première espèce, mais je veux bien l’appeler mythique, du grec μῦθος, qui signifie fable. Appelons aussi la seconde espèce indifféremment physique ou naturelle, puisque l’usage l’autorise[1] ; et, quant à la troisième espèce, à la théologie politique, nommée par Varron civile, il n’y a pas de difficulté. Voici comment il s’explique à cet égard : « On appelle mythique la théologie des poètes, physique, celle des philosophes, et civile, celle des peuples ». — « Or», poursuit-il, « dans la première espèce de théologie, il se rencontre beaucoup de fictions contraires à la dignité et à la nature des dieux immortels, comme, par exemple, la naissance d’une divinité qui sort du cerveau d’une autre divinité, ou de sa cuisse, ou de quelques gouttes de son sang ; ou bien encore un dieu voleur, un dieu adultère, un dieu serviteur de l’homme. Et pour tout dire, on y attribue aux dieux tous les désordres où tombent les hommes et même les hommes les plus infâmes[2] ». Ainsi, quand Varron le peut, quand il l’ose, quand il parle avec la certitude de l’impunité, il s’explique sans détour sur l’injure faite à la divinité par les fables mensongères ; car il ne s’agit pas ici de la théologie naturelle ou de la théologie civile, mais seulement de la théologie mythique, et c’est pourquoi il a cru pouvoir la censurer librement.

Voyons maintenant son opinion sur la théologie naturelle : « La seconde espèce de théologie que j’ai distinguée, dit-il, a donné matière à un grand nombre de livres où les philosophes font des recherches sur les dieux, sur leur nombre, le lieu de leur séjour, leur nature et leurs qualités : sont-ils éternels ou ont-ils commencé ? tirent-ils leur origine du feu, comme le croit Héraclite, ou des nombres, suivant le système de Pythagore, ou des atomes, ainsi qu’Épicure le soutient ? et autres questions semblables, qu’il est plus facile de discuter dans l’intérieur d’une école que dans le forum ». On voit que Varron ne trouve rien à redire dans cette théologie naturelle, propre aux philosophes ; il remarque seulement la diversité de leurs opinions, qui a fait naître tant de sectes opposées, et cependant il bannit la théologie naturelle du forum et la renferme dans les écoles, tandis qu’il n’interdit pas au peuple la première espèce de théologie, qui est toute pleine de mensonges et d’infamies. Ô chastes oreilles du peuple, et surtout du peuple romain ! elles ne peuvent entendre les discussions des philosophes sur les dieux immortels ; mais que les poëtes chantent leurs fictions, que des histrions les jouent, que la nature des dieux soit altérée, que leur majesté soit avilie par des récits qui les font tomber au niveau des hommes les plus infâmes, on supporte tout cela ; que dis-je ? on l’écoute avec joie ; et on s’imagine que ces scandales sont agréables aux dieux et contribuent à les rendre favorables !

On me dira peut-être : Sachons distinguer la théologie mythique ou fabuleuse et la théologie physique ou naturelle de la théologie civile, comme fait Varron lui-même, et cherchons ce qu’il pense de celle-ci. Je réponds qu’en effet il y a de bonnes raisons de mettre à part la théologie fabuleuse : c’est qu’elle est fausse, c’est qu’elle est infâme, c’est qu’elle est indigne ; mais séparer la théologie naturelle de la théologie civile, n’est-ce pas avouer que la théologie civile est fausse ? Si, en effet, la théologie civile est conforme à la nature, pourquoi écarter la théologie naturelle ? Si elle ne lui est pas conforme, à quel titre la reconnaître pour vraie ? Et voilà pourquoi Varron a fait passer les choses humaines avant les choses divines ; c’est qu’en traitant de celles-ci, il ne s’est pas conformé à la nature des dieux, mais aux institutions des hommes. Examinons toutefois cette théologie civile : « La troisième espèce de théologie, dit-il, est celle que les citoyens, et surtout les prêtres, doivent connaître et pratiquer. Elle consiste à savoir quels sont les dieux qu’il faut adorer publiquement, et à quelles cérémonies, à quels sacrifices chacun est obligé ». Citons encore ce qu’ajoute Varron : « La première espèce de théologie convient au théâtre, la seconde au monde, la troisième à la cité ». Qui ne voit à laquelle des trois il donne la préférence ? Ce ne peut être qu’à la seconde, qui est celle des philosophes. Elle se rapporte en effet au monde, et, suivant les philosophes, il n’y a rien de plus excellent que le monde. Quant aux deux autres espèces de théologie, celle du théâtre et celle de la cité, on ne sait s’il les distingue ou s’il les confond. En effet, de ce qu’un ordre de choses appartient à la cité, il ne s’ensuit pas qu’il appartienne au monde, quoique la cité soit dans le monde, et il peut arriver que sur de fausses opinions on croie et on adore dans la cité des objets qui ne sont ni dans le monde, ni hors du monde. Je demande en outre où est le théâtre, sinon dans la cité ? et pourquoi on l’a établi, sinon à cause des jeux scéniques ? et à quoi se rapportent les jeux scéniques, sinon aux choses divines, qui ont tant exercé la sagacité de Varron ?

  1. On sait que le latin physicus vient du grec φυσικός, naturel, dont la racine est φύσις, nature.
  2. Comparez le sentiment de Varron sur les diverses espèces de théologie, avec celui du pontife Scévola (plus haut, livre iv, ch. 27).