La Cité de Dieu (Augustin)/Livre V/Chapitre VIII

La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 98-99).
CHAPITRE VIII.
DE CEUX QUI APPELLENT DESTIN L’ENCHAÎNEMENT DES CAUSES CONÇU COMME DÉPENDANT DE LA VOLONTÉ DE DIEU.

Quant à ceux qui appellent destin, non la disposition des astres au moment de la conception ou de la naissance, mais la suite et l’enchaînement des causes qui produisent tout ce qui arrive dans l’univers, je ne m’arrêterai pas à les chicaner sur un mot, puisqu’au fond ils attribuent cet enchaînement de causes à la volonté et à la puissance souveraine d’un principe souverain qui est Dieu même, dont il est bon et vrai de croire qu’il sait d’avance et ordonne tout, étant le principe de toutes les puissances sans l’être de toutes les volontés. C’est donc cette volonté de Dieu, dont la puissance irrésistible éclate partout, qu’ils appellent destin, comme le prouvent ces vers dont Annæus Sénèque est l’auteur, si je ne me trompe :

« Conduis-moi, père suprême, dominateur du vaste univers, conduis-moi partout où tu voudras, je t’obéis sans différer ; me voilà. Fais que je te résiste, et il faudra encore que je t’accompagne en gémissant ; il faudra que je subisse, en devenant coupable, le sort que j’aurais pu accepter avec une résignation vertueuse. Les destins conduisent qui les suit et entraînent qui leur résiste[1] ».

Il est clair que le poëte appelle destin au dernier vers, ce qu’il a nommé plus haut la volonté du père suprême, qu’il se déclare prêt à suivre librement, afin de n’en pas être entraîné : « Car les destins conduisent qui les suit, et entraînent qui leur résiste ». C’est ce qu’expriment aussi deux vers homériques traduits par Cicéron :

« Les volontés des hommes sont ce que les fait Jupiter, le père tout-puissant, qui fait briller sa lumière autour de l’univers[2] ».

Je ne voudrais pas donner une grande autorité à ce qui ne serait qu’une pensée de poëte ; mais, comme Cicéron nous apprend que les stoïciens avaient coutume de citer ces vers d’Homère en témoignage de la puissance du destin, il ne s’agit pas tant ici de la pensée d’un poëte que de celle d’une école de philosophes, qui nous font voir très-clairement ce qu’ils entendent par destin, puisqu’ils appellent Jupiter ce dieu suprême dont ils font dépendre l’enchaînement des causes.

  1. Ces vers se trouvent dans les lettres de Sénèque (Epist. 107), qui les avait empruntés, en les traduisant habilement, au poëte et philosophe Cléanthe le stoïcien.
  2. Ces deux vers sont dans l’Odyssée, chant xviii, v. 136, 137. L’ouvrage où Cicéron les cite et les traduit n’est pas arrivé jusqu’à nous. Facciolati conjecture que ce pouvait être dans un des livres perdus des Académiques.