La Cité de Dieu (Augustin)/Livre V/Chapitre III

La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 95).
CHAPITRE III.
DE L’ARGUMENT DE LA ROUE DU POTIER, ALLÉGUÉ PAR LE MATHÉMATICIEN NIGIDIUS DANS LA QUESTION DES JUMEAUX.

On aurait donc vainement recours au fameux argument de la roue du potier, que Nigidius[1] imagina, dit-on, pour sortir de cette difficulté, et qui lui valut le surnom de Figulus[2]. Il imprima à une roue de potier le mouvement le plus rapide possible, et pendant qu’elle le tournait, il la marqua d’encre à deux reprises, mais si rapprochées, qu’on aurait pu croire qu’il ne l’avait touchée qu’une fois ; or, quand on eut arrêté la roue, on y trouva deux marques, séparées l’une de l’autre par un intervalle assez grand. C’est ainsi, disait-il, qu’avec la rotation de la sphère céleste, encore que deux jumeaux se suivent d’aussi près que les deux coups dont j’ai touché la roue, cela fait dans le ciel une grande distance, d’où résulte la diversité qui se rencontre dans les mœurs des deux enfants et dans les accidents de leur destinée. À mon avis, cet argument est plus fragile encore que les vases façonnés avec la roue du potier. Car si cet énorme intervalle qui se trouve dans le ciel entre la naissance de deux jumeaux, est cause qu’il vient un héritage à celui-ci et non à celui-là, sans que leur horoscope pût faire deviner cette différence, comment ose-t-on prédire à d’autres personnes dont on prend l’horoscope, et qui ne sont point jumelles, qu’il leur arrivera de semblables bonheurs dont la cause est impénétrable, et cela avec la prétention de faire tout dépendre du moment précis de la naissance. Diront-ils que dans l’horoscope de ceux qui ne sont point jumeaux, ils fondent leurs prédictions sur de plus grands intervalles de temps, au lieu que la courte distance qui se rencontre entre la naissance de deux jumeaux ne peut produire dans leur destinée que de petites différences, sur lesquelles on n’a pas coutume de consulter les astrologues, telles que s’asseoir, se promener, se mettre à table, manger ceci ou cela ? mais ce n’est pas là résoudre la difficulté, puisque la différence que nous signalons entre les jumeaux comprend leurs mœurs, leurs inclinations et les vicissitudes de leur destinée.

  1. Nigidius, célèbre astrologue, contemporain de Varron ; il est question de ses prédictions dans Suétone (Vie d’Auguste, chap. 94) et dans Lucain (lib. i, vers. 639 et seq.)
  2. Figulus veut dire potier.