La Cité de Dieu (Augustin)/Livre III/Chapitre XIV

La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 55-57).
CHAPITRE XIV.
DE LA GUERRE IMPIE QUE ROME FIT AUX ALBAINS ET DU SUCCÈS QUE LUI VALUT SON AMBITION.

Qu’arriva-t-il ensuite après Numa, sous les autres rois, et quels maux ne causa point, aux Albains comme aux Romains, la guerre provoquée par ceux-ci, qui s’ennuyaient sans doute de la longue paix de Numa ? Que de sang répandu par les deux armées rivales, au grand dommage des deux États ! Albe, qui avait été fondée par Ascagne, fils d’Énée, et qui était de plus près que Troie la mère de Rome, fut attaquée par Tullus Hostilius ; mais si elle reçut du mal des Romains, elle ne leur en fit pas moins, au point qu’après plusieurs combats les deux partis, lassés de leurs pertes, furent d’avis de terminer leurs différends par le combat singulier de trois jumeaux de chaque parti. Les trois Horaces ayant été choisis du côté des Romains et les trois Curiaces du côté des Albains, deux Horaces furent tués d’abord par les trois Curiaces ; mais ceux-ci furent tués à leur tour par le seul Horace survivant. Ainsi Rome demeura victorieuse, mais à quel prix ? sur six combattants, un seul revint du combat. Après tout, pour qui fut le deuil et le dommage, si ce n’est pour les descendants d’Énée, pour la postérité d’Ascagne, pour la race de Vénus, pour les petits-fils de Jupiter ? Cette guerre ne fut-elle pas plus que civile, puisque la cité fille y combattit contre la cité mère ? Ajoutez à cela un autre crime horrible et atroce qui suivit ce combat des jumeaux. Comme les deux peuples étaient auparavant amis, à cause du voisinage et de la parenté, la sœur des Horaces avait été fiancée à l’un des Curiaces ; or, cette fille ayant aperçu son frère qui revenait chargé des dépouilles de son mari, ne put retenir ses larmes, et, pour avoir pleuré, son frère la tua. Je trouve qu’en cette rencontre cette fille se montra plus humaine que tout le peuple romain, et je ne vois pas qu’on la puisse blâmer d’avoir pleuré celui à qui elle avait déjà donné sa foi, que dis-je ? d’avoir pleuré peut-être sur un frère couvert du sang de l’homme à qui il avait promis sa sœur. On applaudit aux larmes que verse Énée, dans Virgile, sur son ennemi qu’il a tué de sa propre main[1] ; et c’est encore ainsi que Marcellus, sur le point de détruire Syracuse, au souvenir de la splendeur où cette ville était parvenue avant de tomber sous ses coups, laissa couler des larmes de compassion. À mon tour, je demande au nom de l’humanité qu’on ne fasse point un crime à une femme d’avoir pleuré son mari, tué par son frère, alors que d’autres ont mérité des éloges pour avoir pleuré leurs ennemis par eux-mêmes vaincus. Dans le temps que cette fille pleurait la mort de son fiancé, que son frère avait tué, Rome se réjouissait d’avoir combattu avec tant de rage contre la cité sa mère, au prix de torrents de sang répandus de part et d’autre par des mains parricides.

À quoi bon m’alléguer ces beaux noms de gloire et de triomphe ? Il faut écarter ces vains préjugés, il faut regarder, peser, juger ces actions en elles-mêmes. Qu’on nous cite le crime d’Albe comme on nous parle de l’adultère de Troie, on ne trouvera rien de pareil, rien d’approchant. Si Albe est attaquée, c’est uniquement parce que

« Tullus veut réveiller les courages endormis des bataillons romains, qui se désaccoutumaient de la victoire[2] ».

Il n’y eut donc qu’un motif à cette guerre criminelle et parricide, ce fut l’ambition, vice énorme que Salluste ne manque pas de flétrir en passant, quand après avoir célébré les temps primitifs, où les hommes vivaient sans convoitise et où chacun était content du sien, il ajoute : « Mais depuis que Cyrus en Asie, les Lacédémoniens et les Athéniens en Grèce, commencèrent à s’emparer des villes et des nations, à prendre pour un motif de guerre l’ambition de s’agrandir, à mettre la gloire de l’État dans son étendue…[3] », et tout ce qui suit sans que j’aie besoin de prolonger la citation. Il faut avouer que cette passion de dominer cause d’étranges désordres parmi les hommes. Rome était vaincue par elle, quand elle se vantait d’avoir vaincu Albe et donnait le nom de gloire à l’heureux succès de son crime. Car, comme dit l’Écriture : « On loue le pécheur de ses mauvaises convoitises, et celui qui consomme l’iniquité est béni[4] ». Écartons donc ces déguisements artificieux et ces fausses couleurs, afin de pouvoir juger nettement les choses. Que personne ne me dise : Celui-là est un vaillant homme, car il s’est battu contre un tel et l’a vaincu. Les gladiateurs combattent aussi et triomphent, et leur cruauté trouve des applaudissements ; mais j’estime qu’il vaut mieux être taxé de lâcheté que de mériter de pareilles récompenses. Cependant, si dans ces combats de gladiateurs l’on voyait descendre dans l’arène le père contre le fils, qui pourrait souffrir un tel spectacle ? qui n’en aurait horreur ? Comment donc ce combat de la mère et de la fille, d’Albe et de Rome, a-t-il pu être glorieux à l’une et à l’autre ? Dira-t-on que la comparaison n’est pas juste, parce qu’Albe et Rome ne combattaient pas dans une arène ? Il est vrai ; mais au lieu de l’arène, c’était un vaste champ où l’on ne voyait pas deux gladiateurs, mais des armées entières joncher la terre de leurs corps. Ce combat n’était pas renfermé dans un amphithéâtre, mais il avait pour spectateurs l’univers entier et tous ceux qui dans la suite des temps devaient entendre parler de ce spectacle impie.

Cependant ces dieux tutélaires de l’empire romain, spectateurs de théâtre à ces sanglants combats, n’étaient pas complètement satisfaits ; et ils ne furent contents que lorsque la sœur des Horaces, tuée par son frère, fut allée rejoindre les trois Curiaces, afin sans doute que Rome victorieuse n’eût pas moins de morts qu’Albe vaincue. Quelque temps après, pour fruit de cette victoire, Albe fut ruinée, Albe, où ces dieux avaient trouvé leur troisième asile depuis qu’ils étaient sortis de Troie ruinée par les Grecs, et de Lavinium, où le roi Latinus avait reçu Énée étranger et fugitif. Mais peut-être étaient-ils sortis d’Albe, suivant leur coutume, et voilà sans doute pourquoi Albe succomba. Vous verrez qu’il faudra dire encore :

« Tous les dieux protecteurs de cet empire se sont retirés, abandonnant leurs temples et leurs autels[5] ».

Vous verrez qu’ils ont quitté leur séjour pour la troisième fois, afin qu’une quatrième Rome fût très-sagement confiée à leur protection. Albe leur avait déplu, à ce qu’il paraît, parce qu’Amulius, pour s’emparer du trône, avait chassé son frère, et Rome ne leur déplaisait pas, quoique Romulus eût tué le sien. Mais, dit-on, avant de ruiner Albe, on en avait transporté les habitants à Rome pour ne faire qu’une ville des deux. Je le veux bien, mais cela n’empêche pas que la ville d’Ascagne, troisième retraite des dieux de Troie, n’ait été ruinée par sa fille. Et puis, pour unir en un seul corps les débris de ces deux peuples, combien de sang en coûta-t-il à l’un et à l’autre ? Est-il besoin que je rapporte en détail comment ces guerres, qui semblaient terminées par tant de victoires, ont été renouvelées sous les autres rois, et comment, après tant de traités conclus entre les gendres et les beaux-pères, leurs descendants ne laissèrent pas de reprendre les armes et de se battre avec plus de rage que jamais ? Ce n’est pas une médiocre preuve de ces calamités qu’aucun des rois de Rome n’ait fermé les portes du temple de Janus, et cela fait assez voir qu’avec tant de dieux tutélaires aucun d’eux n’a pu régner en paix.

  1. Énéide, liv. X, vers 821 et seq.
  2. Énéide, livre vi, vers 814, 815.
  3. Salluste, Conjur. de Catil., ch. 2.
  4. Psal. X, 3.
  5. Énéide, liv. II, vers 351, 352.