La Cité de Dieu (Augustin)/Livre III/Chapitre III

La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 49).
CHAPITRE III.
LES DIEUX N’ONT PU S’OFFENSER DE L’ADULTÈRE DE PÂRIS, CE CRIME ÉTANT COMMUN PARMI EUX.

C’est donc mal expliquer la ruine de Troie que de supposer les dieux indignés contre un roi parjure, puisqu’il est prouvé que ces dieux, dont la protection avait jusque-là maintenu l’empire troyen, à ce que Virgile[1] assure, n’ont pu la défendre contre les Grecs victorieux. L’explication tirée de l’adultère de Pâris n’est pas plus soutenable ; car les dieux sont trop habitués à conseiller et à enseigner le crime pour s’en être faits les vengeurs. « La ville de Rome, dit Salluste, eut, selon la tradition, pour fondateurs et pour premiers habitants des Troyens fugitifs qui erraient çà et là sous la conduite d’Énée[2] ». Je conclus de là que si les dieux avaient cru devoir punir l’adultère de Pâris, ils auraient dû à plus forte raison, ou tout au moins au même titre, étendre leur vengeance sur les Romains, puisque cet adultère fut l’œuvre de la mère d’Énée. Mais pouvaient-ils détester dans Pâris un crime qu’ils ne détestaient point dans sa complice Vénus, devenue d’ailleurs mère d’Énée par son union adultère avec Anchise ? On dira peut-être que Ménélas fut indigné de la trahison de sa femme, au lieu que Vénus avait affaire à un mari complaisant. Je conviens que les dieux ne sont point jaloux de leurs femmes, à ce point même qu’ils daignent en partager la possession avec les habitants de la terre. Mais, pour qu’on ne m’accuse pas de tourner la mythologie en ridicule et de ne pas discuter assez gravement une matière de si grande importance, je veux bien ne pas voir dans Énée le fils de Vénus. Je demande seulement que Romulus ne soit pas le fils de Mars. Si nous admettons l’un de ces récits, pourquoi rejeter l’autre ? Quoi ! il serait permis aux dieux d’avoir commerce avec des femmes, et il serait défendu aux hommes d’avoir commerce avec les déesses ? En vérité, ce serait faire à Vénus une condition trop dure que de lui interdire en fait d’amour ce qui est permis au dieu Mars. D’ailleurs, les deux traditions ont également pour elles l’autorité de Rome, et César s’est cru descendant de Vénus[3] tout autant que Romulus s’est cru fils du dieu de la guerre.

  1. Énéide, livre ii, v. 352.
  2. De Catil. conj., cap. 6.
  3. Voyez sur ce point la vie de César dans Suétone.