La Cité de Dieu (Augustin)/Livre I/Chapitre IV

La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 4).
CHAPITRE IV.
LE TEMPLE DE JUNON AU SAC DE TROIE, ET LES BASILIQUES DES APÔTRES PENDANT LE SAC DE ROME.

Troie elle-même, cette mère du peuple romain, ne put, comme je l’ai déjà dit, mettre à couvert dans les temples de ses dieux ses propres habitants contre le fer et le feu des Grecs, qui adoraient pourtant les mêmes dieux. Ecoutez Virgile :

« Dans le temple de Junon, deux gardiens choisis, Phénix et le terrible Ulysse, veillaient à la garde du butin ; on voyait entassés çà et là les trésors dérobés aux temples incendiés des Troyens et les tables des dieux et les cratères d’or et les riches vêtements. À l’entour, debout, se presse une longue troupe d’enfants et de mères tremblantes[1] ».

Ce lieu consacré à une si grande déesse fut évidemment choisi pour servir aux Troyens, non d’asile, mais de prison. Comparez maintenant, je vous prie, ce temple qui n’était pas consacré à un petit dieu, au premier venu du peuple des dieux, mais à la reine des dieux, sœur et femme de Jupiter, comparez ce temple avec les basiliques de nos apôtres. Là, on portait les dépouilles des dieux dont on avait brûlé les temples, non pour les rendre aux vaincus, mais pour les partager entre les vainqueurs ; ici, tout ce qui a été reconnu, même en des lieux profanes, pour appartenir à ces asiles sacrés, y a été rapporté religieusement, avec honneur et avec respect. Là, on perdait la liberté ; ici, on la conservait. Là, on s’assurait de ses prisonniers ; ici, il était défendu d’en faire. Là, on était traîné par des dominateurs insolents, décidés à vous rendre esclaves ; ici, on était conduit par des ennemis pleins d’humanité, décidés à vous laisser libres. En un mot, du côté de ces Grecs fameux par leur politesse, l’avarice et la superbe semblaient avoir choisi pour demeure le temple de Junon ; du côté des grossiers barbares, la miséricorde et l’humilité habitaient les basiliques du Christ. On dira peut-être que, dans la réalité, les Grecs épargnèrent les temples des dieux troyens, qui étaient aussi leurs dieux, et qu’ils n’eurent pas la cruauté de frapper ou de rendre captifs les malheureux vaincus qui se réfugiaient dans ces lieux sacrés. À ce compte, Virgile aurait fait un tableau de pure fantaisie, à la manière des poëtes ; mais point du tout, il a décrit le sac de Troie selon les véritables mœurs de l’antiquité païenne.

  1. Énéide, liv. ii, vers 761-767.