La Cité antique, 1864/Livre IV/Chapitre VIII

Durand (p. 399-413).

CHAPITRE VIII.

CHANGEMENTS DANS LE DROIT PRIVÉ ; LE CODE DES DOUZE-TABLES ; LE CODE DE SOLON.

Il n’est pas dans la nature du droit d’être absolu et immuable ; il se modifie et se transforme, comme toute œuvre humaine. Chaque société a son droit, qui se forme et se développe avec elle, qui change comme elle, et qui enfin suit toujours le mouvement de ses institutions, de ses mœurs et de ses croyances.

Les hommes des anciens âges avaient été assujettis à une religion d’autant plus puissante sur leur âme qu’elle était plus grossière ; cette religion leur avait fait leur droit, comme elle leur avait donné leurs institutions politiques. Mais voici que la société s’est transformée. Le régime patriarcal que cette religion héréditaire avait engendré, s’est dissous à la longue dans le régime de la cité. Insensiblement la gens s’est démembrée, le cadet s’est détaché de l’aîné, le serviteur du chef ; la classe inférieure a grandi ; elle s’est armée ; elle a fini par vaincre l’aristocratie et conquérir l’égalité. Ce changement dans l’état social devait en amener un autre dans le droit. Car autant les eupatrides et les patriciens étaient attachés à la vieille religion des familles et par conséquent au vieux droit, autant la classe inférieure avait de haine pour cette religion héréditaire qui avait fait longtemps son infériorité, et pour ce droit antique qui l’avait opprimée. Non-seulement elle le détestait, elle ne le comprenait même pas. Comme elle n’avait pas les croyances sur lesquelles il était fondé, ce droit lui paraissait n’avoir pas de fondement. Elle le trouvait injuste, et dès lors il devenait impossible qu’il restât debout.

Si l’on se place à l’époque où la plèbe a grandi et est entrée dans le corps politique, et que l’on compare le droit de cette époque au droit primitif, de graves changements apparaissent tout d’abord. Le premier et le plus saillant est que le droit a été rendu public et est connu de tous. Ce n’est plus ce chant sacré et mystérieux que l’on se disait d’âge en âge avec un pieux respect, que les prêtres seuls écrivaient et que les hommes des familles religieuses pouvaient seuls connaître. Le droit est sorti des rituels et des livres des prêtres ; il a perdu son religieux mystère ; c’est une langue que chacun peut lire et peut parler.

Quelque chose de plus grave encore se manifeste dans ces codes. La nature de la loi et son principe ne sont plus les mêmes que dans la période précédente. Auparavant la loi était un arrêt de la religion ; elle passait pour une révélation faite par les dieux aux ancêtres, au divin fondateur, aux rois sacrés, aux magistrats-prêtres. Dans les codes nouveaux, au contraire, ce n’est plus au nom des dieux que le législateur parle ; les Décemvirs de Rome ont reçu leur pouvoir du peuple ; c’est aussi le peuple qui a investi Solon du droit de faire des lois. Le législateur ne représente donc plus la tradition religieuse, mais la volonté populaire. La loi a dorénavant pour principe l’intérêt des hommes, et pour fondement l’assentiment du plus grand nombre.

De là deux conséquences. D’abord, la loi ne se présente plus comme une formule immuable et indiscutable. En devenant œuvre humaine, elle se reconnaît sujette au changement. Les Douze-Tables le disent : « Ce que les suffrages du peuple ont ordonné en dernier lieu, c’est la loi[1]. » De tous les textes qui nous restent de ce code, il n’en est pas un qui ait plus d’importance que celui-là, ni qui marque mieux le caractère de la révolution qui s’opéra alors dans le droit. La loi n’est plus une tradition sainte, mos ; elle est un simple texte, lex, et comme c’est la volonté des hommes qui l’a faite, cette même volonté peut la changer.

L’autre conséquence est celle-ci. La loi, qui auparavant était une partie de la religion et était par conséquent le patrimoine des familles sacrées, fut dorénavant la propriété commune de tous les citoyens. Le plébéien put l’invoquer et agir en justice. Tout au plus le patricien de Rome, plus tenace ou plus rusé que l’eupatride d’Athènes, essaya-t-il de cacher à la foule les formes de la procédure ; ces formes mêmes ne tardèrent pas à être divulguées.

Ainsi le droit changea de nature. Dès lors il ne pouvait plus contenir les mêmes prescriptions que dans l’époque précédente. Tant que la religion avait eu l’empire sur lui, il avait réglé les relations des hommes entre eux d’après les principes de cette religion. Mais la classe inférieure, qui apportait dans la cité d’autres principes, ne comprenait rien ni aux vieilles règles du droit de propriété, ni à l’ancien droit de succession, ni à l’autorité absolue du père, ni à la parenté d’agnation. Elle voulait que tout cela disparût.

À la vérité, cette transformation du droit ne put pas s’accomplir d’un seul coup. S’il est quelquefois possible à l’homme de changer brusquement ses institutions politiques, il ne peut changer ses lois et son droit privé qu’avec lenteur et par degrés. C’est ce que prouve l’histoire du droit romain comme celle du droit athénien.

Les Douze-Tables, comme nous l’avons vu plus haut, ont été écrites au milieu d’une transformation sociale ; ce sont des patriciens qui les ont faites, mais ils les ont faites sur la demande de la plèbe et pour son usage. Cette législation n’est donc plus le droit primitif de Rome ; elle n’est pas encore le droit prétorien ; elle est une transition entre les deux.

Voici d’abord les points sur lesquels elle ne s’éloigne pas encore du droit antique :

Elle maintient la puissance du père ; elle le laisse juger son fils, le condamner à mort, le vendre. Du vivant du père, le fils n’est jamais majeur.

Pour ce qui est des successions, elle garde aussi les règles anciennes ; l’héritage passe aux agnats, et à défaut d’agnats, aux gentiles. Quant aux cognats, c’est-à-dire aux parents par les femmes, la loi ne les connaît pas encore ; ils n’héritent pas entre eux ; la mère ne succède pas au fils, ni le fils à la mère[2].

Elle conserve à l’émancipation et à l’adoption le caractère et les effets que ces deux actes avaient dans le droit antique. Le fils émancipé n’a plus part au culte de la famille, et il suit de là qu’il n’a plus droit à la succession.

Voici maintenant les points sur lesquels cette législation s’écarte du droit primitif :

Elle admet formellement que le patrimoine peut être partagé entre les frères, puisqu’elle accorde l’actio familiæ erciscundæ[3].

Elle prononce que le père ne pourra pas disposer plus de trois fois de la personne de son fils, et qu’après trois ventes le fils sera libre[4]. C’est ici la première atteinte que le droit romain ait portée à l’autorité paternelle.

Un autre changement plus grave fut celui qui donna à l’homme le pouvoir de tester. Auparavant, le fils était héritier sien et nécessaire ; à défaut de fils, le plus proche agnat héritait ; à défaut d’agnats, les biens retournaient à la gens, en souvenir du temps où la gens encore indivise était l’unique propriétaire du domaine, qu’on avait partagé depuis. Les Douze-Tables laissent de côté ces principes vieillis ; elles considèrent la propriété comme appartenant, non plus à la gens, mais à l’individu ; elles reconnaissent donc à l’homme le droit de disposer de ses biens par testament.

Ce n’est pas que dans le droit primitif le testament fût tout à fait inconnu. L’homme pouvait déjà se choisir un légataire en dehors de la gens, mais à la condition de faire agréer son choix par l’assemblée des curies ; en sorte qu’il n’y avait que la volonté de la cité entière qui pût faire déroger à l’ordre que la religion avait jadis établi. Le droit nouveau débarrasse le testament de cette règle gênante, et lui donne une forme plus facile, celle d’une vente simulée. L’homme feindra de vendre sa fortune à celui qu’il aura choisi pour légataire ; en réalité il aura fait un testament, et il n’aura pas eu besoin de comparaître devant l’assemblée du peuple.

Cette forme de testament avait le grand avantage d’être permise au plébéien. Lui qui n’avait rien de commun avec les curies, il n’avait eu jusqu’alors aucun moyen de tester[5]. Désormais il put user du procédé de la vente fictive et disposer de ses biens. Ce qu’il y a de plus remarquable dans cette période de l’histoire de la législation romaine, c’est que par l’introduction de certaines formes nouvelles le droit put étendre son action et ses bienfaits aux classes inférieures. Les anciennes règles et les anciennes formalités n’avaient pu et ne pouvaient encore convenablement s’appliquer qu’aux familles religieuses ; mais on imaginait de nouvelles règles et de nouveaux procédés qui fussent applicables aux plébéiens.

C’est pour la même raison et en conséquence du même besoin que des innovations se sont introduites dans la partie du droit qui se rapportait au mariage. Il est clair que les familles plébéiennes ne pratiquaient pas le mariage sacré, et l’on peut croire que pour elles l’union conjugale reposait uniquement sur la convention mutuelles des parties (mutuus consensus) et sur l’affection qu’elles s’étaient promise (affectio maritalis). Nulle formalité civile ni religieuse n’était accomplie. Ce mariage plébéien finit par prévaloir, à la longue, dans les mœurs et dans le droit ; mais à l’origine, les lois de la cité patricienne ne lui reconnaissaient aucune valeur. Or cela avait de graves conséquences ; comme la puissance maritale et paternelle ne découlait, aux yeux du patricien, que de la cérémonie religieuse qui avait initié la femme au culte de l’époux, il résultait que le plébéien n’avait pas cette puissance. La loi ne lui reconnaissait pas de famille, et le droit privé n’existait pas pour lui. C’était une situation qui ne pouvait plus durer. On imagina donc une formalité qui fût à l’usage du plébéien et qui, pour les relations civiles, produisît les mêmes effets que le mariage sacré. On eut recours, comme pour le testament, à une vente fictive. La femme fut achetée par le mari (coemptio) ; dès lors elle fut reconnue en droit comme faisant partie de sa propriété (familia), elle fut dans sa main, et eut rang de fille à son égard, absolument comme si la formalité religieuse avait été accomplie[6].

Nous ne saurions affirmer que ce procédé ne fût pas plus ancien que les Douze-Tables. Il est du moins certain que la législation nouvelle le reconnut comme légitime. Elle donnait ainsi au plébéien un droit privé, qui était analogue pour les effets au droit du patricien, quoiqu’il en différât beaucoup pour les principes.

À la coemptio correspond l’usus ; ce sont deux formes d’un même acte. Tout objet peut être acquis indifféremment de deux manières, par achat ou par usage ; il en est de même de la propriété fictive de la femme. L’usage ici, c’est la cohabitation d’une année ; elle établit entre les époux les mêmes liens de droit que l’achat et que la cérémonie religieuse. Il n’est sans doute pas besoin d’ajouter qu’il fallait que la cohabitation eût été précédée du mariage, au moins du mariage plébéien, qui s’effectuait par consentement et affection des parties. Ni la coemptio ni l’usus ne créaient l’union morale entre les époux ; ils ne venaient qu’après le mariage et n’établissaient qu’un lien de droit. Ce n’étaient pas, comme on l’a trop souvent répété, des modes de mariage ; c’étaient seulement des moyens d’acquérir la puissance maritale et paternelle[7].

Mais la puissance maritale des temps antiques avait des conséquences qui, à l’époque de l’histoire où nous sommes arrivés, commençaient à paraître excessives. Nous avons vu que la femme était soumise sans réserve au mari, et que le droit de celui-ci allait jusqu’à pouvoir l’aliéner et la vendre[8]. À un autre point de vue, la puissance maritale produisait encore des effets que le bon sens du plébéien avait peine à comprendre ; ainsi la femme placée dans la main de son mari, était séparée d’une manière absolue de sa famille paternelle, n’en héritait pas, et ne conservait avec elle aucun lien ni aucune parenté aux yeux de la loi. Cela était bon dans le droit primitif, quand la religion défendait que la même personne fît partie de deux gentes, sacrifiât à deux foyers, et fût héritière dans deux maisons. Mais la puissance maritale n’était plus conçue avec cette rigueur et l’on pouvait avoir plusieurs motifs excellents pour vouloir échapper à ces dures conséquences. Aussi la loi des Douze-Tables, tout en établissant que la cohabitation d’une année mettrait la femme en puissance, fut-elle forcée de laisser aux époux la liberté de ne pas contracter un lien si rigoureux. Que la femme interrompe chaque année la cohabitation, ne fût-ce que par une absence de trois nuits, c’est assez pour que la puissance maritale ne s’établisse pas. Dès lors la femme conserve avec sa propre famille un lien de droit, et elle peut en hériter.

Sans qu’il soit nécessaire d’entrer dans de plus longs détails, on voit que le code des Douze-Tables s’écarte déjà beaucoup du droit primitif. La législation romaine se transforme comme le gouvernement et l’état social. Peu à peu et presque à chaque génération il se produira quelque changement nouveau. À mesure que les classes inférieures feront un progrès dans l’ordre politique, une modification nouvelle sera introduite dans les règles du droit. C’est d’abord le mariage qui va être permis entre patriciens et plébéiens. C’est ensuite la loi Papiria qui défendra au débiteur d’engager sa personne au créancier. C’est la procédure qui va se simplifier, au grand profit des plébéiens, par l’abolition des actions de la loi. Enfin le préteur, continuant à marcher dans la voie que les Douze-Tables ont ouverte, tracera à côté du droit ancien un droit absolument nouveau, que la religion n’aura pas dicté et qui se rapprochera de plus en plus du droit de la nature.

Une révolution analogue apparaît dans le droit athénien. On sait que deux codes de lois ont été rédigés à Athènes, à la distance de trente années, le premier par Dracon, le second par Solon. Celui de Dracon a été écrit au plus fort de la lutte entre les deux classes, et lorsque les eupatrides n’étaient pas encore vaincus. Solon a rédigé le sien au moment même où la classe inférieure l’emportait. Aussi les différences sont-elles grandes entre les deux codes.

Dracon était un eupatride ; il avait tous les sentiments de sa caste et « était instruit dans le droit religieux[9]. » Il ne paraît pas avoir fait autre chose que de mettre en écrit les vieilles coutumes, sans y rien changer. Sa première loi est celle-ci : « On devra honorer les dieux et les héros du pays et leur offrir des sacrifices annuels, sans s’écarter des rites suivis par les ancêtres[10]. » On a conservé le souvenir de ses lois sur le meurtre ; elles prescrivent que le coupable soit écarté des temples, et lui défendent de toucher à l’eau lustrale et aux vases des cérémonies[11].

Ses lois parurent cruelles aux générations suivantes. Elles étaient en effet dictées par une religion implacable qui voyait dans toute faute une offense à la divinité, et dans toute offense à la divinité un crime irrémissible. Le vol était puni de mort, parce que le vol était un attentat à la religion de la propriété.

Un curieux article qui nous a été conservé de cette législation[12] montre dans quel esprit elle fut faite. Elle n’accordait le droit de poursuivre un crime en justice qu’aux parents du mort et aux membres de son γένος. Nous voyons là combien le γένος était encore puissant à cette époque, puisqu’il ne permettait pas à la cité d’intervenir d’office dans ses affaires, fût-ce pour le venger. L’homme appartenait encore au γένος plus qu’à la cité.

Dans tout ce qui nous est parvenu de cette législation, nous voyons qu’elle ne faisait que reproduire le droit ancien. Elle avait la dureté et la raideur de la vieille loi non écrite. On peut croire qu’elle établissait une démarcation bien profonde entre les classes ; car la classe inférieure l’a toujours détestée, et au bout de trente ans elle réclamait une législation nouvelle.

Le code de Solon est tout différent ; on voit qu’il correspond à une grande révolution sociale. La première chose qu’on y remarque, c’est que les lois sont les mêmes pour tous. Elles n’établissent pas de distinction entre l’eupatride, le simple homme libre, et le thète. Ces mots ne se trouvent même dans aucun des articles qui nous ont été conservés. Solon se vante dans ses vers d’avoir écrit les mêmes lois pour les grands et pour les petits.

Comme les Douze-Tables, le code de Solon s’écarte en beaucoup de points du droit antique ; sur d’autres points il lui reste fidèle. Ce n’est pas à dire que les Décemvirs romains aient copié les lois d’Athènes ; mais les deux législations, œuvre de la même époque, conséquences de la même révolution sociale, n’ont pas pu ne pas se ressembler. Encore cette ressemblance n’est-elle guère que dans l’esprit des deux législations ; la comparaison de leurs articles présente des différences nombreuses. Il y a des points sur lesquels le code de Solon reste plus près du droit primitif que les Douze-Tables, comme il y en a sur lesquels il s’en éloigne davantage.

Le droit très-antique avait prescrit que le fils aîné fût seul héritier. La loi de Solon s’en écarte et dit en termes formels : « Les frères se partageront le patrimoine. » Mais le législateur ne s’éloigne pas encore du droit primitif jusqu’à donner à la sœur une part dans la succession : « Le partage, dit-il, se fera entre les fils[13]. »

Il y a plus : si un père ne laisse qu’une fille, cette fille unique ne peut pas être héritière ; c’est toujours le plus proche agnat qui a la succession. En cela Solon se conforme à l’ancien droit ; du moins il réussit à donner à la fille la jouissance du patrimoine, en forçant l’héritier à l’épouser[14].

La parenté par les femmes était inconnue dans le vieux droit ; Solon l’admet dans le droit nouveau, mais en la plaçant au-dessous de la parenté par les mâles. Voici sa loi[15] : « Si un père ne laisse qu’une fille, le plus proche agnat hérite en épousant la fille. S’il ne laisse pas d’enfant, son frère hérite, non pas sa sœur ; son frère germain ou consanguin, non pas son frère utérin. À défaut de frères ou de fils de frères, la succession passe à la sœur. S’il n’y a ni frères, ni sœurs, ni neveux, les cousins et petits cousins de la branche paternelle héritent. Si l’on ne trouve pas de cousins dans la branche paternelle (c’est-à-dire parmi les agnats), la succession est déférée aux collatéraux de la branche maternelle (c’est-à-dire aux cognats). » Ainsi les femmes commencent à avoir des droits à la succession, mais inférieurs à ceux des hommes ; la loi énonce formellement ce principe : « Les mâles et les descendants par les mâles excluent les femmes et les descendants des femmes. » Du moins cette sorte de parenté est reconnue et se fait sa place dans les lois, preuve certaine que le droit naturel commence à parler presque aussi haut que la vieille religion.

Solon introduisit encore dans la législation athénienne quelque chose de très-nouveau, le testament. Avant lui les biens passaient nécessairement au plus proche agnat, ou à défaut d’agnats aux gennètes (gentiles) ; cela venait de ce que les biens n’étaient pas considérés comme appartenant à l’individu, mais au γένος. Au temps de Solon on commençait à concevoir autrement le droit de propriété ; la dissolution de l’ancien γένος avait fait de chaque domaine le bien propre d’un individu. Le législateur permit donc à l’homme de disposer de sa fortune et de choisir son légataire. Toutefois en supprimant le droit que le γένος avait eu sur les biens de chacun de ses membres, il ne supprima pas le droit de la famille naturelle ; le fils resta héritier nécessaire ; si le mourant ne laissait qu’une fille, il ne pouvait choisir son héritier qu’à la condition que cet héritier épouserait la fille ; sans enfants, l’homme était libre de tester à sa fantaisie[16]. Cette dernière règle était absolument nouvelle dans le droit athénien, et nous pouvons voir par elle combien on se faisait alors de nouvelles idées sur la famille et combien on la distinguait de l’ancien γένος.

La religion primitive avait donné au père une autorité souveraine dans la maison. Le droit antique d’Athènes allait jusqu’à lui permettre de vendre ou de mettre à mort son fils[17]. Solon, se conformant aux mœurs nouvelles, posa des limites à cette puissance[18] ; on sait avec certitude qu’il défendit au père de vendre sa fille, et il est vraisemblable que la même défense protégeait le fils. L’autorité paternelle allait s’affaiblissant, à mesure que l’antique religion perdait son empire : ce qui avait lieu plus tôt à Athènes qu’à Rome. Aussi le droit athénien ne se contenta-t-il pas de dire comme les Douze-Tables : « Après triple vente le fils sera libre. » Il permit au fils arrivé à un certain âge d’échapper au pouvoir paternel. Les mœurs, sinon les lois, arrivèrent insensiblement à établir la majorité du fils, du vivant même du père. Nous connaissons une loi d’Athènes qui enjoint au fils de nourrir son père devenu vieux ou infirme ; une telle loi implique nécessairement que le fils peut posséder, et par conséquent qu’il est affranchi de la puissance paternelle. Cette loi n’existait pas à Rome, parce que le fils ne possédait jamais rien et restait toujours en puissance.

Pour la femme, la loi de Solon se conformait encore au droit antique, quand elle lui défendait de faire un testament, parce que la femme n’était jamais réellement propriétaire et ne pouvait avoir qu’un usufruit. Mais elle s’écartait de ce droit antique quand elle permettait à la femme de reprendre sa dot[19].

Il y avait encore d’autres nouveautés dans ce code. À l’opposé de Dracon, qui n’avait accordé le droit de poursuivre un crime en justice qu’au γένος de la victime, Solon l’accorda à tout citoyen[20]. Encore une règle du vieux droit patriarcal qui disparaissait.

Ainsi à Athènes, comme à Rome, le droit commençait à se transformer. Pour un nouvel état social il naissait un droit nouveau. Les croyances, les mœurs, les institutions s’étant modifiées, les lois qui auparavant avaient paru justes et bonnes, cessaient de le paraître, et peu à peu elles étaient effacées.

  1. Tite-Live, VII, 17 ; IX, 33, 34.
  2. Gaius, III, 17 ; III, 24. Ulpien, XVI, 4. Cic., De invent., II, 50.
  3. Gaius, III, 19.
  4. Digeste, X, 2, 1.
  5. Il y avait bien le testament in procinctu ; mais nous ne sommes pas bien renseignés sur cette sorte de testament ; peut-être était-il au testament calatis comitiis ce que l’assemblée par centuries était à l’assemblée par curies.
  6. Gaius, I, 114.
  7. Gaius, I, 111 : quæ anno continuo nupta perseverabat. La coemptio était si peu un mode de mariage que la femme pouvait la contracter avec un autre que son mari, par exemple avec un tuteur.
  8. Gaius, I, 117, 118. Que cette mancipation ne fût que fictive au temps de Gaius, c’est ce qui est hors de doute ; mais elle put être réelle à l’origine. Il n’en était pas d’ailleurs du mariage par simple consensus comme du mariage sacré, qui établissait entre les époux un lien indissoluble.
  9. Aulu-Gelle, XI, 18.
  10. Porphyre, De abstin., IV.
  11. Démosth., in Lept., 158.
  12. Démosth., in Everg., 71 ; in Macart., 57.
  13. Isée, VI, 25.
  14. Isée, III, 42.
  15. Isée, VII, 19 ; XI, 1, 11.
  16. Isée, III, 41, 68, 73 ; VI, 9 ; X, 9, 13. Plutarque, Solon, 21.
  17. Plutarque, Solon, 13.
  18. Plutarque, Solon, 23.
  19. Isée, VII, 24, 25. Dion Chrysost., περὶ ἀσπιστίας. Harpocration, πέρα μεδίμνου. Démosth., in Evergum ; in Bæot. de dote ; in Neæram, 51, 52.
  20. Plutarque, Solon, 18.