La Cité antique, 1864/Livre IV/Chapitre IX

Durand (p. 413-420).

CHAPITRE IX.

NOUVEAU PRINCIPE DE GOUVERNEMENT ; L’INTÉRÊT PUBLIC ET LE SUFFRAGE.

La révolution qui renversa la domination de la classe sacerdotale et éleva la classe inférieure au niveau des anciens chefs des gentes, marqua le commencement d’une période nouvelle dans l’histoire des cités. Une sorte de renouvellement social s’accomplit. Ce n’était pas seulement une classe d’hommes qui remplaçait une autre classe au pouvoir. C’étaient les vieux principes qui étaient mis de côté, et des règles nouvelles qui allaient gouverner les sociétés humaines.

Il est vrai que la cité conserva les formes extérieures qu’elle avait eues dans l’époque précédente. Le régime républicain subsista ; les magistrats gardèrent presque partout leurs anciens noms ; Athènes eut encore ses archontes et Rome ses consuls. Rien ne fut changé non plus aux cérémonies de la religion publique ; les repas du prytanée, les sacrifices au commencement de l’assemblée, les auspices et les prières, tout cela fut conservé. Il est assez ordinaire à l’homme, lorsqu’il rejette de vieilles institutions, de vouloir en garder au moins les dehors.

Au fond, tout était changé. Ni les institutions, ni le droit, ni les croyances, ni les mœurs ne furent dans cette nouvelle période ce qu’ils avaient été dans la précédente. L’ancien régime disparut, entraînant avec lui les règles rigoureuses qu’il avait établies en toutes choses ; un régime nouveau fut fondé, et la vie humaine changea de face.

La religion avait été pendant de longs siècles l’unique principe de gouvernement. Il fallait trouver un autre principe qui fût capable de la remplacer et qui pût, comme elle, régir les sociétés en les mettant autant que possible à l’abri des fluctuations et des conflits. Le principe sur lequel le gouvernement des cités se fonda désormais, fut l’intérêt public.

Il faut observer ce dogme nouveau qui fit alors son apparition dans l’esprit des hommes et dans l’histoire. Auparavant, la règle supérieure d’où dérivait l’ordre social, n’était pas l’intérêt, c’était la religion. Le devoir d’accomplir les rites du culte avait été le lien social. De cette nécessité religieuse avait découlé, pour les uns le droit de commander, pour les autres l’obligation d’obéir ; de là étaient venues les règles de la justice et de la procédure, celles des délibérations publiques, celles de la guerre. Les cités ne s’étaient pas demandé si les institutions qu’elles se donnaient, étaient utiles ; ces institutions s’étaient fondées, parce que la religion l’avait ainsi voulu. L’intérêt ni la convenance n’avaient contribué à les établir ; et si la classe sacerdotale avait combattu pour les défendre, ce n’était pas au nom de l’intérêt public, mais au nom de la tradition religieuse.

Mais dans la période où nous entrons maintenant, la tradition n’a plus d’empire et la religion ne gouverne plus. Le principe régulateur duquel toutes les institutions doivent tirer désormais leur force, le seul qui soit au-dessus des volontés individuelles et qui puisse les obliger à se soumettre, c’est l’intérêt public. Ce que les Latins appellent res publica, les Grecs τὸ κοινὸν, voilà ce qui remplace la vieille religion. C’est là ce qui décide désormais des institutions et des lois, et c’est à cela que se rapportent tous les actes importants des cités. Dans les délibérations des sénats ou des assemblées populaires, que l’on discute sur une loi ou sur une forme de gouvernement, sur un point de droit privé ou sur une institution politique, on ne se demande plus ce que la religion prescrit, mais ce que réclame l’intérêt général.

On attribue à Solon une parole qui caractérise assez bien le régime nouveau. Quelqu’un lui demandait s’il croyait avoir donné à sa patrie la constitution la meilleure ; « non pas, répondit-il ; mais celle qui lui convient le mieux. » Or c’était quelque chose de très-nouveau que de ne plus demander aux formes de gouvernement et aux lois qu’un mérite relatif. Les anciennes constitutions fondées sur les règles du culte, s’étaient proclamées infaillibles et immuables ; elles avaient eu la rigueur et l’inflexibilité de la religion. Solon indiquait par cette parole qu’à l’avenir les constitutions politiques devraient se conformer aux besoins, aux mœurs, aux intérêts des hommes de chaque époque. Il ne s’agissait plus de vérité absolue ; les règles du gouvernement devaient être désormais flexibles et variables. On dit que Solon souhaitait, et tout au plus, que ses lois fussent observées pendant cent ans.

Les prescriptions de l’intérêt public ne sont pas aussi absolues, aussi claires, aussi manifestes que le sont celles d’une religion. On peut toujours les discuter ; elles ne s’aperçoivent pas tout d’abord. Le mode qui parut le plus simple et le plus sûr pour savoir ce que l’intérêt public réclamait, ce fut d’assembler les hommes et de les consulter. Ce procédé fut jugé nécessaire et fut presque journellement employé. Dans l’époque précédente, les auspices avaient fait à peu près tous les frais des délibérations ; l’opinion du prêtre, du roi, du magistrat sacré était toute-puissante ; on votait peu, et plutôt pour accomplir une formalité que pour faire connaître l’opinion de chacun. Désormais on vota sur toutes choses ; il fallut avoir l’avis de tous, pour être sûr de connaître l’intérêt de tous. Le suffrage devint le grand moyen de gouvernement. Il fut la source des institutions, la règle du droit ; il décida de l’utile et même du juste. Il fut au-dessus des magistrats, au-dessus même des lois ; il fut le souverain dans la cité.

Le gouvernement changea aussi de nature. Sa fonction essentielle ne fut plus l’accomplissement régulier des cérémonies religieuses ; il fut surtout constitué pour maintenir l’ordre et la paix au dedans, la dignité et la puissance au dehors. Ce qui avait été autrefois au second plan, passa au premier. La politique prit le pas sur la religion, et le gouvernement des hommes devint chose humaine. En conséquence il arriva, ou bien que des magistratures nouvelles furent créées, ou tout au moins que les anciennes prirent un caractère nouveau. C’est ce qu’on peut voir par l’exemple d’Athènes et par celui de Rome.

À Athènes, pendant la domination de l’aristocratie, les archontes avaient été surtout des prêtres ; le soin de juger, d’administrer, de faire la guerre, se réduisait à peu de chose, et pouvait sans inconvénient être joint au sacerdoce. Lorsque la cité athénienne repoussa les vieux procédés religieux du gouvernement, elle ne supprima pas l’archontat ; car on avait une répugnance extrême à supprimer ce qui était antique. Mais à côté des archontes elle établit d’autres magistrats, qui par la nature de leurs fonctions répondaient mieux aux besoins de l’époque. Ce furent les stratéges. Le mot signifie chef de l’armée ; mais leur autorité n’était pas purement militaire ; ils avaient le soin des relations avec les autres cités, l’administration des finances, et tout ce qui concernait la police de la ville. On peut dire que les archontes avaient dans leurs mains la religion et tout ce qui s’y rapportait, et que les stratéges avaient le pouvoir politique. Les archontes conservaient l’autorité, telle que les vieux âges l’avaient conçue ; les stratéges avaient celle que les nouveaux besoins avaient fait établir. Peu à peu on arriva à ce point que les archontes n’eurent plus que l’apparence du pouvoir et que les stratéges en eurent toute la réalité. Ces nouveaux magistrats n’étaient plus des prêtres ; à peine faisaient-ils les cérémonies tout à fait indispensables en temps de guerre. Le gouvernement tendait de plus en plus à se séparer de la religion. Ces stratéges purent être choisis en dehors de la classe des eupatrides. Dans l’épreuve qu’on leur faisait subir avant de les nommer (δοκιμασία), on ne leur demanda pas, comme on demandait à l’archonte, s’il savaient un culte domestique et s’ils étaient d’une famille pure ; il suffit qu’ils eussent rempli toujours leurs devoirs de citoyens et qu’ils eussent une propriété dans l’Attique[1]. Les archontes étaient désignés par le sort, c’est-à-dire par la voix des dieux ; il en fut autrement des stratéges. Comme le gouvernement devenait plus difficile et plus compliqué, que la piété n’était plus la qualité principale, et qu’il fallait l’habilité, la prudence, le courage, l’art de commander, on ne croyait plus que la voix du sort fût suffisante pour faire un bon magistrat. La cité ne voulait plus être liée par la prétendue volonté des dieux, et elle tenait à avoir le libre choix de ses chefs. Que l’archonte, qui était un prêtre, fût désigné par les dieux, cela était naturel ; mais le stratége, qui avait dans ses mains les intérêts matériels de la cité, devait être élu par les hommes.

Si l’on observe de près les institutions de Rome, on reconnaît que des changements du même genre s’y opérèrent. D’une part, les tribuns de la plèbe augmentèrent à tel point leur importance que la direction de la république, au moins en ce qui concernait les affaires intérieures, finit par leur appartenir. Or ces tribuns, qui n’avaient par le caractère sacerdotal, ressemblent assez aux stratéges. D’autre part, le consulat lui-même ne put subsister qu’en changeant de nature. Ce qu’il y avait de sacerdotal en lui s’effaça peu à peu. Il est bien vrai que le respect des Romains pour les traditions et les formes du passé exigea que le consul continuât à accomplir les cérémonies religieuses instituées par les ancêtres. Mais on comprend bien que le jour où les plébéiens furent consuls, ces cérémonies n’étaient plus que de vaines formalités. Le consulat fut de moins en moins un sacerdoce et de plus en plus un commandement. Cette transformation fut lente, insensible, inaperçue ; elle n’en fut pas moins complète. Le consulat n’était certainement plus au temps des Scipions ce qu’il avait été au temps de Publicola. Le tribunat militaire, que le Sénat institua en 443, et sur lequel les anciens nous donnent trop peu de renseignements, fut peut-être la transition entre le consulat de la première époque et celui de la seconde.

On peut remarquer aussi qu’il se fit un changement dans la manière de nommer les consuls. En effet dans les premiers siècles, le vote des centuries dans l’élection du magistrat n’était, nous l’avons vu, qu’une pure formalité. Dans le vrai, le consul de chaque année était créé par le consul de l’année précédente, qui lui transmettait les auspices, après avoir pris l’assentiment des dieux. Les centuries ne votaient que sur les deux ou trois candidats que présentait le consul en charge ; il n’y avait pas de débat. Le peuple pouvait détester un candidat ; il n’en était pas moins forcé de voter pour lui. À l’époque où nous sommes maintenant, l’élection est tout autre, quoique les formes en soient encore les mêmes. Il y a bien encore, comme par le passé, une cérémonie religieuse et un vote ; mais c’est la cérémonie religieuse qui est pour la forme, et c’est le vote qui est la réalité. Le candidat doit encore se faire présenter par le consul qui préside ; mais le consul est contraint, sinon par la loi, du moins par l’usage, d’accepter tous les candidats et de déclarer que les auspices leur sont également favorables à tous. Ainsi les centuries nomment qui elles veulent. L’élection n’appartient plus aux dieux, elle est dans les mains du peuple. Les dieux et les auspices ne sont plus consultés qu’à la condition d’être impartiaux entre tous les candidats. Ce sont les hommes qui choisissent.

  1. Dinarque, I, 171 (coll. Didot).