La Cité (Verhaeren)

Mercure de France (p. 133-139).

LA CITÉ



L’or serait tout, s’il était maître des idées,

Mais lentement, mais jour à jour,
Avec terreur, avec amour,
La ville
Les a, grande de fièvre ou de force tranquille,
Élucidées.

Ce fut d’abord
Le sort
De ses rêveurs et de ses sages
D’en prévoir les contours
Puis d’en fixer la ligne et d’en dorer l’image

Quand la foule à son tour
S’en empara
Pour les tenir, devant elle, dressées,
Elle y glissa son sang bien plus que sa pensée,
Mais son ardeur les robura
De joie immense et angoissée.

Ô le travail des ans ! Ô le travail des heures !
Ce qui ne fut d’abord que songe et que rumeur
Dans telle âme profonde
Devint bientôt le bruit et la clameur
Du monde.

Alors
Ceux qu’écrasait le sort
Ou que ployait la mine ou que courbait la terre,
Sentant peser sur eux les destins millénaires,
Redressèrent le dos
Sous leur fardeau ;
Tels mots qui tout à coup rayonnent et délivrent

Se levèrent du fond des livres :
Selon qu’ils effleuraient tels cœurs ou tels cerveaux,
Ils acquéraient un sens plus large et plus nouveau ;
Qui les criait, le soir, sur les places publiques,
En aggravait soudain la puissance tragique ;
Leurs syllabes semblaient être faites d’airain
Pour réveiller et pour armer l’espoir humain
Et propager, parmi la peur et l’épouvante,
Le bondissant tocsin des vérités vivantes.

Un jour, en des jardins qu’avaient ornés les rois,
Avec des mains en sang fut bientôt vendangée
La vigne formidable où mûrissent les droits.
En vain les vieux décrets et les antiques lois
Repoussaient vers la nuit la justice insurgée,
La révolte eut raison des coupables pouvoirs :
Dans un air saturé de poussière et de poudre,
Devant les seuils tout à coup clairs des palais noirs,
Elle agitait, dardait et projetait sa foudre
Et, n’eût été son trop sauvage et fol élan
Qui soulevait ses bonds sans diriger leur force,

Elle eût tué d’un coup le vieux monde branlant
Comme un arbre qu’on brûle à travers son écorce.

Depuis lors, la révolte habite et vit en nous ;
Et nous chauffe le cœur avec sa sourde flamme ;
Ceux mêmes qui la maudissent l’ont dans leur âme
Et se sentent jetés par son grand geste fou
Hors de leur sûr repos et de leurs vieux usages.
Et voici que s’élève afin de l’attester
Comme une heureuse et vivace nécessité
Jusqu’au cri des savants qui dissèquent les âges,
Si bien qu’elle apparaît dans le vieil Occident
La flamme qu’on redoute ou le feu qu’on attend
Et qui retrempe au torrent d’or des incendies
La boiteuse équité mourante et refroidie.
 
Rente et travail, lutte et pouvoir, haine et amour ;
Détresse, orgueil ; assauts, reculs ; chutes, victoires ;
Comme vibre notre heure et frissonnent nos jours
De vos rythmes contradictoires !

La ville vous écoute et vit de vos ardeurs
Des blocs de ses pavés aux frontons de ses faîtes,
Elle sonne et tressaille, et ses deuils et ses fêtes
Et ses drapeaux flottants sont pleins de vos fureurs.
Elle est si vieille, elle a tant vu souffrir la vie
En sa rage foulée et sa force asservie
Qu’elle distingue et suit tout geste même obscur
Vers le futur,
Et qu’elle veut à travers tout, fût-ce contre elle,
Fût-ce contre ses Dieux, sa gloire et son passé,
D’âge en âge, tragiquement, s’électriser
D’une âme dangereuse, éclatante et nouvelle.