Le Peuple (Verhaeren)

Mercure de France (p. 141-149).




LE PEUPLE



Tonnante,
La fête s’annonçait, dès le matin, là-bas.

Comme en un brusque branle-bas,
Mille mains rapides et frissonnantes
Ornaient encor
D’argent et d’or
Le moyeu d’une roue ou le timon d’un char.

Près des remparts
Où se massaient dans les allées
Les hauts soldats aux tuniques bariolées,
Les chevaux hennissaient du côté de la mer.


Sous un hangar de verre et fer,
S’illuminaient et les pennons et les bannières,
Et le soleil, entrant par les vitraux,
Faisait comme des bonds de lumière,
Sur les drapeaux.

Et plus loin, du côté des bassins et du port,
Tous les navires
Hissaient leurs pavillons et pavoisaient leur bord,
Et, doucement,
Leurs cordages vibraient au vent
Comme des lyres.

Et puis là-bas, plus loin encor,
De quartier en paroisse, et de rue en impasse,
Les murs allégrement portaient des dédicaces.
On travaillait au ras du sol et sur les toits,
Dans un enmêlement de gestes et de voix,
Avec la bière ardente et claire
Comme auxiliaire,

On travaillait partout — entrain, hâte, gaieté —
Si bien qu’à ses confins la grouillante cité
Semblait brûler déjà et de fièvre et d’audace,
Avant que l’ample joie incendiât les places.

Or, à cette heure, en sa maison,
Celui pour qui battaient à l’unisson
Tant de cœurs doux, naïfs et rudes,
Étudiait comme un secret,
Quelle parole, il jetterait
À la rouge et chantante et folle multitude.
Il lui fut autrefois appui, guide, conseil ;
Il inventait les mots pour les mornes détresses.
Mais quel geste trouver pour bercer les ivresses
Et les tressaillements d’un triomphal réveil ?

Comme à l’éparpillée,
Les cent cloches mêlant leurs voix multipliées,
À la fête tonnante au loin, sur les remparts,
S’interpellaient et babillaient de toutes parts,

Dans l’air de flamme ;
Quand tout à coup, de large en long,
Balla le lourd et violent bourdon,
De Notre-Dame.

Dès ce moment,
Sinueuses comme un embrasement,
Du coin des carrefours et du fond des ruelles,
Vers leur tribun déconcerté,
Se mirent à s’orienter
Les foules éternelles.

Du centre d’un marché,
Où de grands arcs empanachés
Dardaient à leur fronton un millier d’oriflammes,
Partit un chœur de femmes,
Au col puissant, aux larges seins,
Et dont les mains
Soulevaient leurs enfants, très haut, droit devant elles,
Afin d’unir

Les gestes clairs de l’avenir
À la fête torrentielle.
Et les bourgerons bleus et les tabliers noirs
Envahissaient les longs trottoirs,
Et les grilles des gymnases et des lycées
Cédaient gaiement sous la poussée
Jeune et franche des écoliers.
Ceux des docks, des arsenaux, des ateliers
Précipitaient leur multitude ardente et drue
De rue en rue.

Et tout cela montait, montait,
Du fond des carrefours, au long des avenues :
On aurait cru parfois que les murs éclataient
Sous cette marche énorme et continue ;
Et les portes, les fenêtres et les balcons,
Peuplés de bras tendus, bruyants de cris tenaces,
Suivaient le mouvement trépidant et profond
Qui emportait, vague à vague, toute la masse
Tasser ses blocs humains au cœur de la grande place.

Celui qui triomphait
Attendait là, sur les terrasses,
L’esprit flottant toujours de projet en projet.

Aussi longtemps qu’il fut vraiment le maître,
La ville et sa détresse avaient grandi son être,
Mais aujourd’hui,
Tant d’appels inconnus se projetaient vers lui,
Qu’ils chaviraient son âme.

Sous les midis d’été criblés d’or et de flamme
Tout le peuple debout,
Avec des cris jaillis, avec des gestes fous,
Lui submergeait le cœur de ses vagues de joie ;
La fête le domptait ; il devenait sa proie ;
Il la voyait grossir encor, grossir toujours
Et comme soulever les maisons et les tours,
Pour entraîner soudain en ses transports fébriles
Jusqu’à l’entêtement des choses immobiles ;
Et tout au loin il regardait la vaste mer
Pousser vers lui l’élan compact de sa marée

Et se joindre, elle aussi, aux foules enivrées
Avec sa houle et son vent large et ses flots verts.

L’orgueil était trop faible et trop pauvre en son torse,
Pour qu’il fît siens d’un coup ces grands rythmes de force,
Si bien que, ne songeant qu’aux maux qu’il affronta,
Comme jadis, aux temps mauvais, il sanglota.

Un brusque arrêt se fit dans le vol des pensées ;
L’allégresse sentit sa fureur menacée ;
En un instant, céda le lien aux longs fils d’or
Qui maintenait la ville et son tribun d’accord.
Les merveilleux remous de folie et de flamme
Effleurèrent son corps sans pénétrer son âme ;
Ils l’atteignaient pour le brûler de leur ardeur,
Et ne trouvaient que cendre au foyer de son cœur ;
Sa force à lui ne s’était point élucidée ;
Il n’était l’homme, hélas ! que d’une seule idée.

Et la fête reprit plus rouge et rebondit
D’un plus géant essor encor, par-dessus lui.