La Circulation du sang/Traité anatomique sur les mouvements du cœur et du sang chez les animaux/Chapitre I

Traduction par Charles Richet.
Georges Masson (p. 63-65).

CHAPITRE PREMIER

DES RAISONS QUI ONT POUSSÉ L’AUTEUR
À ÉCRIRE CE LIVRE.

Ayant eu l’occasion de faire de nombreuses vivisections, j’ai été amené d’abord à étudier les fonctions du cœur et son rôle chez les animaux en observant les faits, et non en étudiant les ouvrages des divers auteurs, et j’ai vu tout de suite que la question était ardue et hérissée de difficultés, en sorte que je pensais presque comme Fracastor, que le mouvement du cœur n’était connu que de Dieu seul. En effet la rapidité des mouvements cardiaques ne permet pas de distinguer comment se fait la systole, comment la diastole ; à quel moment, en quelle partie, il y a dilatation ou constriction. Chez beaucoup d’animaux, en un clin d’œil, comme un éclair, le cœur apparaît, puis se dérobe aussitôt à la vue, en sorte que je croyais voir ici la systole, là la diastole, puis des mouvements tout opposés, partout la diversité et la confusion. Mon esprit flottait incertain : je ne savais ce que je devais penser, ce que je devais accepter de l’opinion des divers auteurs, et je ne m’étonnais pas de la comparaison d’Andreas Laurentius, qui dit que le mouvement du cœur nous est aussi inconnu que le flux et le reflux de l’Euripe à Aristote.

Enfin, en examinant chaque jour avec plus d’attention et de patience les mouvements du cœur chez les divers animaux vivants, j’ai réuni beaucoup d’observations, et j’ai pensé enfin avoir réussi à me dégager de ce labyrinthe inextricable et à connaître ce que je désirais savoir, le mouvement et les fonctions du cœur et des artères. Aussi je n’ai pas craint d’exposer mon opinion sur ce sujet, non seulement en particulier à mes amis, mais encore en public, dans mes leçons anatomiques.

Naturellement ma théorie a plu aux uns, a déplu aux autres ; ceux-ci m’attaquant vivement et me reprochant de m’écarter des préceptes et des doc trines de tous les anatomistes ; ceux-là affirmant que la doctrine nouvelle était digne de recherches plus approfondies, et demandant à ce qu’une explication plus détaillée leur en soit donnée. Mes amis me suppliaient de faire profiter tout le monde de mes recherches, et d’un autre côté mes ennemis, poursuivant mes écrits de leur injuste haine et ne comprenant pas mes paroles, s’efforçaient de provoquer des discussions publiques pour faire juger ma doctrine et moi-même. Voilà comment j’ai été presque contraint à faire imprimer ce livre. Je l’ai fait d’autant plus volontiers que Jérôme Fabricius d’Acquapendente, ayant décrit avec soin dans un savant traité les parties du corps des animaux, a parlé de tout, excepté du cœur. Enfin, j’ai espéré que, si je suis dans le vrai, mon œuvre sera de quelque profit pour la science et que ma vie n’aura pas été tout à fait inutile. Je rappellerai cette phrase du vieillard dans la comédie : « Jamais personne ne peut vivre avec une raison si parfaite que les choses, les années, les événements ne lui apprennent du nouveau. On finit par voir qu’on ignorait ce qu’on croyait connaître, et l’expérience fait rejeter les opinions d’autrefois. »

Peut-être pareille chose arrivera-t-elle pour le mouvement du cœur, peut-être au moins d’autres, profitant de la voie ouverte, et plus heureusement doués, saisiront l’occasion d’étudier mieux la question et de faire de meilleures recherches.