La Circulation du sang/Deux dissertations anatomiques adressées à Jean Riolan/Première dissertation

Traduction par Charles Richet.
Georges Masson (p. 181-201).

PREMIÈRE DISSERTATION

Il y a peu de mois a paru l’ouvrage d’anatomie et de pathologie de l’illustre Riolan, qui me l’envoya de sa propre main, ce dont je le remercie beaucoup. Je tiens à le féliciter du succès avec lequel il a terminé cet ouvrage digne des plus grands éloges. Représenter le siège de toutes les maladies est une œuvre qu’une grande intelligence pouvait seule accomplir, et c’est entrer dans un domaine difficile à parcourir que de chercher à mettre sous les yeux du lecteur des maladies qui échappent presque à la vue. Ces efforts conviennent au prince des anatomistes. Il n’y a pas de science qui ne dérive d’une idée a priori, et il n’y a pas de connaissance solide et sûre qui ne tire son origine des sens.

Aussi le sujet lui-même et l’exemple d’un si grand homme réclamaient une réponse et m’engageaient à publier mon anatomie médicale, adaptée aux usages de la médecine ; non pas seulement, comme Riolan, pour montrer du doigt le siège des maladies, et, d’après les idées reçues, expliquer la forme des maladies qui devaient précisément atteindre certains organes, mais pour disséquer des sujets malades atteints des affections les plus graves et les plus rares, pour montrer les changements subis par les organes au point de vue de la situation, de la dimension, de la structure, de la conformation des autres formes sensibles et des apparences naturelles que décrivent en général tous les anatomistes. Autant la dissection des sujets sains sert à la philosophie et à la vraie physiologie, autant l’examen des corps malades et cachectiques sert à la pathologie philosophique. Les médecins doivent d’abord connaître la constitution physiologique naturelle et posséder la notion exacte des faits normaux. Ainsi en définissant, en mettant en lumière ce qui existe en dehors de ces règles, la pathologie peut être éclairée, et, avec la pathologie, l’art de guérir. L’anatomie pathologique donne l’occasion d’imaginer beaucoup de nouveaux remèdes. Il serait difficile de croire combien nos organes intérieurs sont altérés, surtout dans les maladies chroniques, et quels monstres les maladies y engendrent. J’oserais dire que la dissection d’un sujet pathologique, l’examen d’un corps pourri par une vieille maladie, sont choses plus utiles à la médecine que la dissection de dix cadavres de pendus.

Je ne désapprouve donc pas l’œuvre du très savant et très habile anatomiste Riolan : je pense, au contraire, qu’il faut le célébrer et le combler d’éloges ; car ce qui éclaire la physiologie est extrêmement utile à la médecine. Et j’ai toujours pensé qu’il est aussi profitable à l’art de guérir de montrer les lieux des maladies que d’étudier les affections elles-mêmes, de les raconter et de les expliquer d’après mon expérience et mes nombreuses dissections.

Quant aux objections qui, dans ce livre, regardent spécialement la circulation du sang que j’ai découverte, il faut d’abord y réfléchir et les méditer avec soin. Il ne faut pas négliger, en effet, dans un tel sujet, l’opinion d’un si grand homme, qui, de tous les anatomistes de ce siècle, est sans contredit regardé comme le premier, et son avis seul, qu’il soit favorable ou qu’il condamne, doit avoir plus de prix que l’opinion de tous les autres qui applaudissent ou qui blâment. Or (Enchir., liv. III, chap. viii) il reconnaît la vérité de nos idées sur le cours du sang chez les animaux, et pourtant il combat aussi notre opinion sur la circulation du sang, mais sans en être l’adversaire déclaré et systématique. En effet, il dit (liv. II, chap. xxi) que le sang contenu dans la veine porte ne circule pas comme le sang dans la veine cave (liv. III, chap. vii), que cependant le sang circule et que l’aorte et la veine cave sont des vaisseaux circulatoires. Il pense toutefois que leurs dernières ramifications ne servent pas à la circulation. « En effet, dit-il, le sang répandu dans toutes les parties de la seconde et de la troisième région y reste pour les nourrir, et ne reflue dans les plus gros vaisseaux que s’il y est porté par force, lorsque ces gros vaisseaux manquent complètement de sang, ou encore si sa chaleur et son impétuosité naturelles le poussent dans les gros vaisseaux circulatoires. » Et un peu après il ajoute : « Soit que le sang des veines remonte continuellement et se dirige vers le cœur, soit que le sang des artères descende et s’éloigne du cœur, cependant si les petites veines du bras et de la jambe sont vides, le sang des veines peut descendre et remplir les vides, comme je l’ai clairement démontré, dit-il, contre Harvey et Walæus. » Et, comme Galien, ainsi que le prouvent l’expérience de tous les jours et la nécessité d’un sang qui circule, il confirme l’existence d’anastomoses entre les veines et les artères : « Voilà, dit-il, quelle est, en réalité, la circulation du sang, malgré ceux qui veulent fondre et mélanger les humeurs et détruire la vieille médecine. »

Ces mots nous montrent clairement pourquoi cet homme illustre admet en partie la circulation du sang et la rejette en partie, et pourquoi il s’est arrêté à une théorie indécise et hésitante sur la circulation du sang. Or il ne détruirait pas la vieille médecine, si, conduit par l’amour de la vérité et non par la crainte, il osait dire hautement son avis, ce qu’il ne fait pas, de peur de porter atteinte à la médecine antique et traditionnelle, et de paraître contredire la physiologie qu’il a exposée lui-même dans son Anthropologie. En effet, la circulation du sang ne détruit pas la vieille médecine, mais la soutient au contraire, en établissant la physiologie médicale sur l’observation des phénomènes naturels et en combattant les théories anatomiques de l’usage et des fonctions du cœur, des poumons et des autres viscères. Ainsi donc on verra facilement, tant par ses paroles mêmes et ses aveux que par les raisons que je vais donner, que le sang tout entier, en quelque partie du corps qu’il se trouve, se meut et change de place, aussi bien le sang des grosses veines et de leurs ramifications que celui qui est contenu dans les porosités de toutes les parties, que ce sang, dis-je, vient du cœur et qu’il reflue au cœur d’une manière continue. Nulle part il ne reste stagnant sans éprouver des altérations, et cependant j’accorde qu’en certains endroits son cours est plus rapide ou plus lent.

Aussi ce savant auteur se contente de dire d’abord que le sang des ramifications de la veine porte ne peut pas y circuler : or il n’aurait pu combattre ce fait ou le nier, s’il ne s’était caché à lui-même la force de son argumentation (liv. III, chap. vii). « Que si, dit-il, le cœur reçoit, à chaque pulsation, une goutte de sang et la lance dans l’aorte, comme, en une heure, il a deux mille pulsations, nécessairement en une heure une grande quantité de sang devra passer à travers le cœur. » Il faut aussi admettre le même fait pour le mésentère, puisqu’il entre à chaque pulsation du cœur, par l’artère cœliaque et les artères mésentériques, bien plus qu’une goutte de sang dans le mésentère et dans ses veines, et la quantité qui y pénètre est telle, que le sang doit ou bien en sortir par un endroit quelconque, ou bien distendre et briser les branches de la veine porte. Pour résoudre ce problème, on ne peut regarder comme probable que le sang du mésentère entre et sort par les mêmes artères, se consumant en un mouvement inutile, comme le flux et le reflux de l’Euripe, et il n’est guère vraisemblable que le mésentère se vide dans l’aorte en suivant les mêmes voies par lesquelles l’aorte s’est vidée dans le mésentère. Le mouvement du sang qui entre contrarierait le mouvement en sens inverse. Comment y aurait-il un changement de direction, quand il est certain que le cours du sang est continu, incessant et sans interruption ? Comme le sang qui est entré dans le cœur, le sang qui est entré dans le mésentère doit sortir par une autre voie que la voie d’entrée. Ce qui est manifeste ; car autrement il n’y aurait plus de circulation et on peut aussi bien dire, avec autant de vraisemblance, de ce sang ce qu’on dit du sang des ventricules. En effet, par la systole du cœur, le sang serait poussé dans l’aorte et y reviendrait au moment de la diastole ! L’aorte se viderait dans les ventricules du cœur comme les ventricules dans l’aorte ! Ainsi, il n’y aurait de circulation ni dans le cœur, ni dans le mésentère, mais un vain flux et reflux et une agitation inutile. C’est pourquoi si, dans le cœur, l’argument qu’il a adopté démontre la circulation du sang, le même argument doit nécessairement être admis pour la circulation dans le mésentère ; si, au contraire, il n’y a pas de circulation dans le mésentère, il n’y en a pas non plus dans le cœur, et le même argument, en changeant les termes, démontre ou détruit également et la circulation dans le cœur et la circulation dans le mésentère.

Il dit que, dans le cœur, les valvules sigmoïdes empêchent le retour du sang, mais qu’il n’y a pas de valvules dans le mésentère. Je réponds que cela n’est pas exact, et que j’ai trouvé des valvules dans la veine splénique et aussi quelquefois dans d’autres vaisseaux du mésentère. En outre, on ne trouve pas toujours des valvules dans les veines, et il y en a bien plus dans les veines sous-cutanées des membres que dans les veines profondes ; car le sang qui vient des petits vaisseaux descend naturellement dans les plus gros par la compression des muscles qui les entourent, et peut de moins en moins revenir en arrière étant forcé de suivre la voie qui lui est ouverte. Qu’aurait-il alors besoin de valvules ? Pour calculer combien de sang chaque pulsation du cœur envoie dans le mésentère, comptez combien il entre de sang dans le carpe quand on fait une compression modérée serrant les veines qui sortent de la main et les artères qui y entrent ; or les artères du mésentère sont plus volumineuses que celles du carpe. Calculez combien il faut de pulsations pour remplir et gonfler toute la main, et vous verrez qu’à chaque pulsation il entre, si la ligature n’est pas trop serrée pour s’y opposer, bien plus qu’une goutte de sang. Le sang ne pouvant revenir en arrière remplit la main, la distend et la rend énorme. On peut donc, par analogie, conclure qu’il entre dans le mésentère autant, sinon plus de sang, que dans le carpe, les artères du mésentère étant plus volumineuses que celles du carpe. Et si l’on songe aux énormes difficultés qu’on a pour arrêter, par des ligatures ou des compressions, le jet impétueux du sang d’une petite artère coupée ou déchirée, si l’on a vu la force avec laquelle le sang, comme s’il sortait d’un siphon, bouleverse, détruit et traverse tout l’appareil, on regarderait comme invraisemblable qu’il puisse y avoir un reflux quelconque qui lutte contre une pareille masse de sang lancée avec cette force. Aussi je pense que notre adversaire, en réfléchissant à ces faits, ne pourra admettre que le sang qui vient des artères du mésentère avec cette force et cette impétuosité rencontre le sang qui vient de la veine porte et que le sang veineux sort du mésentère par les mêmes voies qui donnent issue au jet de sang artériel.

De plus, comme ce savant anatomiste pense que le sang n’a pas de mouvement circulaire, mais que c’est toujours le même sang qui reste stagnant dans les ramifications du mésentère, il semble supposer qu’il y a deux genres différents de sang, destinés à un double usage, et, par conséquent, que le sang de la veine porte et celui de la veine cave ne sont pas les mêmes ; le premier ayant besoin, le second n’ayant pas besoin, pour vivre, de ce mouvement circulaire. Or ce fait n’est ni évident par lui-même, ni démontré.

En outre, ce savant ajoute (Enchirid., liv. II, ch. xviii) : « Il y a dans le mésentère un quatrième genre de vaisseaux, qu’on appelle veines lactées (découvertes par Aselli). » Il semble supposer que par ces vaisseaux les aliments sont extraits des intestins et arrivent au foie, qui est l’organe élaborateur du sang, et que là ils sont transformés et changés en sang. Il dit aussi (liv. IV, ch. viii) que ces aliments sont amenés dans le ventricule droit du cœur. « Tous ces faits, ajoute-t-il, font cesser les difficultés qui existaient autrefois relativement à la distribution du chyle et du sang dans les mêmes canaux, car les veines lactées conduisent le chyle au foie ; et, comme ce sont des vaisseaux bien séparés, ils peuvent aussi être obstrués séparément. » Mais si ce suc lacté peut passer dans le foie et de là, par la veine cave, dans le ventricule du cœur, comment le savant Riolan peut-il nier que le sang contenu dans les innombrables ramifications capillaires du foie passe dans les rameaux de la veine porte ; car ce qu’il dit du chyle ou du suc blanc contenu dans les vaisseaux lactés peut être vraisemblablement dit du sang, liquide plus léger et plus pénétrant ; et en outre poussé par les pulsations artérielles.

Ce savant auteur fait mention d’un traité qu’il a fait sur la circulation du sang ; si j’avais le bonheur de le lire, je me rendrais peut-être à ses raisons.

Pourquoi n’a-t-il pas voulu admettre la circulation du sang dans les ramifications de la veine porte et de la veine cave ? Il dit (liv. III, ch. viii) que le sang des veines remonte toujours et va au cœur, de même que le sang de toutes les artères descend et s’éloigne du cœur. Je ne vois pas pourquoi, s’il a admis ces faits, toutes les difficultés qui existaient jadis sur la distribution du chyle et du sang dans les mêmes vaisseaux ne cessent pas également. Il n’est pas nécessaire de supposer les vaisseaux du chyle distincts des autres. De même que les veines ombilicales absorbent le suc nutritif des humeurs de l’œuf et le portent à l’embryon pour le nourrir et l’accroître, même alors qu’il est déjà tout formé, de même pourquoi ne dirait-on pas que les veines mésaraïques absorbent le chyle des intestins et le portent au foie, remplissant chez l’adulte les mêmes fonctions que les veines ombilicales chez le fœtus ? Toutes les difficultés cesseraient, et l’on n’aurait pas à supposer deux mouvements contraires dans les mêmes vaisseaux, mais un même mouvement continu du sang dans les veines mésaraïques, des intestins au foie.

Je dirai ailleurs ce que je pense des veines lactées en exposant mes recherches sur le lait dans les différents organes des nouveau-nés. On en trouve, en effet, chez l’enfant, dans son mésentère et dans toutes ses glandes, dans le chyme, dans les aisselles et dans les mamelles, et les sages-femmes ôtent ce lait, dans l’intérêt, disent-elles, de la santé des enfants.

De plus le savant Riolan n’a pas voulu admettre la circulation, non seulement pour le sang contenu dans le mésentère, mais encore pour celui qui se trouve dans les ramifications de la veine cave ou de l’aorte. Il affirme que toutes les parties de la seconde ou de la troisième région n’ont aucune circulation, si bien qu’il n’admet comme vaisseaux circulatoires que la veine cave et l’aorte, ce dont il donne (liv. III, chap. VIII) une bien faible raison. « En effet, dit-il, le sang répandu dans toutes les parties de la seconde et de la troisième région y reste pour les nourrir et ne reflue dans les plus gros vaisseaux que s’il y est lancé par force, ou si les gros vaisseaux manquent complètement de sang, ou encore si son impulsion le fait affluer dans les vaisseaux où se fait la circulation. »

La portion qui sert à la nutrition doit donc nécessairement rester, car il n’y aurait pas de nutrition s’il ne restait une certaine quantité de sang qui s’assimile au corps pour faire un tout et remplacer ce qui se perd. D’ailleurs il n’est pas nécessaire que tout le sang des vaisseaux reste en place pour qu’une petite portion en soit assimilée. En effet, les différents organes ne se servent pas, pour leur nutrition, de tout le sang qui est contenu dans leurs artères, leurs veines et leurs pores invisibles, et si ce sang est agité d’un flux et d’un reflux continuels, il n’est pas nécessaire qu’il laisse quelques parcelles pour la nutrition ou qu’il reste tout entier pour la nutrition. Cependant Riolan, dans le même livre où il fait cette affirmation, semble presque partout assurer le contraire, surtout quand il parle de la circulation du cerveau. Il décrit une circulation pour le cerveau, disant que, grâce à la circulation, le sang du cerveau revient au cœur et le refroidit. Tous les organes éloignés du cœur paraissent le refroidir. Aussi dans les fièvres, quand les viscères entourant le cœur sont violemment consumés par une chaleur fébrile, ardente, les malades découvrent leurs membres, écartent les couvertures et cherchent à refroidir leur cœur ; et, comme le savant Riolan l’affirme pour le cerveau, le sang, dont la chaleur est tempérée et diminuée dans les membres, gagne le cœur par les veines et le refroidit. Riolan paraît même insinuer qu’il en est nécessairement des autres organes du corps comme du cerveau, contrairement à ce qu’il avait auparavant déclaré hautement. En effet, il dit, mais avec certaines précautions et certaines ambiguïtés, que le sang de la seconde et de la troisième région ne reflue que s’il est lancé par force, ou si les gros vaisseaux manquent complètement de sang, ce qui est très exact si l’on veut donner à ces mots leur véritable signification ; car il entend, je crois, par gros vaisseaux, qui, en se vidant, attirent le sang, la veine cave, les veines circulatoires, mais non les artères. Quant aux artères, elles ne se vident que dans les veines ou les porosités des organes : elles sont continuellement remplies par l’impulsion du sang que lance le cœur, tandis que le sang arrivé dans la veine cave et les vaisseaux circulatoires s’écoule rapidement vers le cœur. Il y aurait donc subitement dans le cœur privation absolue de sang, si toutes les parties n’y rejetaient incessamment le sang qu’elles reçoivent. Ajoutons que la violence du sang lancé et comprimé par chaque pulsation du cœur force le sang contenu dans toutes les parties de la seconde et de la troisième région à se diriger des porosités dans les veines, et des rameaux veineux dans les plus grosses veines : cette action est aidée par le mouvement et la compression des parties adjacentes. En effet le sang est refoulé par les parties solides qui compriment et resserrent les vaisseaux, et les rameaux veineux qui cheminent dans les muscles des membres sont pressés et resserrés par leurs mouvements, et forcent le sang à aller des petits vaisseaux aux grands.

Il ne faut donc pas douter que le sang ne soit continuellement lancé avec force par les artères dans toutes les parties du corps, et qu’il ne revient pas en arrière. Si l’on admet qu’à chaque pulsation du cœur les artères sont toutes simultanément distendues par l’impulsion du sang, et si, comme ce savant l’admet, la diastole des artères répond à la systole du cœur, si le sang sorti des ventricules du cœur ne peut y rentrer, grâce à l’occlusion des valvules, ainsi que le semble admettre le savant Riolan, il en sera évidemment de même pour toutes les parties du corps et pour toutes les régions où le sang se précipite avec une grande impétuosité : car partout où battent les artères, c’est qu’il y a un jet de sang qui les gonfle avec force. Aussi le pouls des artères s’observe dans toutes les régions, même à l’extrémité des doigts et sous les ongles. Il n’y a dans tout le corps aucune partie, si petite qu’elle soit, tourmentée par un phlegmon ou un furoncle, où l’on ne puisse sentir ce mouvement lancinant des pulsations artérielles, qui semblent faire effort pour rompre la peau.

Mais de plus il est clair que le sang se rend dans les porosités des tissus, même dans la peau des mains et des pieds. Nous voyons quelquefois en effet, par de fortes gelées, les mains et les pieds, chez les enfants surtout, tellement refroidis qu’en les touchant on a presque la sensation d’un morceau de glace. Ces parties deviennent tellement inertes et rigides, qu’elles n’ont presque plus de sensibilité et ne peuvent se mouvoir. Quelquefois cependant elles sont remplies de sang, et on pourra les voir tantôt rouges et tantôt livides. Elles ne peuvent se réchauffer que si le sang, froid, privé d’esprits et de chaleur, qu’elles contiennent, est remplacé par un sang nouveau, venant des artères, chaud et vivifié par les esprits. Ce sang les réchauffe et les réconforte, leur rend la sensibilité et le mouvement. Ces organes glacés ne seraient pas rendus à la vie et à leurs fonctions par le feu et la chaleur extérieure, plus que les membres d’un cadavre, si un sang chaud ne venait les animer dans l’intimité de leurs tissus. En réalité, c’est là le principal usage et la principale fonction de la circulation : il faut que le sang, entraîné dans une course continuelle, fasse un circuit incessant et tienne perpétuellement tous les organes qu’il irrigue sous sa dépendance. En effet toutes les parties qui dépendent de la circulation conservent la chaleur première qui est innée, et gardent leur pouvoir vital et végétatif de manière à pouvoir accomplir leurs fonctions, en étant, comme disent les physiologistes, soutenues et excitées par la chaleur et les esprits vitaux : de même les corps vivants conservent une température modérée, intermédiaire entre les deux extrêmes, grâce à la chaleur et grâce au froid. De même que l’air inspiré tempère dans les poumons, au centre du corps, la trop grande chaleur du sang et permet l’évaporation des fuliginosités suffocantes, de même le sang plein de chaleur lancé par les artères dans tout le corps nourrit et échauffe toutes les extrémités, soutient leur vitalité et les pré serve de la mort qu’amènerait la violence du froid extérieur.

Aussi serait-il bien injuste et bien bizarre que les parties de chaque région du corps n’aient pas l’avantage de ce changement de sang et de cette circulation, quand c’est surtout pour elles que la circulation a été créée par la nature. En résumé, quoi qu’on en dise de la confusion et de la perturbation des humeurs, la circulation du sang se fait dans tout le corps et dans toutes ses parties, aussi bien dans les gros que dans les petits vaisseaux. Il est nécessaire que tous les organes en aient le bénéfice : car sans cette circulation ils ne pourraient ni recouvrer leur vitalité perdue, ni conserver leur vitalité normale. Nous voyons donc que tout l’influx de cette chaleur conservatrice vient par les artères, et grâce à la circulation.

Aussi le savant Riolan, en disant dans son Enchiridion qu’il y a des parties sans circulation, paraît parler avec plus d’adresse que de vérité ; et il semble qu’il ait adopté cette opinion par convenance, afin de plaire au plus grand nombre et de n’offenser personne plutôt que pour le noble amour de la vérité.

Il semble agir de même quand il fait passer le sang dans le ventricule gauche (liv. III, chap. viii) à travers la cloison du cœur et des voies inconnues et invisibles, plutôt que par les gros et larges vaisseaux qui viennent du poumon, vaisseaux auxquels est adapté un appareil de valvules empêchant le retour du sang. Je voudrais bien connaître la raison pour laquelle le passage par les vaisseaux est impossible, raison qu’il dit avoir exposée ailleurs. Il serait étonnant que l’aorte et la veine artérieuse eussent la même structure et la même disposition, et ne remplissent pas le même usage. N’est-il pas, au contraire, tout à fait improbable que le flot immense de toute la masse du sang se rende au ventricule gauche uniquement par les petits et imperceptibles méandres de la cloison, quand il lui faut de si larges orifices dans le cœur droit alors qu’il vient de la veine cave, dans le ventricule gauche alors qu’il sort par l’aorte ? Mais cette affirmation est inconséquente, car il dit (liv. III, chap. vi) que les poumons sont au cœur comme un émonctoire (emunctorium et emissarium), et que le poumon est impressionné par le sang qui y passe et les impuretés qui le traversent en même temps que le sang

Il dit aussi que les poumons sont souillés par les désordres des viscères qui fonctionnent mal et envoient alors au cœur un sang impur dont le cœur ne peut se débarrasser qu’en lui faisant subir plusieurs circulations. Le même auteur dans le même endroit s’oppose aux idées de Galien sur la saignée dans la péripneumonie et sur la communication des veines avec les vaisseaux pulmonaires.

« S’il est vrai, dit-il, que le sang passe du ventricule droit aux poumons pour se rendre au ventricule gauche et de là à l’aorte, et si l’on veut admettre la circulation du sang, qui ne voit que dans les affections pulmonaires, le sang s’y portera en grande abondance. Il opprimera les poumons, à moins que l’on ne fasse d’abord une large évacuation sanguine pour les soulager en diminuant la quantité de sang. Telle était l’idée d’Hippocrate, qui dans l’inflammation du poumon soustrait du sang par la tête, le nez, la langue, les bras, les pieds et par toutes les parties du corps, pour diminuer la quantité totale du sang affluant dans le poumon, de manière à rendre le corps exsangue. Si, dit Riolan au même endroit, l’on admet la circulation, les poumons seront facilement dégorgés par la saignée. Si on la rejette, je ne vois pas comment on peut diminuer le sang des poumons ; car si, par la veine artérieuse, le sang cherche à revenir dans le ventricule droit, il trouvera un obstacle dans les valvules sigmoïdes, et les valvules tricuspides l’empêcheront de revenir du ventricule droit dans la veine cave. C’est donc grâce à la circulation qu’on peut diminuer le sang des poumons, en saignant les veines du bras ou du pied. Et ainsi se trouve renversée l’opinion de Fernel, que dans les affections pulmonaires il faut saigner au bras droit plutôt qu’au bras gauche. En effet, le sang du poumon ne peut revenir dans la veine cave que s’il brise les deux barrières et les deux obstacles qu’il rencontre dans le cœur. »

Et il ajoute au même endroit (liv. III, chap. vi) que si l’on admet la circulation du sang, et le passage du sang à travers les poumons, et non à travers la cloison médiane du cœur, il faut reconnaître une double circulation. L’une est entre le cœur et les poumons ; le sang sort du ventricule droit du cœur, traverse les poumons pour revenir au ventricule gauche du cœur ; en un mot il sort de cet organe pour y retourner : l’autre circulation, plus longue, s’étend du ventricule gauche du cœur á tout le corps ; le sang lancé par les artères revient par les veines au ventricule droit du cœur.

Ce savant pouvait ajouter qu’il y a une troisième circulation, très courte, allant du ventricule gauche au ventricule droit, et comprenant le sang des artères et des veines coronaires, dont les branches se distribuent dans la substance même, les parois et la cloison du cœur.

Quand on admet la première circulation, dit-il, on ne peut rejeter la seconde ; il aurait pu ajouter : il faut accepter la troisième. En effet, pourquoi les artères coronaires pourraient-elles battre dans le cœur, sinon pour y envoyer le sang qu’elles contiennent ? Pourquoi y aurait-il des veines, dont les fonctions et les usages sont de recevoir le sang que les artères y ont envoyé, sinon pour ramener le sang du cœur ? Ajoutons que j’ai souvent trouvé à l’orifice de la veine coronaire une valvule (et le savant Riolan reconnaît ce fait, liv. III, chap. ix) qui empêche le retour du sang en arrière et s’abaisse pour le laisser sortir de la veine. On ne peut donc pas se refuser à admettre une troisième circulation, quand on en a reconnu deux autres, en admettant que le sang circule dans les poumons et le cerveau. En effet, on ne peut nier que, dans toutes les parties de chaque région, le sang soit également poussé par les pulsations du cœur, pour sortir par les veines ; en un mot, toutes les parties du corps sont soumises à la circulation.

Les paroles mêmes du savant Riolan montrent donc clairement quelle est son opinion sur la circulation du sang dans tout le corps, dans les poumons et dans tous les autres organes. En effet, celui qui admet la première circulation ne peut évidemment pas rejeter les autres. Comment se pourrait-il qu’en reconnaissant la circulation pour les gros vaisseaux circulatoires, on se refuse à l’admettre pour les ramifications de la troisième région, et qu’on ne veuille pas considérer la circulation comme universelle ? Comme si les veines et les gros vaisseaux qu’il nomme circulatoires ne se trouvaient pas dans la seconde région du corps et n’étaient pas compris dans cette région par lui-même et par tous les anatomistes ! Se peut-il qu’il y ait une circulation générale, qui ne comprenne pas toutes les parties du corps ? Aussi Riolan, aux endroits où il combat la circulation, est-il hésitant et timide dans ses négations tout à fait gratuites. Partout où il défend la circulation, c’est avec hardiesse et par de solides raisons, comme il convient à un philosophe. De plus, comme un médecin expérimenté et un honnête homme qu’il est, il conseille la saignée, dans les maladies pulmonaires les plus dangereuses, comme un remède héroïque, contrairement à l’avis de Galien et de son cher maître Fernel.

Si un homme si savant et si chrétien avait eu des doutes à ce sujet, il n’aurait pas voulu faire des expériences, en exposant la vie de ses semblables, ni s’écarter, sans motif suffisant, de Galien et de Fernel qui a près de lui une si grande autorité. C’est pourquoi s’il a nié la circulation dans la mésentère ou dans d’autres organes, soit pour conserver les veines lactées, soit par respect pour la vieille médecine, soit par d’autres considérations, c’est surtout par respect humain et par timidité.

Je pense donc qu’il est bien clair, d’après les paroles mêmes et les raisonnements de cet homme illustre, que la circulation est générale, que le sang se meut par tout et revient au cœur par les veines. Puisque Riolan pense comme moi, il n’est pas besoin et même il est superflu de redire les raisons qui confirment cette vérité, et que j’ai exposées dans mon livre sur le mouvement du sang, raisons que j’ai trouvées dans la structure des vaisseaux, la disposition des valvules, d’autres observations et expériences, d’autant plus que je n’ai pas encore vu le traité du savant Riolan sur la circulation du sang, et que je ne trouve d’autres arguments que de simples négations par lesquelles il nie, dans la plupart des parties, des régions et des vaisseaux, la circulation qu’il reconnaît cependant comme universelle.

C’est ainsi que, par une sorte de subterfuge, il a appuyé l’opinion de Galien, opinion confirmée par des expériences de chaque jour, sur l’anastomose des vaisseaux. Mais un anatomiste si considérable, si savant, si zélé et si habile, aurait dû, avant de rejeter les anastomoses déjà bien connues, démontrer et rendre évidentes les anastomoses des grandes artères avec les grandes veines, et trouver que leur calibre est proportionnel, aussi bien au torrent de sang qui se précipite en si grande abondance, qu’aux orifices des petites branches, auxquelles il refuse la circulation. Il aurait dû les démontrer, déclarer où elles sont et comment elles sont faites, comme par exemple nous voyons l’insertion des uretères à la vessie, si elles sont propres à transporter le sang dans les veines au lieu de ramener le sang. au cœur et de servir à quelque autre usage. Mais, et c’est peut-être beaucoup d’audace, je dis que ni Galien, ni aucune expérience n’ont pu démontrer les anastomoses, de manière à nous les faire voir, ou nous les faire toucher.

J’ai cherché avec tout le soin possible, en y consacrant toutes mes veilles et tout mon travail, à voir ces anastomoses. Jamais je n’ai pu trouver deux vaisseaux, c’est-à-dire une artère et une veine s’unissant par leurs orifices. Je voudrais bien que ceux qui sont asservis à Galien au point d’oser jurer par lui pussent me les montrer. Ni dans le foie, ni dans la rate, pi dans les poumons, ni dans les reins, ni dans aucun viscère, il n’existe une semblable anastomose. Même quand les viscères sont cuits, au point que tout leur tissu est devenu friable et se réduit en poussière, j’ai pu détacher avec une aiguille tous les vaisseaux, et d’une manière évidente voir toutes les divisions fibrillaires et capillaires de ces vaisseaux. J’ose donc affirmer hardiment qu’il n’y a d’anastomoses, ni entre la veine porte et la veine cave, ni entre les veines et les artères, ni entre les capillaires cholédoques (conduits biliaires) et les veines hépatiques qui se répandent dans tout le tissu du foie. Seulement on peut observer sur un foie frais que toutes les ramifications de la veine cave qui pénètrent dans la convexité du foie ont des parois criblées d’une infinité de petites ouvertures, lesquelles sont destinées à recevoir le sang qui y tombe comme dans une sentine. Les branches de la veine porte n’ont pas la même disposition ; elles se divisent en rameaux, une partie se distribue à la portion inférieure, l’autre à la portion supérieure du foie : ils arrivent ainsi jusqu’au bord externe de ce viscère, sans anastomoses.

Néanmoins je trouve trois endroits où se font des anastomoses. Les artères soporales, qui rampent à la base du cerveau, donnent naissance à une grande quantité de fibres enchevêtrées qui forment le plexus choroïde, et traversant les ventricules se rendent ensemble au troisième sinus qui remplit les fonctions d’une veine. Dans les vaisseaux spermatiques, vulgairement préparates, les artères nées de la grande artère adhèrent aux veines dites préparates qu’elles accompagnent, et sont finalement reçues dans leurs parois : elles se terminent à la partie supérieure des testicules, au corps coniforme (épididyme), en formant le corps qu’on nomme variqueux et pampiniforme dont on ne peut dire s’il est formé par les artères, ou les veines, ou leurs terminaisons mutuelles. Il en est de même pour les artères qui accompagnent la veine ombilicale ; leurs dernières ramifications se perdent dans les parois de cette veine.

Pourquoi donc se demander si, par ces cavités béantes, les rameaux de la grande artère sont distendus par l’impulsion du sang et remplies par le flot de cet immense torrent ? La nature ne leur aurait pas refusé des voies ouvertes, bien visibles, telles que des sinus ou des cavités, si elle avait voulu y faire passer tout le flot du sang et priver les petits vaisseaux et les tissus du bénéfice de l’afflux du sang.

Enfin, je me contenterai de rappeler une seule expérience qui me paraît suffisante pour démontrer les anastomoses et leurs usages, s’il y en a, et pour détruire l’idée que le sang passe ainsi des veines dans les artères. J’ouvre la poitrine d’un animal quelconque, et je lie la veine cave près du cœur, de manière que rien ne puisse passer dans le cœur. Je coupe rapidement les artères jugulaires de chaque côté, sans toucher aux veines. On voit alors que les artères se vident par la blessure, mais que les veines restent pleines. Donc il est évident que le sang ne va des veines jugulaires dans les artères jugulaires qu’en passant par les ventricules du cœur. Et, si nous n’avions lié la veine cave, nous pourrions voir les veines se vider en très peu de temps, comme les artères, ainsi que l’a observé Galien, par l’écoulement du sang des artères jugulaires.

Quant au reste, Riolan, je me félicite et je te félicite aussi. Je me félicite de ton opinion favorable à la circulation : je te félicite du livre savant, ingénieux, curieux, souverainement élégant, que tu m’as envoyé et dont je te remercie. Je dois et je désire te rendre les éloges que tu mérites ; mais je ne suis pas à la hauteur d’une telle tâche, et je sais que le nom de Riolan donnera plus de gloire à l’Enchiridion, que mes louanges, quelque grandes qu’elles soient. Ton livre sera célèbre, vivra éternellement et racontera ta gloire à nos descendants, plus impérissable que le marbre. Tu as su parfaitement unir l’anatomie à la pathologie, et tu as enrichi l’ostéologie de faits nouveaux et très utiles. Courage donc, homme éminent, et ne m’oublie pas, moi qui te souhaite une vieillesse prospère, et qui désire que tous tes beaux écrits racontent sans cesse ta gloire.