La Cigale et la Fourmi (Hippolyte Raynal)/4
Scène IV
Fille et sœur de bohémiens,[1]
Dieu m’a faite bohémienne.
Les plus grands trésors sont miens,
Car toute espérance est mienne.
Noble et puissant damoiseau
Souvent me guette au passage ;
Mais, pour me conserver sage,
J’ai la peur du filet et l’aile de l’oiseau.
REBECCA, regardant à la dérobée son neveu, qui écoute, la bouche pleine et béante. (À demi-voix.)
Cet exemple à quelqu’un profitera, j’espère ;
Autrement, un beau jour, les deux feront la paire.
Ai-je parfois de l’argent ?
De mes doigts il coule et tombe :
Le Crésus et l’indigent
N’emportent rien dans la tombe.
Bannissons l’humanité
Du triste monde où nous sommes.
Que restera-t-il aux hommes ?
Le sage vous l’a dit : Vanité ! vanité !
REBECCA, d’un accent plein d’amertume.
À votre place, moi, je serais fort chagrine.
ZINGARINE, avec hésitation.
Et pourquoi, s’il vous plaît, le serait Zingarine ?
(Presque douloureusement :)
Savez-vous où le sort a placé mon berceau ?
Sous un palmier perdu qui vivait d’un ruisseau :
De mon destin futur mystérieux emblème.
Ne pouvant, comme moi, subsister par lui-même,
Nous sommes tous les deux destinés à périr
Le jour où l’eau du ciel pour nous doit se tarir !
De cinq frères à moi promenant la séquelle,
Ma mère et son époux, tout aussi pauvre qu’elle,
Des confins de l’Égypte au Caire étant venus,
Devaient chercher la vie à six enfants tout nus.
Les premiers souvenirs que je me remémore
Sont les joyeux refrains d’une ballade more
Que mes frères et moi débitions au hasard
À des Turcs accroupis sur le sol d’un bazar.
Ma grâce, m’a-t-on dit, ayant fait leur conquête,
La valeur d’un sequin fut le fruit de ma quête.
Hélas ! ce grand début par malheur me perdit ;
On voulut m’acheter… mon père me vendit.
Un voyageur chrétien, par charité peut-être,
Donna quelque peu d’or pour devenir mon maître ;
Il prit soin de mes jours, m’instruisit, m’éleva,
Puis revint en Europe…, et la mort m’en priva !
FLAGEOLIN, hors de lui.
Voulez-vous tout mon pain ? Pauvre fille ! elle pleure !
Taisez-vous, ignorant ! Vous verrez tout à l’heure
Qu’à ces contes en l’air il ajoutera foi.
Rien n’est commun, madame, entre la ruse et moi.
J’espérais de mes maux vous faire ici l’histoire ;
Mais vous m’en dispensez en refusant d’y croire.
Non, non, dites toujours.
Nous n’avons pas besoin d’un semblable récit.
(À Zangarine :)
Votre mère a bien fait ; et je l’estime heureuse
D’avoir pu s’affranchir d’une fille coureuse.
Tout en m’interrompant quand je vous déplaisais,
Vous croyiez donc, madame, à ce que je disais ?
Si vous désirez tant qu’enfin je me prononce,
On doute des vertus que la misère annonce.
Ah ! ma tante…
Tous deux décidément vous m’ennuyez beaucoup.
Madame, par pitié, reprenez votre ouvrage !
Forte dans le malheur, je suis faible à l’outrage.
Sans doute j’ai des torts dont le ciel me punit :
Je ne me plaindrai pas ; que son nom soit béni !
Pardonnez à l’excès d’une humeur familière.
Je rêvais d’un abri la couche hospitalière :
Sous une gaîté feinte, à vous m’offrant d’abord,
De votre seuil à peine ai-je franchi le bord
Que je sentis monter, en mes vives alarmes,
À mon front la rougeur et dans mes yeux des larmes.
Je reprends de mes pas le cours aventureux.
(Tendrement à Flageolin :)
Vous dont le cœur est bon, enfant, soyez heureux !
J’ai dix sous : les voilà !
Je retourne au soleil imiter la Cigale.
Au moins partageons-les…
La Cigale, en pleurant, prîra pour la Fourmi !
- ↑ L’épithète de bohémienne signifie point ici natif de la Bohème ; l’usage l’admet depuis longtemps comme synonyme d’aventurier, de nomade, etc., etc.