La Chute d’un Ange/Sixième vision

Chez l’auteur (Œuvres complètes de Lamartine, tome 16p. 187-204).

SIXIÈME VISION



 
Ainsi ces deux époux, seuls, possesseurs d’un monde,
Suivaient jour après jour leur route vagabonde,
Avaient devant leurs pas l’univers tout entier,
Et, sans but que l’amour, s’y traçaient leur sentier.
Ils semblaient seulement dans leur marche pressée
De leurs premiers tyrans vouloir fuir la pensée,
Et, cherchant par instinct les plus tièdes climats,
Aux mers où meurt le jour ils dirigeaient leurs pas.
Ils pensaient qu’en marchant plus loin, plus loin encore,
Ils verraient mille fruits sous leurs désirs éclore,

Que les plus doux parfums qui soufflent sous les cieux
Y donnaient à l’air même un goût délicieux,
Que les rocs ruisselaient du nectar des abeilles,
Et qu’un oiseau céleste y charmait les oreilles.
« Nous nous arrêterons, se disaient-ils entre eux,
Aux lieux où le bonheur est le plus savoureux,
Aux bords où l’oiseau bleu va reposer ses ailes ;
Nous apprivoiserons les petits des gazelles,
Pour jouer sur la feuille avec nos deux jumeaux ;
Nous irons dérober les œufs sous les rameaux ;
Nous aurons pour demeure une grotte de marbre
Fermée aux eaux du ciel, ou le tronc creux de l’arbre
Dont les vastes rameaux sur son flanc repliés
Des cheveux de la tête enveloppent les piés ;
Nous serons bons à tous, et, pour que l’on nous aime,
Nous ferons alliance avec les lions même,
Avec l’oiseau du ciel et l’insecte des champs :
Mais avec l’homme, oh non ! les hommes sont méchants !
À ces tableaux riants qu’ils coloraient d’avance,
Leur pas léger, semblable au vol de l’espérance,
Quoique lassé du jour, les portait en avant ;
Cependant dans leur fuite ils s’arrêtaient souvent.


Tantôt les durs cailloux, ou d’épineuses plantes,
Des pieds de Daïdha faisaient saigner les plantes ;
Au cou de son amant elle nouait ses bras,
Et Cédar la portait sans ralentir le pas.
Ses fils sur une épaule et sur l’autre la mère,
Portant tout son bonheur, charge douce et légère,

Pressé de ces trois cœurs dont il était l’appui,
Il croyait emporter l’univers avec lui !
Et Daïdha, soufflant à son front des caresses,
Essuyait la sueur avec ses molles tresses !
Tantôt un roc pendant sur un ravin profond,
Se dressant comme un mur, avec un gouffre au fond,
Entr’ouvert sous leurs pieds, s’opposait à leur marche :
Si des arbres couchés n’y jetaient pas une arche,
Cédar laissait la mère et ses fils sur le bord,
Pour sonder le passage y descendait d’abord,
Puis, s’assurant l’orteil sur d’étroits interstices,
Levait vers eux les bras du fond des précipices ;
Des mains que Daïdha de plus haut lui tendait,
Recevait dans ses mains l’enfant, qu’il descendait,
Le couchait dans les fleurs, remontait pour son frère,
Prêtait comme un degré son épaule à la mère ;
Puis au fond du ravin tous les deux descendus,
Au mur de l’autre bord par les mains suspendus,
Et formant de leurs bras une mobile échelle,
Il élevait en haut l’enfant qu’il prenait d’elle.
Si des monts quelquefois le fleuve ou le torrent
Opposait à leurs pas son rapide courant,
Cédar, qui le premier le passait à la nage,
Déroulait en nageant la liane sauvage,
La tirait des deux mains, et comme un câble fort
La nouait par le bout au tronc de l’autre bord :
Sur les flots écumants la liane tendue
Prêtait à Daïdha sa corde suspendue.
Retournant sur ses pas, un enfant dans la main,
Cédar, de nœuds en nœuds, lui traçait le chemin ;

Elle suivait, portant sur sa tête élevée
Sa blanche enfant tremblante et d’écume lavée ;
Et, comme sur le sable un vol de blancs oiseaux
Qui font sécher leur aile, ils s’essuyaient des eaux.


Un soir qu’ils reposaient au fond des solitudes,
Leurs membres succombant à tant de lassitudes,
Cédar, que son amour éveillait à tout bruit,
Entendit comme un souffle et des pas dans la nuit.
Soulevé sur le coude, immobile, il écoute :
Ces pas de leur abri semblent chercher la route.
Un souffle haletant, qui paraît s’approcher,
Fait frissonner d’horreur tous les poils de sa chair ;
Il croit qu’un lionceau que le désert affame
Vient dévorer ses fils sur le sein de sa femme,
Il crie : un hurlement lugubre lui répond ;
L’animal à ses pieds s’élance d’un seul bond :
La feuille était épaisse et la nuit était sombre ;
Il voit contre ses flancs se lever comme une ombre.
Il s’élance au-devant de ce lion dressé,
Entre ses bras de fer le reçoit enlacé ;
Sans que son cœur défaille, il sent sur sa poitrine
L’ivoire de ses dents, le vent de sa narine ;
Dans la gueule béante il plonge pour chercher
La langue qui voulait tout son sang à lécher.
L’animal étouffé tombe, et ne fait entendre
Qu’un dernier hurlement mélancolique et tendre,
Et Daïdha, veillant sur le couple qui dort,
Sentit son cœur troublé par cet accent de mort.

Sur les bras de Cédar, en cherchant les morsures,
Sa main ne trempa pas dans le sang des blessures ;
Le lion qu’à ses pieds Cédar avait couché,
Au lieu de le broyer, semblait l’avoir léché.
Le sommeil referma leur pesante paupière.
Quand elle se rouvrit enfin à la lumière,
Cherchant leur ennemi mort sous leur pied vainqueur,
À sa vue, un seul cri s’échappa de leur cœur ;
Les amants consternés, mornes, se regardèrent
Et d’attendrissement leurs regards s’inondèrent :
Ce lion dont la langue avait soif de leur sang,
Des troupeaux de Cédar c’était le chien gisant !
De sa captivité compagnon volontaire,
Le seul ami longtemps qui l’aima sur la terre !
Que Daïdha flattait, qui léchait les jumeaux !…
Quand il eut vu son maître englouti dans les eaux,
Pour retrouver son corps longtemps suivant la rive,
Mais bientôt devancé par l’onde fugitive,
Hurlant de désespoir, il avait descendu
Le large cours des eaux vers son maître perdu,
Jusqu’au sable où la mer déferle sur la plage ;
Il avait traversé l’embouchure à la nage ;
Et, retrouvant enfin sur le limon foulé
Un pied d’homme récent dans le sable moulé,
Il avait pris sa course, en quêtant place à place ;
Et perdant, retrouvant cent fois la même trace,
Sans flairer en passant les pieds de la tribu,
Aux eaux qu’il traversait sans avoir même bu,
Il était accouru, prompt à le reconnaître,
Mourir, pour son amour, de la main de son maître !

Que le pauvre Cédar eût donné de son sang
Pour le ressusciter sous son souffle impuissant !
Quel flot amer coula de leur œil taciturne !
Que Daïdha maudit la méprise nocturne !
Cherchant à ranimer en vain les membres froids,
Sur les longs poils combien ils passèrent leurs doigts !
Notre cœur souffre tant de perdre qui nous aime !
Mais le punir d’aimer ! mais le tuer soi-même !
Pour le cœur des mortels l’amour est un tel bien,
Qu’il ne peut sans saigner perdre celui d’un chien !
Ils creusèrent sa tombe au pied d’un sycomore ;
Leurs yeux en le quittant s’y détournaient encore.
D’un nom cher et funèbre ils nommèrent ce lieu,
Et ce jour fut pour eux morne comme un adieu !


Déjà douze soleils avaient doré les nues,
Depuis qu’ils avançaient aux plages inconnues ;
Ils étaient descendus sur les bords de la mer ;
Ils avaient de ses flots goûté le sel amer,
Et, perdant leurs regards sur ce grand désert d’onde,
Pris ce fleuve sans bord pour la rive du monde.
Ils suivaient ce rivage aux gracieux contours
Où Tyr mille ans après se couronna de tours ;
Les vagues se jouaient sur son cap solitaire,
Comme avant la moisson de blancs agneaux sur l’aire ;
Les deux amants foulaient, ignorants, sous leurs piés,
Ces germes de cités plus tard multipliés,
Sans se douter qu’un jour des peuples innombrables
Devaient au doigt de Dieu se lever de ces sables !

Leurs regards fascinés suivaient cette eau sans fin ;
Ils aimaient à marcher sur l’or du sable fin,
Que de longs flots ridés des brises de l’aurore
Pour leurs pieds fatigués amollissaient encore !
Ces palpitations de la mer dans son lit,
Ce mouvement sans fin d’un élément qui vit,
Ces grands gémissements accentuant ces plages,
Des bords peints dans les eaux les flottantes images,
Ces mystères du fond que l’œil peut traverser,
Avec leurs sens ravis tout semblait converser ;
Et, leur cœur plein du bruit qu’écoutait leur oreille,
Ils marchaient, sur ces bords, de merveille en merveille.
Les bonds désordonnés de l’abîme mouvant,
Les grands chocs de la mer sous les fougues du vent,
Entre le velours d’herbe et les vagues limpides,
N’étendaient pas encor des lisières arides ;
Mais la vague endormie et le feuillage épais
Se touchaient sur la grève et se baisaient en paix.
L’arbre trempait ses pieds dans l’écume des plages,
Et les flots attiédis s’obscurcissaient d’ombrages.
Le couple voyageur savourait à la fois
Les doubles voluptés des ombres et des bois.


Déjà, comme une tour que son sommet écrase,
Le Carmel devant eux s’affaissait sur sa base.
Dans le sein de la mer dont il brunit l’azur
Son cap retentissant s’avançait comme un mur ;
La rame impatiente, y brisant en fumées
Ses écumes sans fin par les brises semées,

Comme un vase qui bout, de ses bouillonnements
Couvrait et découvrait les rochers écumants ;
Un aigle y tournoyait dans l’éternel orage,
Et son aile en passant ombrageait leur visage.
La barrière semblait impossible à franchir :
À travers ces écueils, qu’ils regardaient blanchir,
Il fallait ou passer, ou tourner la montagne ;
Mais elle s’étendait si loin dans la campagne,
Que sa ligne d’azur, interceptant les cieux,
Leur opposait partout le même obstacle aux yeux.
Les jeunes fugitifs, pour tenter ce passage
Sans exposer leurs fils aux dangers de la plage ;
Voulurent dans ses flots d’abord seuls s’avancer.
Dans le cœur d’un palmier qui semblait les bercer,
Ils couchèrent bien haut la sœur avec le frère,
De peur que le chacal ne les flairât sur terre.
En inclinant vers eux le jeune arbre pliant,
Ils baisèrent deux fois le couple souriant ;
Puis, laissant échapper de leurs mains le tronc souple,
Sa cime dans les airs abrita le beau couple.


Cédar et Daïdha s’avancèrent alors
Sur l’humide corniche entre l’onde et ses bords ;
Tantôt posant à sec leurs pieds nus sur la grève,
Tantôt dans les torrents que la vague soulève,
D’un tourbillon d’écume ensemble enveloppés,
Repoussant de la mer les bonds entrecoupés.
Cédar, se suspendant aux rocs de la montagne,
Pressait de l’autre main les flancs de sa compagne,

De peur que du rocher le flot redescendant
N’emportât son amour dans l’abîme grondant.
La vague par moments, comme une blanche toile
Se déroulant sur eux, les couvrait de son voile,
Puis, déchirant aux rocs le vert tissu des eaux,
Sur leur corps ruisselant retombait en lambeaux.
Pour avancer d’un pas sur la grève inégale,
Leurs yeux d’un flot à l’autre épiaient l’intervalle :
Leur mort ou leur salut dépendait d’un clin d’œil ;
Enfin de gouffre en gouffre et d’écueil en écueil,
Tantôt touchant le fond et tantôt à la nage,
Ils doublèrent le cap, et virent l’autre plage,
Qui déroulait au loin sur le flot attiédi
Sa verdure bronzée aux rayons du midi.


À je ne sais quel dieu dans leur cœur rendant grâce,
Les deux amants ravis revinrent sur leur trace ;
Et Cédar, arrivant à peine le premier,
Pour prendre les enfants inclina le palmier.
Déjà, se grandissant vers eux d’une coudée,
Daïdha de baisers les couvrait en idée,
Et, sur l’orteil dressée et les deux bras tendus,
Attendait qu’à son sein Cédar les eût rendus,
Quand, au niveau de l’œil abaissant le tronc d’arbre,
Tout leur sang devint glace et leur front devint marbre :
Dans le cœur du palmier les enfants n’étaient plus !…
Alors l’air se remplit de leurs cris éperdus !
Dans la confusion de leurs mille pensées,
Portant partout leurs pas et leurs mains insensées,

Ils allaient d’arbre en arbre ; à la cime des troncs
Comme des oiseleurs ils plongeaient leurs deux fronts,
Espérant que leurs yeux se trompaient de feuillage,
Et que de leur palmier un autre était l’image,
Quand un cri de détresse entendu dans les cieux
Vers la crête du roc leur fit lever les yeux.
L’aigle qu’ils avaient vu tournoyer sur l’abîme,
Fendant maintenant l’air d’un vol calme et sublime,
Ses larges ailerons tendus d’un vol dormant,
Leur cachait de son ombre un peu du firmament,
Et, comme le ballon emporte la nacelle,
Tenant en équilibre un fardeau sous son aile,
Il nageait en pressant des ongles triomphants
Vers son aire emporté le dernier des enfants.


De peur qu’un cri d’effroi ne fît ouvrir sa serre
Et ne précipitât l’enfant broyé sur terre,
Daïdha, retenant son cri sourd dans son cœur,
À Cédar, de son doigt, montrait l’oiseau vainqueur.
Ils le virent nager vers l’immense ouverture
D’un antre qui du cap couronnait la ceinture,
Et, sans même plier ses ailes pour entrer,
Avec son cher fardeau dans l’ombre s’engouffrer.
Vers l’antre au même instant un cri porta leur âme.
Comme en un incendie on voit la jeune femme
Avant d’ouvrir la bouche ou même de penser,
Dans sa demeure en feu rapide s’élancer,
Saisir le fer brûlant où le plomb fondu coule,
Gravir l’échelle en feu qui sous ses pieds s’écroule,

Et jusqu’au toit fumant, d’où l’homme même a fui,
Retrouver son enfant ou périr avec lui :
Telle, avant que son cœur réfléchisse et balance,
Sur les pas de Cédar sa compagne s’élance.
Le cap oppose en vain sa pente à leur élan,
Leurs pieds sûrs défîraient le chamois et l’élan ;
On dirait que leur cœur vers le ciel les soulève ;
De corniche en corniche ils passent comme un rêve ;
Leur bouche ne prend pas le temps de respirer,
À peine sentent-ils leurs mains se déchirer :
Leur œil, sur qui l’amour jette un voile sublime,
Ne voit pas sous leurs pas s’approfondir l’abîme ;
Aux plantes par les mains suspendus quelquefois,
Et cherchant un appui du pied sur les parois,
Aux coups du vent des mers qui sur le cap se brise,
Ils flottent balancés comme l’herbe à la brise.


Mais au-dessus des rocs qu’ils franchissent enfin,
La pente s’adoucit ; un sol à gazon fin
Entre un rempart et l’autre à leurs pieds se déroule ;
En ruisseaux serpentants un filet d’onde y coule ;
Au-dessus du glacis d’où tombent ces ruisseaux,
Une large caverne élève ses arceaux.
Ils courent haletants, ils entrent sous la roche ;
Un aigle colossal s’envole à leur approche,
Et du vent de son aile à demi renversés,
Les précipite à terre éblouis, terrassés.
Mais le cœur maternel, tremblant pour ce qu’il aime,
Combattrait dans la nue avec la foudre même.

Entrés dans la caverne, ils regardent au fond :
Un grand cri leur échappe, un autre leur répond ;
Daïdha, fléchissant sous sa joie imprévue,
Revoit ses deux enfants, et recule à leur vue !
Devant ces fils cherchés à travers le trépas,
Quelle puissante main arrêtait donc leurs pas ?
Qui donc clouait leur âme et leurs pieds à l’entrée ?
Pourquoi leur voix en eux était-elle rentrée ?
Qui les faisait ainsi balancer ?… Un regard.
Au fond de la caverne, un homme… un beau vieillard
Tenait dans ses genoux, comme une tendre mère,
Les deux jumeaux portés par l’aigle dans son aire ;
À leurs lèvres de rose il faisait ruisseler
L’ambre des pommes d’or qu’il venait de peler ;
Les deux enfants suçaient la goutte qui s’épanche,
En écartant des mains sa chevelure blanche ;
Et déjà la saveur, la voix douce et les ris,
De l’effroi sur leur bouche avait calmé les cris.
Ce vieillard n’avait pas l’aspect rude et sauvage
Des hommes dont Cédar avait vu le visage,
Ce front bas comprimé par un brutal instinct,
Cet œil dardant la flamme ou par la ruse éteint.
L’arche de son beau front, en ovale élancée,
Semblait se soulever pour porter la pensée.
L’âge avait élargi l’orbite de ses yeux,
La lumière en coulait comme une aube des cieux ;
De son regard pensif l’égale et pure flamme
Dans un charbon brûlant ne dardait pas son âme ;
Mais la réflexion le tempérait un peu,
Comme une main qu’on met entre l’œil et le feu.

Ses lèvres, qu’entr’ouvrait le vent de son haleine,
Sur l’ivoire des dents se recourbaient à peine ;
D’un pli tendre et rêveur la molle inflexion
Adoucissait à l’œil la mâle expression :
On sentait que l’orgueil ni l’injure farouche
N’avaient jamais froissé les plis de cette bouche,
Mais que cet air serein, par son souffle exhalé,
Avait entr’ouvert l’âme avant qu’il eût parlé.
Sa peau se nuançait des teintes des lis pâles.
L’intelligence auguste animait ses traits mâles.
Comme en forgeant l’outil la meule et les marteaux
Pour une œuvre plus haute aiguisent les métaux,
On lisait sur ses traits sillonnés de pensées
Les traces qu’en passant elles avaient laissées :
Dans leurs inflexions le temps avait écrit
L’effort mystérieux du travail de l’esprit ;
L’âme en mille reflets y répandait son ombre.
Les époux, dont les jours étaient en petit nombre,
Qui n’avaient qu’une idée et qu’une passion,
En contemplaient, surpris, la sainte expression,
Et sur ce front pensif cette multiple empreinte
Les frappait de respect, d’étonnement, de crainte.
En voyant du vieillard le teint se nuancer,
Sa bouche réfléchir et son sourcil penser,
Sous l’éclair de ses yeux qu’un autre éclair efface,
Ils croyaient voir passer mille esprits sous sa face ;
Et craignant l’invisible, et n’osant approcher,
Ils demeuraient assis sur le banc de rocher.
Dans le pan d’un manteau d’une riche teinture,
Dont les lambeaux de pourpre entouraient sa ceinture,

Il couvrait les jumeaux jouant sur ses genoux ;
Il jetait sur le couple un regard triste et doux ;
Et les voyant, frappés de crainte et de silence,
L’un à l’autre appuyés se tenir à distance :
« Pauvres enfants ! dit-il, venez, voyez, touchez !
Charmante fille d’Ève, et vous, homme, approchez !
Sont-ce là vos petits ? que l’aigle les remporte ! »
La première, à ces mots, s’élançant de la porte,
Daïdha vers ses fils, les bras ouverts, courut
En appelant Cédar pour qu’il la secourût.
Mais le vieillard, tendant leurs corps à ses caresses,
Les remit dans son sein, nid brûlant de tendresses.
La mère sur leurs yeux laissa ses yeux pleurer,
Et Cédar à genoux tomba pour adorer !


Ils n’osaient élever la voix en sa présence !
« C’est un dieu, disaient-ils dans leur tendre ignorance ;
Oui, c’est un dieu plus fort et meilleur que nos dieux ;
Habitant du rocher, son corps est aussi vieux ;
Il gouverne de là les monts, les flots, la plaine ;
L’aigle est son messager, le vent est son haleine.
Que fera-t-il de nous ? que nous veut son esprit ? »
Sans entendre ces mots, le vieillard les comprit :
« Relevez-vous, dit-il, jeune homme, jeune femme ;
Mon œil lit dans vos yeux ce que pense votre âme !
Regardez ! je ne suis qu’un dieu d’os et de chair ;
Un homme comme vous, que vous pouvez toucher,
Un vermisseau vivant dans cette solitude,
Et qui marche à la mort par la décrépitude.

Que du seul Dieu vivant le terrible courroux
M’écrase sous sa main si j’abusais de vous,
Si, profitant du doute où mon aspect vous plonge,
Je laissais vos esprits adorer un mensonge !…
Jamais encor mes yeux n’ont vu, charmants époux,
Des cœurs aussi naïfs sous des traits aussi doux !
Jéhovah cache donc ailleurs dans la nature
De la source d’Éden quelque goutte encor pure ?
Parlez, d’où venez-vous ? où vous menaient vos pas ?
Êtes-vous des mortels, ou des anges d’en bas ?
Une apparition d’innocence bannie ?
Un sourire du monde avant son agonie ?
Dites, ne craignez rien, l’homme du ciel est bon :
Dieu soit dans votre bouche et dans mes yeux son nom ! »


Rassurés par la voix si pleine de tendresse
Que chacun de ses sons semblait une caresse,
Les deux adolescents, s’approchant du vieillard,
Sur lui de temps en temps hasardant un regard,
S’encourageant l’un l’autre à son divin sourire,
Répondant tour à tour, finirent par tout dire.
À leur touchant récit sympathisant des yeux,
La pitié remuait son cœur silencieux ;
Et des larmes parfois, coulant de sa paupière,
Ruisselaient sur sa joue et roulaient sur la pierre.
Daïdha, les voyant briller sur le gazon,
Se disait en son cœur : « Puisqu’il pleure, il est bon :
Il ne remettra pas à Cédar ses entraves,
Ou nous prendra du moins tous deux pour ses esclaves. »

Et pressant sur son cœur ses fils furtivement,
Les baisait en idée à chaque battement.


Cependant le vieillard, comme quelqu’un qui pense,
Le front entre ses doigts, demeurait en silence ;
Puis il dit aux époux : « Couple innocent d’amour,
Consacrez par vos pas mon sauvage séjour.
Celui qui fait germer l’herbe où l’agneau doit paître
Vous amène sans doute ici pour le connaître ;
Vous remplirez de joie et d’amour ce beau lieu.
Dieu seul manque à vos cœurs, je vous apprendrai Dieu. »
Et prenant par la main la belle créature
Qui s’ombrageait les yeux avec sa chevelure,
Comme Dieu conduisait son couple dans Éden,
Il les mena tous deux dans un brillant jardin.
C’était un sol en pente aux flancs de la montagne,
D’où les yeux dominaient la mer et la campagne,
Et qu’un rocher glissant, et droit comme un rempart,
De son mur de granit cernait de toute part.
Une source tombant d’une grotte profonde
Sur les fleurs en rosée y distillait son onde,
Puis, humectant du sol les velours diaprés,
Allait un peu plus bas désaltérer les prés.
On l’entendait chanter, en épanchant sa gerbe,
Comme un vol gazouillant d’alouettes dans l’herbe :
Tous les beaux animaux de notre race amis
Y buvaient, ou, couchés, s’y groupaient endormis.
Mille oiseaux, variés de voix et de plumages,
A l’envi de ces flots chantaient sous les feuillages,

Et des fruits inconnus de formes, de grosseurs,
Embaumaient l’air autour de diverses saveurs.


Pour la première fois ces fils de la nature,
Cédar et Daïdha, contemplaient la culture,
Et voyaient des forêts les trésors infinis
Sous la main dans un champ par l’homme réunis,
Comme dans le festin qu’on prépare au convive
La table réunit les dons de chaque rive ;
Ces fruits, qu’on ne cueillait qu’en errant dans le bois,
À leur main sans effort s’offraient tous à la fois ;
Les branches fléchissaient sous les cônes énormes ;
La greffe avait doublé les saveurs et les formes ;
Et d’admiration surpris à chaque pas,
Cédar les revoyant ne les connaissait pas.
Nul arbre parasite à leurs rameaux fertiles
N’enlaçait au hasard ses branchages stériles ;
De distance en distance ils croissaient isolés
Sur un champ où la brise ondoyait dans les blés ;
Les épis presque mûrs bruissaient sur leur paille,
Comme des feuilles d’or qu’un lamineur travaille.


Le vieillard, sous ses doigts broyant l’or du froment,
En fit sortir le suc comme un lait écumant :
« C’est ce lait, leur dit-il, dont la glèbe féconde
Nourrit dans les cités les grands peuples du monde. »
Et sous la pierre ronde en écrasant le grain,
Sa voix leur expliqua la merveille du pain.

Le vieillard, du jardin leur montrant les merveilles,
Leur cueillait tour à tour la pêche aux chairs vermeilles,
La figue aux pleurs de miel, la poire aux sucs fondants ;
Et la sève en nectar ruisselait sous leurs dents.
Les oiseaux à leurs pieds en disputaient l’écorce.
Quand le frugal festin eut ranimé leur force :
Beau couple, leur dit-il, habitez ce séjour :
Une fleur y manquait, c’était le chaste amour ;
Comme un parfum du cœur que Dieu l’y fasse éclore !
Dormez sous le figuier ou sous le sycomore !
Mangez les fruits de Dieu, goûtez son doux sommeil !
Quand l’alouette aura chanté votre réveil,
Je reviendrai vous voir, enfants, et vous instruire
Du saint nom de Celui que l’aurore fait luire !
Vous saurez quel destin m’a conduit en ce lieu ;
Aimez son serviteur, mais n’adorez que Dieu ! »


À ces mots, le vieillard les bénit d’un saint geste.
Du jour qui s’éteignait ils passèrent le reste
À se parler tout bas de ce visible esprit,
Et dans cet entretien le sommeil les surprit.