La Chute d’un Ange/Cinquième vision

Chez l’auteur (Œuvres complètes de Lamartine, tome 16p. 173-184).

CINQUIÈME VISION



 
Mais, tandis que la nuit couvre ces murs funèbres,
Des pas entrecoupés rôdent dans les ténèbres.
Qui donc, posant ses pieds muets sur le rocher,
De la tour de la mort ose ainsi s’approcher ?
Pourquoi s’arrête-t-il de distance en distance
Comme pour épier, écouter le silence ?
Pourquoi de toutes parts égare-t-il ses pas ?
Quels noms entre ses dents murmure-t-il tout bas ?
Quel sourd rugissement avec son souffle gronde,
Tel que l’airain en feu qui fait bouillir une onde ?

Astres du firmament ! en croirez-vous vos yeux ?
Cédar ! c’était Cédar, reparu sous les cieux !
Cédar, libre du joug qui comprimait sa force,
Brandissant d’une main un chêne avec l’écorce,
Et de l’autre, en avant, tâtant l’obscurité,
Prêt à frapper du front ce cachot habité.
Vers la tour meurtrière à grands pas il s’avance,
Muet, et se mordant les lèvres de vengeance ;
On dirait qu’il revient par un doigt sûr conduit.
Mais comment sortait-il de sa mort, de sa nuit ?

Lorsque son corps gisant à ses bourreaux en butte
Était tombé du roc, entraînant dans sa chute,
Comme une pierre au cou, le grand tronc de palmier,
Le bois para le corps en tombant le premier ;
Les lianes, les joncs qui liaient l’homme à l’arbre,
Se rompirent du poids sur les pointes du marbre,
Et, quand du fond des flots le palmier remonta,
Par le tronc soutenu l’homme avec lui flotta.
À travers ses détours et ses gorges profondes,
L’Oronte bondissant les roula dans ses ondes.
En les perdant de l’œil sous un cap de son cours,
On les crut vers l’abîme entraînés pour toujours.
Cependant, réveillé par la fraîcheur des vagues,
Recueillant lentement quelques souvenirs vagues,
Et voyant devant lui fuir le ciel et le bord,
Cédar au sein des flots luttait contre la mort.
Embrassant le palmier d’une main convulsive,
Son instinct machinal le poussait vers la rive ;

Mais, plus fort que son bras inhabile à ramer,
Le rapide courant le portait à la mer.
Il entendait déjà du fleuve qui s’écoule
Les flots tumultueux lutter avec la houle ;
Déjà les bords lointains échappaient à son œil,
Quand le courant brisé sur l’invincible écueil,
Que le reflux des mers contre son lit repousse,
Sur le sable des flots le jeta sans secousse.
Il resta quelque temps immobile, engourdi,
Tel qu’un homme d’un coup de massue étourdi,
Rappelant fil à fil chaque image effacée,
Et comme un fer au sein retrouvant sa pensée.
Il dénoua des dents le reste du lien
Qui l’attachait encore au palmier, son soutien ;
Tantôt marchant dans l’onde, et tantôt à la nage,
Il regagna bientôt les forêts du rivage.
Sous l’instinct de l’amour son pied n’hésite pas,
Au rebours du courant il s’élance à grands pas.
Il lui semble de loin entendre dans son âme
Les cris de deux enfants et des sanglots de femme.
Du sort de Daïdha l’affreux pressentiment
Ne laisse pas son pied s’arrêter un moment ;
Comme un homme éperdu qu’un cri de mort appelle,
Il court deux jours entiers les bras tendus vers elle ;
Enfin, par la vengeance et par l’amour conduit,
C’était lui qui montait à tâtons dans la nuit.
Il avait reconnu le camp, dans les ténèbres,
Aux aboîments des chiens poussant des voix funèbres ;
Il avait amorti ses pas pour les tromper,
Et, son arbre à la main, écoutait pour frapper.

Sur le fond noir du ciel la tour muette et sombre,
Avant qu’il l’aperçut, jetait sur lui son ombre.
Ses enfants sur son sein venant de s’assoupir,
Daïdha touchait presque à son dernier soupir ;
Du sommeil de la mort les délirants mirages
À ses sens affaiblis coloraient des images :
Voiles que la nature, avec ses douces mains,
Met pour cacher la mort sur les yeux des humains.
Elle voyait couler des fleuves d’eaux limpides
Dont les vagues montaient à ses lèvres avides ;
Des mille fleurs des champs qui croissent sous le ciel,
Les ruches en rayons lui distillaient leur miel ;
Cédar, pour ses petits jouant parmi les herbes,
Lui cassait les rameaux chargés de fruits superbes.
Vers ces fruits qu’il tend elle avançait la main,
Quand ses petits enfants crièrent de la faim.
« Ah ! dit-elle en frappant sa mamelle tarie,
La nature est donc sourde à la bouche qui crie !
Ô ciel ! avant leur soif mon sein a pu tarir !
Ah ! mourir la dernière, ah ! c’est cent fois mourir !
Enfants, frappez ce sein barbare qui vous sèvre ;
À défaut de mon sein, collez-vous à ma lèvre !
Dans mon dernier soupir, image de l’époux,
Buvez toute mon âme, elle se verse en vous !
Que ta mort, ô Cédar ! fut plus digne d’envie !
Toi, tu n’as pas rendu trois souffles dans ta vie !
Reçois-les, cher époux, ils s’exhalent vers toi :
Ouvre ton sein, c’est eux ! ferme tes bras, c’est moi !!! »
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Cédar, aux premiers sons de cette voix plaintive,
Collant contre la tour son oreille attentive,
Avait cru de la pierre entendre s’exhaler
Une voix des tombeaux qui venait l’appeler.
Il n’avait pas d’abord reconnu dans la plainte
La voix de son amour, par l’agonie éteinte ;
Mais au nom de Cédar par elle prononcé,
Frappé d’un jour terrible, il s’était élancé.

Arrêté par le mur, qui le frappe au visage,
Il cherchait à tâtons dans la roche un passage.
Trois fois, les bras tendus, de la fatale tour,
Comme un tigre enfermé, ses bras firent le tour,
Quand sa main, vainement cherchant la porte absente,
Trouvant le vide étroit s’engouffra dans la fente.
Il plongea tout le bras dans le noir souterrain :
Le front de Daïdha glacé glaça sa main :
Il palpa, froid et mort, au fond du cachot sombre,
Tout ce groupe d’angoisse expirant dans son ombre.
L’horrible vérité jaillit à son esprit ;
Tout ce qu’il ignorait, son horreur le comprit.
Posant l’orteil tremblant sur le moindre interstice,
Il gravit au sommet du muet édifice ;
Et, de peur d’écraser sous les murs son amour,
Par sa cime élevée il démolit la tour.
Son bras désespéré faisait voler la pierre
Comme le vent d’hiver soulève la poussière ;
Des blocs, qui de nos jours feraient fléchir dix bras,
Allaient tomber à terre et la fendre à cent pas.

Un tonnerre incessant faisait trembler la plage,
Et la tour sous ses pieds décroissait par étage :
Les cavernes de loin tremblaient du contre-coup.
Du désert à l’instant tout le peuple est debout ;
Aux premières lueurs du ciel qui se déroule,
À cet étrange bruit ils accourent en foule ;
La fronde, la massue ou la pierre à la main,
Ils volent à grands cris à la tour de la faim ;
Les uns pensent qu’un dieu, sous l’éclair et la foudre,
Démolit la prison et la réduit en poudre ;
D’autres, voyant un homme en débris la lancer,
Se consultent entre eux, hésitant d’avancer.
Auprès du monument les plus fiers se hasardent,
Du pied des murs en haut en rampant ils regardent,
Se refusent longtemps à croire, mais leurs yeux
Reconnaissent Cédar au faible jour des cieux ;
Mille cris à l’instant jaillissent, mille frondes
Font voler à l’instant le lit roulant des ondes ;
Mille flèches de bois dans les flammes durci
Sifflent ; autour de lui l’air en est obscurci ;
Mille mains, s’accrochant aux jointures des pierres,
S’efforcent d’arriver au sommet les premières,
Pour en précipiter l’esclave ravisseur
Qui vient à leur vengeance arracher une sœur.
Cédar, dont le regard replié dans son âme
Ne voit que Daïdha qui l’appelle et se pâme,
Dans son œuvre absorbé, d’abord n’aperçoit pas
Les ennemis cachés qui rampent sous ses pas.
Zebdani, le premier gravissant les murailles,
Le saisit par le corps de ses bras en tenailles,

Tandis qu’Abid et Kor secondent son assaut ;
Mais Cédar, revenant à lui comme en sursaut,
De leurs faibles mains d’homme arrachant sa main libre,
Sur ses orteils crispés conserve l’équilibre,
Les entoure du bras, les étouffe a ses flancs,
Enfonce dans leur chair ses ongles tout sanglants :
D’une main tour à tour à l’aplomb les enlève,
Les brandit et les fait tournoyer comme un glaive,
Puis, leur battant le crâne aux angles du rocher,
En écrase les mains qui veulent s’approcher ;
Sanglants et mutilés, il les lance à la foule,
Qui, sous leurs corps tombants, s’écarte en large houle.
Pour frapper sans péril les coups volent de loin ;
Mais de se préserver négligeant le vil soin,
Un bloc dans chaque main, Cédar, ferme à sa base,
Les fulmine d’en haut, les pile, les écrase :
À chaque coup qu’il lance un forfait est puni.
Il enfonce d’un bloc le cœur de Dziani ;
Sous un débris mortel de ses propres murailles,
Zebdor roule à leurs pieds, atteint droit aux entrailles ;
Sur le corps de son père Abna précipité
Va tomber sous le bloc par lui-même apporté ;
Élim, Zadel, Sélin, les sept fils de sa race,
Ne peuvent fuir la mort qui gronde sur leur trace ;
Chacun tombe à son tour, dans les carreaux broyé.
L’infatigable bras dont tout est foudroyé,
Des murs qu’ils ont bâtis pour un autre supplice
Abat ces criminels sous leur propre injustice ;
Les restes écrasés des enfants de Phayr,
Dispersés par la peur, cherchent la nuit pour fuir.

Cependant de la tour chaque pierre qu’il lance
Sert l’amour de Cédar, en servant sa vengeance ;
Chacun des blocs roulant de sa terrible main
Du sommet à la base abrége le chemin.
Daïdha, que la voix de son époux ranime,
Lève vers lui les bras du fond du noir abîme.
Il s’y jette vainqueur avec enivrement ;
Il craint de l’étouffer dans ses embrassements ;
Pour mieux la savourer, son cœur suspend sa joie :
Sur ses bras assouplis il prend sa triple proie ;
Et, comme dans la feuille on emporte les fruits,
Sur le sein de leur mère il soulève ses fils.
D’un pied dont ce doux poids redouble l’énergie,
Il foule les débris de la brèche élargie ;
Il touche enfin la terre, il s’élance dehors ;
De ses mille ennemis ses pieds pressent les corps,
Et portant Daïdha loin du sol de carnage,
Dans son sein en passant il cache son visage.

Sur la scène d’horreur sans jeter un regard,
Sous la nuit des forêts il s’enfonce au hasard.
Il semble que son pied, que l’horreur précipite,
Ne peut loin de ces bords l’emporter assez vite ;
Il voudrait enlever au ciel, heureux vainqueur,
Ces trois fronts adorés qui battent sur son cœur !
Chaque fois que son bras ou sa jambe chancelle,
Il puise dans leurs yeux une force nouvelle ;
Vers de nouveaux sommets il reprend son essor ;
Nul lieu n’est assez sûr pour cacher son trésor.

Depuis l’heure où la nuit se teint du crépuscule,
Jusqu’à l’heure où le jour suit l’ombre qui recule,
Il courut sans reprendre haleine un seul moment,
Sans parler, en serrant du bras ce cou charmant.
Enfin lorsque ses pas, dévorant la carrière,
Eurent laissé les monts, les plaines en arrière,
Quand son regard perçant vit un autre horizon,
Il posa son fardeau d’amour sur le gazon,
Regarda tout autour avec inquiétude,
Comme s’il soupçonnait même la solitude ;
Puis riant et pleurant, et criant tour à tour,
En se frappant les mains il bondit alentour.
Daïdha, dont les pleurs arrosaient le sourire,
En lui tendant les bras contemplait son délire :
Il s’y jeta cent fois, et les petits enfants
Répondaient par leur rire à ses bonds triomphants.
Quand il eut par ses cris évaporé son âme,
Comme un vase trop plein s’évapore à la flamme,
Il prit, sans les vider, sur la tige des lis,
Ces calices de fleur par la séve remplis ;
Du baume de la nuit, que leur urne recueille,
Aux lèvres de la mère en exprima la feuille.
Il secoua la branche où dans sa dure noix
Le palmier du désert contient le lait du bois ;
Contre le tronc de l’arbre il en brisa les houppes ;
À genoux, dans sa main tenant leurs demi-coupes,
Aux lèvres des enfants, que trompait la couleur,
Il fit teter la noix et savourer la fleur.
Joignant ses fortes mains en flexibles corbeilles,
Joyeux il apporta des rayons d’or d’abeilles,

Dont le miel embaumé, par la fleur épaissi,
Semblait un lingot d’or dans le rocher durci.
Le gland, dont trois hivers ont mûri la farine,
Des plantes qui cachaient leur suc dans leur racine,
Et des roseaux sucrés, dont un miel blanc coulait,
Entassés en monceaux que sa main étalait,
Et dépouillés par lui de leurs rudes écorces,
D’un savoureux festin ranimèrent leurs forces.
Les enfants, endormis dans l’herbe, avec leur main
Pressaient encor ces fruits survivant à leur faim.

Déjà de Daïdha les forces renaissantes
Ranimaient sur son front les roses pâlissantes.
Cédar, ivre de joie et de paix, regarda
Longtemps et tour à tour les enfants, Daïdha.
Devant ce groupe heureux, où son bonheur se noie,
Je ne sais quel besoin sollicitait sa joie
De répandre son cœur débordant de parfum,
De reporter plus haut son extase à quelqu’un ;
Mais de ce grand besoin son âme possédée
Avait l’instinct de Dieu sans en avoir l’idée,
Sur toute la nature il promena les yeux,
De la mousse aux troncs d’arbre et des troncs d’arbre aux cieux ;
Il leur montra la mère et les enfants du geste ;
Il écarta son corps, pour que du toit céleste
Un rayon de soleil, comme un regard d’amour,
Se réjouît aussi de les revoir au jour :
Il eût voulu des nuits déployer tous les voiles,
Pour la montrer aux yeux de toutes les étoiles :

Dans l’océan de joie où son cœur s’abîmait,
Il lui semblait que tout aimait ce qu’il aimait,
Que tout, autour de lui, partageait son ivresse,
Et pour ces fronts sauvés n’était qu’une caresse !
Ses sens ne ressentaient ni fatigue ni faim.
Sur la mousse auprès d’elle il vint s’asseoir enfin.
Enivrant de plus près son âme de ses charmes,
Son regard sous les cils faisait monter des larmes :
De ces larmes du ciel, au goût délicieux,
Trop-plein d’un cœur mortel qui déborde des yeux,
Voile humide et brillant que l’excès de la joie
Comme un nuage au ciel sur le bonheur déploie.
Le front de Daïdha s’abandonnant à lui,
Renversé sur son bras, prit son cœur pour appui ;
Leurs mains sur leurs genoux par leurs doigts s’enlacèrent,
Et parlant à la fois, ensemble ils repassèrent,
Pas à pas, mots à mots, depuis le premier jour,
Tous les sentiers saignants de leur céleste amour ;
S’épuisant en aveux, en demandes frivoles,
Se faisant mille fois redire leurs paroles,
Des lèvres l’un à l’autre à l’envi les buvant,
Dans les aveux de l’un l’autre se retrouvant.
Voluptueux retour de deux âmes ravies,
Qui pour se réunir remontent leurs deux vies,
Et du bonheur présent pour mieux sentir le goût,
Recueillant leur mémoire et leurs larmes partout,
Dans la coupe écumante où leur lèvre s’abreuve,
Répandent comme un sel le fiel de leur épreuve !
Lentement dans leur cœur tout leur cœur se vida,
Jusqu’à ce que leur sein de bonheur déborda.

Par des inflexions plus lentes et plus molles,
Déjà la lassitude endormait leurs paroles,
Comme des gouttes d’eau qui tombent de ses bords
Le vase en s’épuisant abaisse les accords ;
Leur paupière, où pesait une si longue aurore,
Se fermait, se rouvrait pour se revoir encore ;
Leurs lèvres, où les mots ne faisaient plus qu’errer,
Comme en songe déjà semblaient les murmurer ;
Leurs têtes, sous le poids du bonheur affaissées,
S’appuyaient l’une l’autre ainsi que deux pensées ;
Et le sommeil, touchant les yeux des deux amants,
Assoupit de leurs cœurs les derniers battements.