La Chronique de France, 1906/Chapitre VI

ALBERT LANIER Éditeur (p. 120-137).

vi

L’AFFAIRE VÉNÉZUELIENNE

Au début de l’année 1906, les relations diplomatiques ont été rompues entre la France et le Vénézuela. Bien qu’aucune initiative n’ait encore été prise par le gouvernement français en vue de la régler, l’affaire vénézuelienne se classe parmi les événements importants de l’année et il est impossible de la passer sous silence. Mais on ne saurait en bien saisir le contexte à moins de se remémorer les rapports qui existent entre les deux pays et les conflits qui les ont déjà divisés à plusieurs reprises.

Les intérêts français au Vénézuela..

Ils sont considérables. Sur une population totale de 2.500.000 habitants, on ne compte, au Venezuela, pas moins de 2.500 Français soit un pour mille. Encore ne s’agit-il là que de ceux qui se réclament de la nationalité française. Beaucoup d’immigrés et surtout de descendants d’immigrés se sont faits naturaliser vénézueliens par ambition politique ou par intérêt. La colonie française actuelle possède une fortune globale que M. Pinon, dans une étude très documentée, a estimée dernièrement à cent trente millions de francs. Les deux principales banques de Caracas sont entre leurs mains. Une seule des provinces de la république compte cinquante-six maisons françaises faisant pour plus de douze millions d’affaires. À Campano, les résidents français qui ont fondé une chambre de commerce possèdent pour plus de quarante millions de capitaux. Il existe de nombreuses écoles où la langue française est enseignée. Elle constitue du reste, dans tout le pays, le véhicule du progrès et de la civilisation et tout Vénézuelien raffiné regarde Paris comme sa capitale intellectuelle. Ce sont des capitaux français qui, pour une large part, ont aidé à la construction des chemins de fer. Les ports sont desservis par la Compagnie générale transatlantique et la Compagnie des câbles au capital de vingt-quatre millions a le monopole des communications sous-marines entre le Vénézuela et les États-Unis. On voit donc que la France a là-bas des intérêts aussi nombreux que variés.

Nul n’aida plus à leur développement que le général Guzman Blanco qui, entre 1870 et 1888, alternait de façon si originale les fonctions de président de la République avec celles d’ambassadeur à Paris. Cet homme distingué comprenait admirablement son pays ; il savait qu’on s’y use vite mais qu’à condition de quitter le pouvoir à temps, on est assuré d’y revenir. Cela s’accordait au reste fort bien avec ses convenances personnelles. Vrai Parisien d’esprit et de cœur, Guzman Blanco quittait sans regret les prérogatives dont il jouissait à Caracas pour celles qui l’attendaient sur les bords de la Seine et il faut lui rendre cette justice que, diplomate ou chef d’État, il ne cessait de travailler par des moyens divers mais avec un zèle égal au bien de ses concitoyens.

De Guzman Blanco à Castro.

Lui disparu, les compétitions et les désordres qu’au reste il s’était souvent trouvé impuissant à réprimer, reprirent de plus belle. En 1890, le président Palacio chercha à proroger illégalement ses pouvoirs. Crespo qui se posait en champion des droits du peuple l’emporta et signala son passage à la tête du gouvernement par des concussions, des violences et des abus sans nombre. Il fut tué en guerroyant pour soutenir sa créature, Andrade, dont il voulait faire son successeur. Contre ce dernier, Hernandez, chef du parti dit conservateur, était occupé à lutter péniblement quand en 1890 surgit du fond des Andes un troisième larron. C’était Castro. Marchand de mulets, il arrivait entouré d’aventuriers sans scrupules à la tête desquels il culbuta les troupes gouvernementales à Tocugito. Lui et ses partisans entrèrent cette même année dans Caracas et s’y livrèrent à des saturnales et à des orgies quotidiennes. Ainsi fut inauguré le nouveau régime qui se signala par le pillage et l’anarchie au dedans et par un état de guerre permanent sur les frontières de Colombie.

On parodie volontiers au Vénézuela les formes du parlementarisme européen ; un semblant d’assemblée constituante ayant voté pour plaire à Castro une simili-constitution (la même, paraît-il, que préconisait Andrade et contre laquelle Castro avait pris les armes), ce dernier se fit élire président en avril 1901. À peine était-il installé qu’une insurrection éclata. Elle était fomentée par un ancien ministre des finances du nom de Matos, millionnaire que Castro, après sa victoire et alors qu’il traitait Caracas en ville conquise, avait fait incarcérer pour le rançonner et le saigner à son aise. Matos s’étant enfui, avait passé en Europe afin d’y recruter des fonds pour renverser son adversaire. Bravement, il débarqua au Vénézuela, appelant à lui tous les gens d’ordre ; on eut alors ce spectacle de la rente nationale montant à chaque victoire des insurgés dont la partie honnête et laborieuse du pays attendait sa libération. Mais l’énergie de Castro fut à la hauteur du péril ; il établit un formidable état de siège — presque une terreur — et ayant défait les troupes de Matos à Victoria (oct. 1902) il fit à Caracas une rentrée de triomphateur romain. À partir de ce moment la folie du despotisme l’imprégna et il ne recula plus devant aucune audace.

Querelles d’antan.

Comme l’écrivait fort bien M. Pinon dans la Revue des Deux-Mondes[1], « de toutes les grosses affaires qui se sont fondées au Vénézuela depuis bien des années, on n’en citerait peut-être pas une qui n’ait donné lieu à des contestations et à de longs procès. Le principe d’une indemnité une fois admis, la somme une fois fixée, reste la question du paiement, nouvelle source de plaintes pour les particuliers, nouvelle occasion de conflits entre les gouvernements. » C’est bien ainsi que les choses se sont passées avec la France. Mais on doit reconnaître que la diplomatie française a préparé de son mieux par sa maladresse et sa naïveté les difficultés en face desquelles elle se trouve aujourd’hui. Il y avait une convention de 1864 réglant des créances antérieures et dont en 1865 la liquidation n’était pas encore achevée ; il y avait d’autres créances réglées en 1867 et 1868 et dont la liquidation n’était pas commencée. Il y avait enfin des réclamations postérieures à 1868 qui n’avaient jamais été sérieusement examinées. On voit par là que Guzman Blanco, au temps même de sa plus grande puissance, n’arrivait pas à mettre tout l’ordre nécessaire dans les affaires de son pays, mais on devine d’autre part que le cabinet de Paris ne sut point profiter des bonnes dispositions de Guzman Blanco pour faire rendre justice à ses nationaux. Quoi qu’il en soit, en 1885, on résolut de s’entendre une fois pour toutes, un traité fut signé dans lequel le gouvernement français eut la faiblesse de laisser insérer une clause limitant son intervention à venir, dans les affaires privées « qui sont du ressort de la justice civile ou pénale », aux cas de l’inexécution d’un jugement « définitif » et de l’épuisement des « moyens légaux ». Pratiquement il était absurde d’admettre que, dans un pays comme le Vénézuela où la justice n’a ni indépendance ni stabilité, les intérêts de particuliers étrangers pussent être soustraits de droit à la protection de leurs consuls. Naturellement le traité de 1885 ne produisit aucun résultat ; la longanimité de la France avait beaucoup contribué à empirer le mal. Le corps diplomatique de Caracas se vit assaillir de plaintes grandissantes provenant des Européens de toutes nationalités. En 1893, les ministres d’Espagne, de Belgique et d’Allemagne (ce dernier agissant aussi comme chargé provisoirement des intérêts anglais et néerlandais) se réunirent chez leur doyen, le ministre de France. De cette délibération sortit un mémoire secret qui, résumant l’intolérable situation faite par le gouvernement Vénézuelien aux résidents étrangers, concluait à une action collective des puissances sous forme de commission internationale appelée à statuer sur les réclamations. Les chancelleries auxquelles ce mémoire fut adressé n’apportèrent sans doute qu’un zèle médiocre — et en tous cas, ne réussirent pas — à y donner suite. Mais l’une d’elles commit cet impair de livrer le document au public. Il parut inintentionnellement dans un Livre vert italien. À Caracas où sept révolutions allaient se succéder dans l’espace de quelques ans, l’incident sembla providentiel au point de vue de la diversion qu’il pouvait fournir à un gouvernement aux abois. Le président, feignant une grande indignation, fit tout simplement remettre leurs passeports aux ministres de France et de Belgique seuls signataires du mémoire en ce moment présents à leur poste.

Si le gouvernement avait alors envoyé une division navale porter un ultimatum énergique, il est probable que beaucoup d’ennuis eussent été évités non seulement à l’Europe mais au Vénézuela lui-même. On attendit. Les autorités vénézueliennes n’avaient garde de faire un pas pour renouer des relations qu’il était avantageux de rompre à si bon marché et de maintenir en état de rupture le plus longtemps possible, car cela permettait de manquer à tous les engagements antérieurs. Heureusement, une loi française de 1900 relative au régime douanier des denrées coloniales se trouva frapper les cafés vénézuéliens, par le seul fait de la rupture, d’un droit maximum dont les négociants de Hambourg profitèrent pour faire tomber les prix. Castro se vit dans l’obligation de céder et signa le protocole de 1902 par lequel il donnait à la France quelques satisfactions illusoires dont celle-ci commit la faute de se contenter malgré qu’elles apparussent radicalement impuissantes à réparer le passé et à assurer l’avenir.

La crise de 1903.

Le marchand de mulets dont la veulerie de ses compatriotes tout autant que sa propre audace avaient réussi à faire un chef d’État sentait grandir autour de lui l’orage. Assez habilement, il s’était dit qu’il convenait de profiter de l’affaire des cafés pour détacher la France par un arrangement rapide et quelconque de la coalition européenne en train de se nouer contre le Vénézuela. Sans avoir là-bas des intérêts comparables à ceux de la France, l’Allemagne y compte près d’un millier de sujets et ses capitaux ont assuré la construction d’une ligne de chemin de fer dont il va sans dire que la garantie n’a jamais été payée. Las de voir ses plaintes demeurer sans effet, le cabinet impérial négocia à Londres une action combinée ; l’Angleterre, elle aussi, avait de nombreux griefs à faire valoir et en ce temps-là, l’aménité régnait sinon entre les deux peuples du moins entre les deux gouvernements. En décembre 1902, une flotte de seize navires anglo-allemands, à laquelle se joignirent bientôt trois croiseurs italiens, vint bombarder Puerto Cabello. Deux canonnières vénézueliennes furent coulées ; une note dont le total se montait à trente-trois millions avait été présentée aux autorités. La France qui venait de signer le oiseux protocole mentionné ci-dessus s’était abstenue. Sa précipitation malencontreuse lui ôtait maintenant les moyens d’agir. Elle se consola par la pensée que le rapprochement poursuivi par elle avec les États-Unis s’en trouverait facilité. Vue erronée d’ailleurs car si, en participant à l’initiative des puissances son influence s’était exercée sur ses alliées avec un caractère modérateur, elle eut servi bien plus utilement encore qu’en s’abstenant les désirs du cabinet de Washington. À l’encontre de son habitude, M. Delcassé dirigea toute cette phase — la plus grave — de l’affaire vénézuelienne d’une manière malhabile. Il advint même que la diplomatie française se trouva dupée bien au-delà de ce qu’on pouvait croire. En effet, lorsque sur l’intervention du président Roosevelt, l’Allemagne, l’Angleterre et l’Italie eurent consenti à soumettre leur différend avec le Vénézuela au tribunal de la Haye, elles prétendirent faire passer leurs créances avant celles des puissances non intervenantes, c’est-à-dire de la France, le premier des créanciers vénézueliens à tous les points de vue. Contre toute attente — et contre toute justice — le tribunal de La Haye admit cette exorbitante prétention. Ainsi pour s’être contentée d’agir par les voies pacifiques, la France était déchue de son rang de créance au profit des trois puissances qui avaient employé la force — et sans déclaration de guerre, au mépris par conséquent du droit des gens.

La rupture.

Castro ne parut savoir aucun gré à la France de sa modération et on put même le croire résolu à se venger sur elle de l’affront qu’il venait de subir de la part des trois puissances. Sous le prétexte en effet que, durant l’insurrection fomentée par son rival Matos, la Compagnie des câbles avait transmis des télégrammes favorables à ce dernier, le président-aventurier engagea contre elle un de ces procès politiques qui constituent son arme préférée. La Compagnie des câbles dont le contrat date de 1895 avait déjà dû, en 1900, accepter un compromis désavantageux. Son sort, cette fois, se trouvait entre les mains de Castro et l’on s’attendait bien qu’elle serait condamnée et expropriée. Mais Castro jouait double jeu. En sous-main il négociait avec les grandes sociétés de crédit parisiennes un prêt de 80 millions qui lui permettrait de fonder une banque d’État et d’établir certains monopoles tels que celui des cigarettes. Sachant que le gouvernement français qui donne à la Compagnie des câbles une garantie d’intérêts pourrait peser sur les dites sociétés afin de les rendre favorables à ses projets, Castro avait imaginé de se procurer, par la condamnation prononcée contre la Compagnie, un gage important. Il comptait que, pour éviter la déchéance de la Compagnie et la saisie de son matériel, le gouvernement interviendrait utilement. Nous avions alors à Caracas un simple chargé d’affaires, dont la perspicacité et le savoir faire ne paraissent pas avoir été à la hauteur d’une situation, il est vrai, très complexe et délicate. Il est certain que le prêt de 80 millions n’était pas sans danger et que, sur cette somme, une part assez large serait détournée au profit du président et de ses créatures. Mais du moment que les banques parisiennes avaient décidé d’envoyer au Venezuela trois délégués chargés d’étudier l’affaire, ne convenait-il pas de laisser arriver ces délégués, quitte à leur fournir sur place les renseignements confidentiels propres à éclairer dûment leur religion ? Et puis, même environnée d’aléas, l’opération n’avait-elle pas, au point de vue français, une importance assez grande pour qu’il fut intéressant de la tenter ? C’était en somme la main mise définitive sur les finances du Vénézuéla c’est-à-dire d’un pays deux fois grand comme la France et appelé, nul n’en saurait douter, à un avenir de fabuleuse richesse ? Il semble que M. Taigny ait péché par excès de zèle en prenant sur lui, par les renseignements qu’il fournit, de faire échouer l’entente. Lorsqu’on sut à Caracas que les délégués des banques renonçaient à leur voyage, le président entra dans une colère terrible et sa haine contre M. Taigny ne connut plus de bornes. Il exigea son rappel dans des termes inconvenants, fit saisir les postes de la Compagnie des câbles et expulsa ses agents. Enfin, le 14 janvier, comme M. Taigny était monté dans le port de la Guayra, à bord d’un paquebot français, le paquebot fut cerné par des troupes de police et l’on fit savoir au chargé d’affaires de France, qu’il était désormais considéré comme ayant quitté le territoire vénézuelien et qu’il serait arrêté s’il faisait mine de redescendre à terre.

Que fera la France ?.

À la nouvelle de l’attentat dont M. Taigny venait d’être victime, le gouvernement français fit conduire à la frontière belge le chargé d’affaires vénézuélien. M. Rouvier avait déjà réclamé, quelques semaines plus tôt, le retrait de la note par laquelle le cabinet de Caracas s’était permis d’exiger que M. Taigny fut rappelé. Mais il l’avait fait assez mollement, et pour gagner du temps sans compromettre la dignité de la République, l’ambassadeur de France à Washington avait été chargé de demander au président Roosevelt ses bons offices. Les démarches du ministre américain à Caracas étaient demeurées sans résultat. Non seulement Castro tenait à voir partir M. Taigny devenu son ennemi personnel mais il escomptait alors une guerre prochaine entre la France et l’Allemagne. Son horloge retardait. Son flair était également en défaut s’il pensait obtenir que le cabinet de Berlin prit parti dans une querelle où les intérêts de l’Europe entière, en somme, se trouvaient du côté français. La mission extraordinaire confiée par Castro à M. Gil Fortoul échoua ; en vain, un journal allemand, le Bœrsen Kurier qui avait probablement de bonnes raisons pour cela, entreprit-il une chaude campagne en faveur du Vénézuela. Son apologie resta sans écho. Ce qui montre bien à quel point les têtes étaient échauffées à Caracas, c’est le fait que, le 12 février, Castro porta, dans un dîner, un toast en l’honneur de la victoire de l’Allemagne dans le conflit armé qui allait s’ouvrir. On se trouvait alors en pleine conférence d’Algésiras. Il était sage de la part du cabinet de Paris d’ajourner à plus tard la solution de l’affaire vénézuelienne. Mais ajournement ne doit pas signifier oubli. Ce serait au point de vue des intérêts français une faute capitale de ne pas intervenir. Évidemment la forme de l’intervention est fort difficile à trouver, blocus et saisie d’un port présentant autant d’inconvénients que d’avantages ; mais le « dédain » ne présenterait que des inconvénients. Il est inadmissible que, des années durant, une grande puissance se laisse bafouer de façon aussi ridicule et continue que l’a été la France au Vénézuela.

La disparition du tyranneau, sans fournir de solution, permettrait peut-être d’arriver à un arrangement acceptable mais c’est d’abord s’en remettre à un événement aléatoire. Voici longtemps que l’on annonce la mort prochaine de Castro dont les excès paraissent avoir compromis la santé. Il serait aussi vain d’escompter son trépas que d’attendre un revirement de l’opinion publique assez énergique pour le jeter bas. Ces éventualités sont possibles, probables même ; elles ne sont pas de celles sur lesquelles le gouvernement d’un grand pays peut tabler pour fixer sa ligne de conduite. Quant à la doctrine dite de Drago, du nom de son auteur et qui, présentée au congrès panaméricain de Rio de Janeiro, le sera également, dit-on, à la seconde conférence de La Haye, se retrancher derrière la possibilité de son acceptation par l’Europe constituerait de la part de la France un manque de dignité complet. On sait que, renchérissant sur la fameuse doctrine de Monroë, M. Drago dénie à tout État européen le droit d’intervenir par la force pour obliger un État américain quelconque à remplir des obligations financières contractées par le second envers le premier. Nous n’avons pas à discuter ici cette étrange prétention ni même à étudier le détail des arguments sur lesquels on l’appuie. C’est une affaire amorcée, non résolue et qui peut ne pas l’être de si tôt. La France ne saurait faire dépendre le respect des intérêts d’un grand nombre de ses nationaux et l’observation des égards qui lui sont dus à elle-même de la présentation à un congrès quelconque d’une proposition émanée d’une individualité sans mandat.

  1. Cette remarquable étude parue dans le numéro du 15 mars 1906 donne un aperçu bien détaillé et très complet de l’affaire vénézuelienne que nous tentons seulement de résumer ici.