La Chronique de France, 1906/Chapitre VII

ALBERT LANIER Éditeur (p. 138-157).

vii

LES COLONIES À MARSEILLE

De l’aveu de tous ceux qui l’ont visitée, l’exposition coloniale de Marseille a été pleinement réussie. Il ne saurait être question de passer en revue les principaux événements de l’année 1906 sans mentionner ce succès et sans donner à cette manifestation caractéristique l’attention qu’elle mérite à plusieurs points de vue.

Une initiative provinciale.

Et d’abord par la façon dont elle fut conçue et préparée, au moyen du seul effort des énergies locales, sans le concours ni même les encouragements du gouvernement. Le fait est instructif et nouveau. Pour bien apercevoir quels ont été, en France, les progrès de l’esprit de centralisation, il suffit de se reporter, par la pensée, aux années les plus brillantes du second empire et on se rend compte que, si même les pouvoirs publics l’eussent désiré, rien d’analogue n’aurait pu être tenté alors, tant les ressorts provinciaux étaient détendus, tant dans le corps national, selon un mot terrible mais justifié, les « extrémités étaient froides ». Elles se sont depuis lors singulièrement réchauffées et c’est ainsi que des hommes éminents et zélés comme M. le docteur Heckel, directeur de l’Institut colonial de Marseille et M. Charles Roux, ancien député et président de la Compagnie Transatlantique, ont trouvé, pour seconder leur initiative, tout un chapelet de bonnes volontés éclairées et agissantes. Il est juste d’ajouter qu’à faire cette exposition Marseille avait un intérêt direct et, pour discret qu’en ait paru l’aveu, il ne s’en exprimait pas moins de manière assez visible dans l’arrangement des choses. Les Marseillais, conviant le jeune empire colonial français à se faire admirer dans l’enceinte préparée pour lui, avaient bien l’air de dire aux visiteurs : voilà notre œuvre ; c’est nous qui avons fait tout cela.

Et cette prétention est justifiée sans l’être. Historiquement, ce n’est pas la Provence mais bien la Gascogne et, surtout et avant tout, la Normandie qui ont créé les traditions coloniales de la France. On ne saurait trop le répéter, la colonisation française, la vraie colonisation à la fois conquérante et commerciale, partit de là. Les Marseillais, sans doute, y apportèrent un fructueux contingent ; le goût pour le trafic aventureux se fortifia en présence des débouchés ouverts par d’autres ; les vieux instincts grecs s’étaient suffisamment maintenus sur leur sol pour que l’occasion les développât. Mais il arriva surtout que la création de l’Afrique française et le percement du canal de Suez devenu la route normale vers Madagascar et l’Indo-Chine, firent de Marseille la porte des colonies. Impossible d’y aller ni d’en revenir sans lui rendre visite et sans lui payer, au passage, une sorte de péage à la fois matériel et moral. L’exposition de 1906 qui a permis de constater que les Marseillais avaient mieux su profiter de cette situation qu’on ne le pensait généralement, leur fournit un moyen de rendre plus efficaces encore et plus étroits les liens unissant leurs intérêts à ceux des colonies. En se présentant comme les agents principaux du mouvement néo-colonial en France, ils avaient toute chance de bénéficier plus puissamment des progrès prochains.

Les colonies n’eurent garde de se formaliser de ce petit calcul, d’ailleurs très légitime, et elles firent bien. M. Jonnart, M. Pichon, M. Roume pour l’Afrique — le général Gallieni, M. Augagneur, pour Madagascar — M. Beau, pour l’Indo-Chine, prêtèrent à l’entreprise un concours empressé. Après tout, n’était-ce pas la première fois que s’organisait, en France, une pareille manifestation en l’honneur des colonies ? Jusque-là — politique absurde, du reste — on ne les avait admises aux expositions qu’en annexe et par manière d’amusement surtout. À elles était confié le soin d’égayer les visiteurs au sortir des galeries sérieuses par l’attraction de danses hiératiques ou d’un exotisme culinaire ou théâtral. Cette fois-ci, elles allaient former le centre du tableau et c’était bien le moins qu’on admit la cité qui faisait les frais du cadre à en tirer pour elle-même quelque avantage.

Pittoresque et précision.

Le double souci de l’art et de l’enseignement se reflétait partout. Le bibelot colonial, bon pour attirer et fixer l’attention d’une foule dont l’éducation lointaine n’est pas encore faite, avait été, cette fois, relégué à son rang de superfluité sans valeur. Marseille supposait suffisamment avertis tous ceux qui lui rendraient visite en cette occasion pour qu’on pût leur parler d’emblée le langage désirable et leur fournir des renseignements utiles. Encore voulait-elle que cela se fit en beau style. Les élégances raffinées et complexes de l’art asiatique, les rudesses pesantes et barbares de l’art africain s’opposèrent donc en une symphonie délicate et puissante dont le charme bigarré se refléta dans l’ensemble. Le vieil art provençal, fier de de ses origines classiques, ne fut pas oublié. Ainsi s’élevèrent une série de palais qui n’avaient rien de la banalité habituelle d’une exposition. Quoi que l’on fasse, s’il est déplaisant d’enfermer « l’alimentation », ou bien « l’électricité », ou bien la « métallurgie » dans des colonnades quelconques, il est ingrat de leur construire des demeures dont l’architecture s’approprie à leurs caractères respectifs. Presque tous ceux qui l’ont tenté n’ont abouti qu’à d’inexprimables bizarreries et à des laideurs recherchées. Au contraire, l’Algérie et le Tonkin, la Cochinchine et le Dahomey n’ont pas de peine à dresser des façades où s’expriment les longues hérédités de leur passé en même temps que s’évoquent les particularités bien tranchées de sols et de climats différents des nôtres.

Mais à Marseille le soin de la beauté ne nuisit en rien à la préoccupation pédagogique. « Il n’est pas un pavillon, a écrit M. René Pinon pour la Revue des Deux Mondes qui ne montre, peinte en grosses lettres sur ses murs, une série de chiffres ou de dessins permettant d’apercevoir d’un coup d’œil les dimensions et la population de la colonie, le développement des différentes branches de son commerce, les progrès de la colonisation, de l’industrie, de la navigation. L’on emporte ainsi d’une simple promenade à travers les palais et les pavillons une impression beaucoup plus nette que celle que laisserait l’entassement, si prodigieux soit-il, des richesses coloniales. Le visiteur peut oublier les chiffres, il garde le souvenir des proportions, il prend conscience du magnifique essor des colonies françaises. » Le caractère didactique de l’exposition s’est traduit encore de très heureuse façon par de remarquables publications — non pas des catalogues ou des rapports — mais treize volumes in-8 consacrés à chacune des grandes colonies ainsi qu’à leur flore et à leur faune, à leur exploitation minière, à leur organisation sanitaire, à la législation coloniale, etc… Ces volumes ont tous été écrits par des Marseillais que leur compétence acquise au loin désignait pour traiter l’une ou l’autre de ces questions. Encore une de ces coquetteries du provincialisme qui ont si heureusement distingué cette grande manifestation de vitalité provençale.

Scandaleux silence et facheux oubli.

On pense bien que les Allemands n’ont pas laissé passer l’occasion d’étudier ce splendide raccourcis du nouvel empire français et de réfléchir aux procédés par lesquels il avait été édifié. Ils sont venus en grand nombre et n’ont point ménagé en rentrant chez eux les éloges dont l’entreprise marseillaise leur semblait digne. Il est même survenu un petit incident très curieux et que M. Pinon, dans l’étude que nous venons de citer, n’a pas manqué de relever. La Gazette de Voss ayant, dans une chronique partie de Paris, dénigré l’exposition reçut un avertissement d’allures nettement officielles qu’elle dut publier et qui avait pour but d’inciter les coloniaux allemands à visiter Marseille et à s’instruire en étudiant l’œuvre coloniale française. Il était visible que le gouvernement impérial désirait que l’exposition servît de leçon de choses à ses sujets et n’entendait pas qu’on en diminuât les mérites. Cette attitude contrastait de façon déplorable avec le silence de la presse parisienne, silence dont s’étonnait — naïvement ou malicieusement — le célèbre professeur Schweinfurth de Berlin en présence, disait-il, « d’un événement aussi national que celui-ci ». La leçon, voulue ou non, était malheureusement justifiée.

Un si fâcheux incident jette le jour le plus douloureux sur la mentalité des journalistes fin de siècle qui, n’obtenant pas du comité de l’exposition les subventions réclamées par eux, imaginèrent de la boycotter. On alla même jusqu’à organiser à Paris à l’automne une sorte de grossière contrefaçon, sous le nom d’exposition coloniale, du noble effort tenté à Marseille. Il en résulta que, tandis que les Anglais, les Italiens et surtout les Allemands affluaient dans cette ville, la plupart des Français ignoraient ou à peu près l’importance de la manifestation dont elle était le théâtre. Malgré que vers l’automne, par suite de la visite présidentielle, ces derniers soient venus en assez grand nombre, une admirable et unique occasion d’établir un contact fécond entre la métropole et ses lointaines dépendances se trouva insuffisamment utilisée. Sans vouloir atténuer en rien les responsabilités qui pèsent sur ceux dont la basse vénalité a causé ce résultat, il est permis de regretter que les diverses sociétés créées en France pour encourager le mouvement colonial et dont quelques unes sont prospères n’aient pas organisé autour d’une si belle initiative une active propagande : propagande populaire et scolaire surtout qui n’eût pas amené sans doute une foule de voyageurs mais eut déterminé dans tout le pays un courant de sympathie dont l’œuvre coloniale pouvait profiter ultérieurement. On ne se figure pas l’ignorance des milieux ouvriers et des écoles primaires — instituteurs et élèves — pour tout ce qui touche aux colonies ; leur passé aussi bien que leur présent n’éveillent là aucun écho intelligent et réfléchi ; quelques clichés, quelques jugements tout faits et empreints de cet absolutisme qui découle en général de l’ignorance, voilà tout. L’Exposition de Marseille comme naguère celle d’Hanoï devaient servir de prétexte à un énorme effort vulgarisateur ; il est regrettable qu’on ne l’ait pas compris dans les sociétés coloniales.

Il est impossible, d’autre part, de passer condamnation sur un oubli très choquant qui a été commis par les organisateurs de l’exposition. Ils ont laissé dans l’ombre les premiers créateurs de ce magnifique empire dont ils avaient voulu en quelque sorte réaliser la synthèse. De l’édifice on n’apercevait que les étages successifs ; les assises robustes étaient soigneusement cachées. Or, ces assises avaient été construites par la bravoure et le dévouement des soldats français et cimentées ayec leur sang. Qui s’en serait douté ? On eût dit qu’il s’agissait d’un héritage en déshérence recueilli par la République et dont aucun acte de vigueur n’aurait été nécessaire de sa part pour se faire attribuer la possession. Certes, il est bon de rappeler les lointains souvenirs de Gia Long et de l’évêque Pigneau de Behaine en Indo-Chine, de Beniowski et de Laborde à Madagascar car ils établissent la continuité des titres anciens possédés par la France sur ces distantes contrées mais ce n’est pas une raison pour dissimuler l’énergie de son intervention lorsque, tournée définitivement vers les entreprises coloniales, elle voulut détenir de façon effective et faire prospérer les pays sur lesquels le passé lui avait institué certains droits. La catastrophe terrible de 1870 fit passer sur toute une époque une humiliation de défaite contre laquelle la vitalité nationale tout entière tenta de réagir par l’ardeur et l’intensité du travail. On eut bien surpris les Français de 1875, à quelque parti qu’ils appartinssent, en leur disant, que trente ans plus tard, ils s’appliqueraient à dissimuler les victoires remportées par eux dans l’intervalle. Et de fait, ces victoires ont été si bien dissimulées que c’est à peine si les écoliers en savent le nom. L’une d’elles pourtant est considérée à juste titre par tous les hommes de guerre comme l’un des faits d’armes les plus extraordinaires et les plus remarquables des temps modernes. Il n’est pas un peuple au monde qui, possédant à son actif la fameuse descente de la rivière Min et la destruction de l’arsenal de Fou-Tchéou par l’amiral Courbet ne chercherait à s’en glorifier et à rappeler la valeur de ceux qui prirent part à cet exploit. D’autant que le grand chef qui les dirigeait, aussi soucieux de la vie des hommes que de la gloire de la patrie, atteignit ce jour-là le résultat le plus considérable puisqu’il mit fin à la guerre et consacra la possession de l’indo-Chine — avec un minimum de pertes, un minimum qui, croyons-nous, n’avait jamais été atteint en aucun temps et par aucune nation. Cette particularité aurait pu peut-être faire supporter par les pacifistes outranciers le rappel à Marseille de ces deux noms inoubliables : Fou-Tchéou et Courbet, Combien d’autres, revêtus d’une gloire moins étincelante, auraient été dignes pourtant d’y figurer en bonne place et quel hommage ne devait-on pas en cette circonstance chercher à rendre à tous les petits soldats obscurs tombés au champ d’honneur, ouvriers du grand œuvre dont on célébrait précisément les féconds résultats.

La visite présidentielle et le congrès colonial.

Le chef de l’État sur lequel très certainement une certaine pression fut exercée pour qu’il n’allât pas à Marseille, comprit que c’était à lui à déjouer la trame d’un inavouable complot ; et il consacra à l’exposition son premier voyage officiel. Dès lors, on fut bien obligé d’en parler. Il était un peu tard, il est vrai ; septembre déjà à demi-écoulé ne permettait plus l’exode national qu’il eût fallu déterminer ; mais, comme dit le proverbe, mieux vaut tard que jamais. M. Fallières, par le soin qu’il apporta à l’examen détaillé de l’exposition et plus encore par le langage qu’il sut tenir, fit de son mieux pour réparer l’injustice commise. Mais lui non plus n’osa point rappeler le rôle joué par l’armée dans l’entreprise coloniale. S’il l’avait fait, sa harangue eut contenu une parfaite synthèse des sentiments que devaient évoquer, des résolutions que devaient dicter les spectacles suggestifs et réconfortants amassés dans l’enceinte de l’exposition.

L’importance de sa démarche se trouva doublée en quelque sorte par la réunion du grand congrès colonial qui s’assembla au même moment. Les discussions approfondies auxquelles ce congrès donna lieu eurent du retentissement dans les milieux politiques et on peut espérer qu’elles seront le point de départ d’un sérieux mouvement de réforme. D’abord en ce qui concerne le régime douanier : celui que la France a jusqu’ici imposé à ses colonies dépasse vraiment les bornes de l’inexpérience et de la naïveté. En émettant le vœu que « le principe faux de la subordination économique des colonies à la métropole soit abandonné » et que chaque colonie puisse « revendiquer les mesures et taxes qu’elle juge le plus favorables au développement de sa richesse » le congrès de Marseille a proclamé une vérité certaine mais que les chambres de commerce elles-mêmes n’avaient pas jusqu’ici apporté beaucoup de zèle à faire triompher. Cette fois-ci, la Chambre de commerce de Marseille s’étant prononcée nettement, son exemple sera sans doute suivi et ce sera toujours cela de gagné. La question des rapports entre colons et indigènes a naturellement provoqué de longs débats. Tout le monde partageait en principe les vues du président Fallières répudiant « ce que la contrainte a de répugnant et de misérablement stérile » en matière de gouvernement colonial. Cette formule est excellente en ce qu’elle marque des limites certaines entre la faiblesse et la bienveillance mais ce n’est qu’une formule. Quand il s’agit de passer à l’application pratique, les avis de détail se divisent et s’opposent. M. de Lanessan a repris avec succès sa thèse favorite relativement à l’Indo-Chine ; il déplore de voir substituer l’autorité de fonctionnaires français dont l’accroissement numérique est la source de charges financières exagérées à celle des lettrés et mandarins indigènes tout prêts aujourd’hui à administrer loyalement au nom de la France et sous son autorité. Cette idée est absolument juste et il est très regrettable que le gouverneur actuel de l’Indo-Chine ne s’en soit inspiré que dans ses discours et nullement dans ses actes. La défense de cette même Indo-Chine a fait l’objet de rapports intéressants. Il semble que doive triompher le principe de ne pas multipUer les points d’appui de la flotte, de les réduire à deux — le cap Saint-Jacques et Haïphong par exemple — en y concentrant toutes les ressources, et de confier la protection des côtes à une défense mobile. Les points d’appui nombreux et médiocrement armés et approvisionnés ne sont que des proies faciles offertes à l’ennemi et propres à être transformées par lui en bases d’opérations à terre. Relativement à l’armée indigène, le général Famin, directeur des troupes coloniales a demandé que les Indo-Chinois soient admis à parvenir jusqu’au grade de capitaine, ainsi que cela a lieu pour les troupes d’Afrique ; actuellement, ils ne peuvent aller audelà du grade de sous-lieutenant. Le congrès enfin s’est doctement occupé des problèmes agricoles. On a beaucoup fait à cet égard mais il reste encore bien plus à faire. Les richesses des cultures tropicales et des essences forestières, une fois que les méthodes appropriées auront été dûment appliquées à leur production et à leur exploitation, dépasseront toute idée. Ce sont ces méthodes qui font encore défaut. On a procédé au début — et cela était naturel — d’une façon empirique et désordonnée : l’heure est venue de s’organiser définitivement.

La République impériale.

Un des visiteurs les plus acclamés de l’exposition de Marseille a été le nouveau souverain du Cambodge, le roi Sisowath. Après les Marseillais, les Parisiens se sont beaucoup amusés de sa présence, de ses beaux costumes et de son corps de ballet. Sisowath a été si bien fêté partout où il a passé qu’il a pu se croire l’homme le plus populaire de France. Aussi est-il reparti enchanté et a-t-il remporté chez lui, avec l’impression de la puissance française, la certitude des bons sentiments dont on était animé à son égard et à l’égard de son pays. C’est là, semble-t-il, un double résultat qui n’est pas à dédaigner. Ce voyage, bien entendu, n’a pas été approuvé par tout le monde et certains fonctionnaires, imbus des anciens errements, ne s’étaient pas fait faute de le déconseiller. Ils auraient admis la venue de Sisowath en France s’ils avaient été assurés qu’on l’y recevrait durement et qu’on ne cesserait de faire défiler devant ses yeux le plus de canons possible mais ils devinaient bien que l’accueil serait extrêmement cordial et ils pensaient qu’au retour le monarque et ses ministres obéiraient moins facilement à leurs injonctions ; c’était, en somme, la vieille politique opposée à la nouvelle ; celle-ci triompha et le roi du Cambodge put accomplir, à ses frais d’ailleurs, le voyage tant désiré par lui et dont il sollicitait ardemment l’autorisation.

Le spectacle que fournit sa venue est fait pour éveiller quelques réflexions d’un ordre plus élevé. Un pareil spectacle, en effet, n’avait pas été donné au monde depuis le temps de la république romaine. En ce temps-là, des rois protégés venaient au Capitole s’incliner devant les représentants élus de la République ; la pompe de leurs costumes exotiques contrastait avec les symboles austères du pouvoir collectif et, sans doute, la foule égayée saluait leur passage par des rumeurs amicales. On trouve cela très beau dans l’histoire ; on saisit l’ensemble impressionnant de cet hommage rendu par les souverains barbares au progrès civilisateur. Pourquoi donc se priver d’admirer dans la réalité ce que l’on admire dans les livres ? Alphonse xiii, Édouard vii, Victor-Emmanuel iii ont défilé justement acclamés dans les rues de Paris. Mais cela ne valait pas le roi Sisowath se rendant à l’Élysée pour saluer M. Fallières car derrière lui marchait la figure de la France étendant sur toute une portion de l’univers le geste de son intervention féconde.

Elle « protégeait », elle aussi, la grande république romaine. Mais sa protection était rude et dépourvue de sécurité. La dureté antique en imprégnait toutes les manifestations. Le prince protégé se sentait à la merci d’un revirement politique ou d’une lutte de parti. On froissait d’ailleurs, sinon ses croyances, du moins ses habitudes. Le moindre incident lui rappelait sa position de vaincu et toutes sortes d’humiliations payaient l’ordre, la justice et la prospérité introduits dans ses États par les armes et l’administration romaines. Or on peut demander au roi Sisowath s’il se sent humilié et s’il est inquiet pour l’avenir de sa dynastie. Son avènement s’est opéré dans les formes et selon les rites prescrits par les lois cambodgiennes. Il est monté sur un trône affermi pour régner sur un territoire récemment agrandi et sur des populations tranquilles et satisfaites. Son voyage s’est accompli au mieux de son agrément et de sa dignité. On lui a rendu les honneurs protocolaires et les autorités de la métropole ont rivalisé envers lui de bienveillance et d’aménité. La République française a donc singulièrement humanisé les procédés de son illustre devancière sans leur rien enlever de leur force efficace.